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Vu du génie

Vu du génie - Hubert Camus

Aimer, « c’est regarder ensemble dans la même direction »
Antoine de Saint Exupéry

J’ai tout vu. Ça a commencé peut-être vers neuf heures du matin, j’étais encore tout endolori. Une belle journée d’hiver se levait sur Paris. Le soleil, se levant lui aussi à peine, est venu caresser mon corps doré et m’a annoncé un ciel bleu. J’ai tout vu. C’est-à-dire : je n’ai quasiment rien vu, je n’ai vu que la toute petite partie d’une réalité bien plus massive. Mais j’en ai assez vu pour imaginer. Pour savoir.

À cette heure, un dimanche, il y a habituellement très peu de monde. Les touristes dorment encore et il n’y a guère que les plus courageux pour aller au marché. Mais ce matin là, j’ai senti qu’il se passait quelque chose. Les yeux encore fatigués, il m’a semblé voir des dizaines de passants marcher tous ensemble dans la même direction. Au bout de quelques minutes, il a fallu me rendre à l’évidence : à force de dizaines de personnes, ils étaient des centaines. Calmement, silencieusement, ils marchaient.

Les heures ont passé et les centaines de passants avec. C’était un flot ininterrompu. Alors que le matin ils empruntaient tous le boulevard Beaumarchais (« sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur », a-t-il écrit), ce n’était plus suffisant : chaque boulevard, chaque rue prenant naissance ou finissant à mes pieds se noircissait de monde. Qu’est-ce qui pouvait bien faire ainsi se déplacer les Parisiens ? Mon regard porte loin et où qu’il se tourne, il ne voit que des Parisiens devenus nuée. Je suis toujours le dernier informé de ce qu’il se passe – mais le mieux informé, grâce à mon point de vue.

À quand remonte la dernière fois que j’ai vu autant de monde ? Je ne sais même pas. Mon regard étant à quasiment cinquante mètres de haut, j’ai du mal à discerner les manifestants. Alors je ferme les yeux et j’écoute mon coeur, qui bat au rythme de la France. Rousseau a écrit : « je sens mon coeur et je connais les hommes ». J’ose dire que moi aussi. Voilà ce que je ressens chez tous ces hommes et toutes ces femmes qui vont d’un même pas : du chagrin, de la peur et de l’enthousiasme. Oui, ils sont enthousiastes : ils ont été meurtris auplus profond d’eux-mêmes mais ils sont enthousiastes, car rassurés de voir qu’autour d’eux sont des milliers d’autres français qui se sont levés. Ils ont du chagrin pour ce qu’on leur a attaqué, car c’est leur identité qui a été ciblée. Ils ont peur d’être à nouveau attaqués. Et pourtant, ou plutôt : et justement, car ceci n’est plus un paradoxe chez nous depuis bien longtemps, ils réactualisent et donnent un nouveau sens à ce que peut être la liesse. Voilà ce que je ressens, en ce dimanche de janvier 2015 place de la Bastille.

J’ai dit qu’ils prenaient tous le boulevard Beaumarchais et ses rues adjacentes. C’est donc qu’ils vont place de la République. Je suis la colonne de Juillet, je suis le Génie de la Bastille. La nuit, à l’heure où Paris est déserte, à l’heure où nous ne sommes plus que des masses sombres, nous communiquons entre nous à voix basse. Tous : de ma petite soeur Marianne place de la République à l’arc de Triomphe place Charles de Gaulle – Étoile en passant par le Triomphe de la République place de la Nation, nous délibérons. C’est la voix grave des révolutions, de l’unité et de la République qui passe sous terre et dans les airs.

Marianne fut la première à s’étonner : mercredi soir, alors qu’elle s’apprêtait à s’endormir, elle a été surprise par une foule s’étant donné rendez-vous à ses pieds. Nous y sommes habitués, mais elle a dit que cette fois c’était différent. De manière générale lorsque l’on entend des pas s’approcher de nous on s’attend à des messages contestataires, à des revendications. Mercredi soir, jeudi soir et dimanche toute la journée, ce n’était pas cela. Mercredi soir Marianne a vu s’attrouper des milliers de personnes, ne criant pas et pour beaucoup laissant une chandelle brûler toute la nuit. Elle aussi a sondé son coeur. Quand nous lui avons demandé ce qu’il se passait elle n’a pu que nous répondre : « c’est une évidence ». Ces milliers de Parisiens s’étaient retrouvés là mercredi soir parce que c’était une évidence. À l’heure où après une journée de travail on n’attend que de rentrer chez soi, ce jour-là, ils devaient manifester leur présence. Rien de plus – mais c’est énorme.
 
