Chercheuse postdoctorale à l’Université de Louvain-la-Neuve (Belgique), Audrey Lasserre a reçu le 2e Prix de Thèse 2015 de l'Institut du Genre pour sa thèse intitulée "Histoire d’une littérature en mouvement : textes, écrivaines et collectifs éditoriaux du Mouvement de libération des femmes en France (1970-1981)" soutenue en décembre 2014 à la Sorbonne Nouvelle.
- Pouvez-vous présenter votre parcours universitaire ?
Après un master 2 de Littérature et civilisation françaises, mon projet de thèse m’a permis de bénéficier d’une allocation de recherche (c’est à dire d’un financement) à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 pendant trois ans. Dans le même temps, j’ai préparé et soutenu un Master 2 d’Histoire, Sociologie et Droit, Option « sexes et sociétés », à l’Université Paris 7. J’ai ensuite été ATER, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, toujours pour le
département de Littérature et Linguistique Françaises et Latines (LLFL) de la Sorbonne Nouvelle. Mon parcours professionnel universitaire s’est par la suite enrichi de la direction d’une école de journalisme et de la coordination d’un projet de recherche consacré à l’animalité en littérature, subventionné par l’Agence Nationale de la Recherche et dirigé par Anne Simon, chercheuse au CNRS. Qualifiée aux fonctions de Maîtresse de conférences, je suis actuellement professeure de littérature au sein de plusieurs universités américaines à Paris et chargée de cours en littérature française au
département LLFL. J’enseigne en particulier depuis quelques années pour le service d'
Enseignement numérique et à distance, qui permet à des étudiant.es du monde entier de suivre leur enseignement dans une salle de classe virtuelle.
- Vous venez de recevoir le 2e prix de la thèse sur le genre 2015 attribué par le GIS Institut du Genre, pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail ?
La thèse que j’ai soutenue en décembre 2014 « Histoire d’une littérature en mouvement : textes, écrivaines et collectifs éditoriaux du Mouvement de libération des femmes en France (1970-1981) » est le fruit de nombreuses années de recherche durant lesquelles j’ai fait le choix de mener à bien l’écriture d’une histoire littéraire inédite.
Elle s’appuie sur un vaste corpus constitué des textes de plus d’une trentaine d’écrivaines et d’une vingtaine de collectifs éditoriaux. Les sources consultées pour retracer cette histoire comprennent aussi bien des publications, des archives publiques et des témoignages en image que des transcriptions, des entretiens inédits menés dans le cadre de la thèse, et des archives privées qui m’ont été confiées tout au long de ces années. La méthode d’histoire littéraire que j’y ai élaborée me semble constituer, plus qu’une simple voie suivie, le premier achèvement significatif de la thèse. Il existe un lien intellectuellement fort entre le parcours qui a été le mien et la méthode que j’ai façonnée. Diplômée de littérature et civilisation françaises (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3) mais également d’histoire, sociologie, droit avec une spécialisation en études de genre (Université Paris 7), j’ai construit une approche spécifique du texte littéraire au prisme du genre, dont témoigne la thèse que j’ai défendue et les publications que j’ai données depuis le début de mes recherches.
Mon histoire d’une littérature en mouvement est celle des écrivaines réunies par leur participation au politique (la lutte des femmes), mais c’est aussi une histoire des textes (poèmes, récits, essais, articles, chansons, chroniques, etc.) que je propose interrogeant le lien éventuel entre genre et genres littéraires. C’est, en supplément, une histoire des rôles et fonctions des collectifs éditoriaux : j’y inclus donc une étude des revues, dont l’importance est certainement un des traits littéraires distinctifs de la décennie, mais également les collectifs qui permettent aux textes d’être diffusés et par là-même à certaines esthétiques de voir le jour et d’être encouragées.
J’ai ici retracé, pour la première fois, l’histoire des écrivaines féministes matérialistes en lien avec leur production littéraire de l’époque, tout en proposant une histoire renouvelée des positions différentialistes, en particulier de l’émergence et de l’évolution de l’écriture féminine, sans verser dans l’hagiographie littéraire ou à l’inverse dans le procès à charge. J’envisage ensemble ces deux courants intellectuels et politiques, chacune de ces écrivaines, chacun de ces textes, pour présenter une histoire qui leur est commune celle du Mouvement des femmes, afin de faire apparaître avant ou avec leur antagonisme qui semble souvent indépassable, un esprit d’époque. La thèse enrichit ainsi l’histoire des féminismes, particulièrement des féminismes de la deuxième vague en proposant de considérer, comme je l’écris en introduction de la thèse, aussi bien la manière que la matière littéraire.
Enfin, il me semble que ce travail ajoute un élément nouveau de réflexion à l’histoire des rapports entre littérature et politique, par le lien posé entre littérature et féminisme tout d’abord, mais également par le lien interrogé entre militantisme et littérature. La thèse contribue notamment à l’histoire des avant-gardes en proposant de voir comment et pourquoi le Mouvement des femmes peut être considéré comme tel. En ce sens, l’étude de textes perçus comme réformistes et d’arrière-garde, mais tout aussi cruciaux dans cette histoire puisqu’ils ont joué un rôle de diffusion des idées et des formes radicales, constitue également un des apports de ce travail.
Il m’a toujours semblé que si une thèse en littérature, du moins une thèse en histoire littéraire, souhaite contribuer d’une façon ou d’une autre à sa discipline et à une réflexion plus générale en sciences humaines, elle se doit d’interroger la définition même de son objet. C’est à ce principe que j’ai souhaité me conformer en redoublant la question posée par tout un mouvement de femmes à la littérature elle-même.
Dans le prolongement de la thèse que je suis en train de remanier pour sa publication aux Presses universitaires de Lyon, et qui sera accompagnée d’une anthologie des textes littéraires de la période, je contribue à l’organisation scientifique du
Festival international des écrits de femmes qui aura lieu en octobre 2016 et sera consacré pour sa 5e édition aux « Féminismes ».
En septembre dernier, j’ai déposé deux demandes de financement (2016-2018) pour mes recherches, l’une auprès de la commission européenne dans le cadre de la bourse Marie Sklodowska-Curie et l’autre auprès du Programme postdoctoral Banting au Canada pour un projet consacré à la littérature transnationale d’expression française, afin d’étudier les influences, rencontres et collaborations des écrivaines féministes de Belgique, de France, du Québec et de Suisse dans les années 1970 et 1980.
Mes travaux portent en ce moment sur la critique féministe, en particulier philosophique. Après avoir donné un premier texte sur « Françoise Collin et la question de l’écriture », je prépare avec Jean-Louis Jeannelle (Université de Rouen – IUF) les actes du récent colloque que j’ai organisé avec lui et qui a réuni une vingtaine de spécialistes de toutes les disciplines : Se réorienter dans la pensée : femmes, philosophie et arts, autour de l’œuvre de Michèle Le Doeuff (à paraître en 2016).
- Quels conseils donneriez-vous aux étudiants de la Sorbonne Nouvelle ?
Pour répondre au pied de la lettre, d’abord, si elles/ils le souhaitent, de se dire étudiant.es, c’est à dire de prendre position pour un usage non sexiste de la langue. L’écrivaine Marie Darrieussecq a récemment raconté dans Libération («
Ringards sur le monde », 09/10/2015) qu’une de ses jeunes amies australienne avait été « choquée » de la « carte d’étudiant(e) » qu’elle venait d’obtenir à la Sorbonne, le e du féminin étant mis entre parenthèse. Mais Marie Darrieussecq a aussi rappelé que sa propre « carte d’étudiant », dans les années 1990, « était au masculin d’évidence, au masculin universel du “neutre” ». C’était encore le cas dans les années 2000 lorsque j’ai commencé mes études. Et ainsi, si je devais donner à celles et ceux qui me lisent un conseil, je leur dirais, pour le langage comme pour leurs recherches et leurs pensées, d’éprouver leur capacité et leur liberté propre, sans craindre de contrevenir à ce qu’on leur présente comme la norme, car ainsi que l’écrivait l’écrivaine George Sand en 1863 « chaque esprit un peu sérieux porte en soi sa propre Académie ».