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J’ai été édifié entre 1835 et 1840, on m’a inauguré pour célébrer le dixième anniversaire de la révolution (de 1830, donc ; je n’ai pas connu celle fondatrice). J’ai été édifié, à proprement parler, sur les corps des révolutionnaires des 27, 28 et 29 juillet 1830. À quelques dizaines de mètres sous mes pieds se trouve une nécropole où ils reposent, ainsi que196 autres morts pendant la révolution de 1848. Pour mon inauguration, Hector Berlioz a composé une symphonie. Pendant la Commune, les républicains se retrouvaient autour de moi. C’est dire, avec tout cela, si je représente la France. Ce n’est pas un hasard si les français se donnent rendez-vous place de la République ou place de la Bastille : ils inscrivent leurs désirs dans la lignée de ceux qui sont morts pour eux, le jour-même ou trois siècles auparavant. Mercredi 7 janvier 2015 des français sont morts suite à un attentat ; c’est tout naturellement que les survivants, pleins de chagrin, de peur et d’enthousiasme pour défendre leurs idées, se sont recueillis place de la République et sur les corps des révolutionnaires. Certaines circonstances, sans faire oublier leurs différences aux français, leur rappellent le lien essentiel qui les unit.

C’est en grande part symbolique. Lorsqu’en juillet 1789 la prison de la Bastille a été détruite, elle ne comptait que sept détenus. Mais elle existait depuis le XIVe siècle et elle symbolisait un pouvoir royal absolu, celui des lettres de cachet. Ce n’est pas, ou pas seulement la prison qui a été détruite : c’est ce qu’elle symbolisait. Mercredi 7 janvier, douze personnes ont été abattues. Les heures et les jours suivants, des millions de français se sont mobilisés pour défendre la liberté d’expression, la démocratie, la république ; la France. Cette manifestation aussi était symbolique ; mais c’était une évidence, et quel symbole !

De la mobilisation spontanée à la manifestation organisée, j’ai vu des milliers de personnes. Je n’étais pas sur le trajet reliant Marianne au Triomphe de la République ce dimanche mais ils étaient si nombreux que le cortège ne pouvait pas les contenir. Ils étaient si nombreux que je ne pouvais pas les compter. Ils étaient si nombreux et si calmes… Chacun avait ses raisons pour se déplacer et j’ai été ému, profondément ému, lorsque j’ai entendu La Marseillaise. On la chante rarement et quand on le fait, on la hurle parfois comme un mot d’ordre. Dimanche, ce n’était pas le cas. Dimanche, la Marseillaise a retrouvé son esprit : celui de l’unité et celui du combat. Dimanche, la Marseillaise n’était pas vociférée : elle était murmurée sans voix discordante, chaque mot en était pesé. J’en ai tremblé. Oui, j’ai vu les enfants de la Patrie. Oui, parce que jusque dans leurs bras on a égorgé leurs fils ils ont marché. Oui, contre l’antique esclavage et les ignobles entraves ils ont marché. Oui, contre les 3 cohortes étrangères qui feraient la loi dans leurs foyers ils ont marché. Oui, contre les tyrans et les despotes ils ont marché. Oui, pour l’amour sacré de la Patrie et la liberté ils ont levé un bras vengeur – armé d’un stylo. Oui, parce qu’unis tout est possible, oui parce que les vils ennemis sont toujours là ils ont marché et ils ont chanté. Non, contre le sang versé le 7 janvier ils n’ont pas répondu par un appel à plus de sang. J’ai tout vu.

J’ai vu des hommes et des femmes de tout âge et de toute condition oublier leurs différences pour incarner ensemble un seul symbole : la France. J’ai vu ce que je n’avais jamais vu : j’ai vu la foule se fendre pour laisser passer la police. J’ai entendu la foule reprendre un unique mot d’ordre à leur passage : merci. J’ai vu des hommes et des femmes s’approcher timidement pour les embrasser. Au commissariat du 4e arrondissement juste à côté, devant la porte, quelqu’un a déposé une fleur en mémoire du policier abattu. Je suis peut-être fait de bronze, mais pas mon coeur : une larme s’est écrasée sur le sol.

Au sol, les français ont franchi allègrement mes barrières de clôture. Ils l’ont enjambée, comme ils ont mis un bandeau au bras de Marianne et comme ils ont adjoint un crayon monumental à son allégorie de la liberté. Les français se sont emparés des symboles de leur république pour rappeler à quel point ils y tiennent. C’est en ce sens qu’ils ont passé ma palissade, et je les en remercie. J’aurais aimé qu’ils pussent également gravir les cent quarantemarches qui mènent à mon balcon. Que n’auraient-ils vu, ainsi que moi !

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J’ai de la chance : à peu de choses près j’aurais été un éléphant et non un génie. Rappelez-vous : Napoléon voulait édifier un éléphant militaire à l’antique. On se serait crus dans Salammbô. Mais qui lit encore ce roman de Flaubert ? On lui préfère Madame Bovary pour sonder notre âme ou la magnifique Éducation sentimentale pour comprendre l’histoire et la place que l’homme y occupe. Un éléphant aurait étrangement symbolisé la France ; alors que moi ! il suffit de voir depuis 1840 combien souvent on se réclame de ma figure.

J’ai vu aussi des affiches. Certaines proclamaient, en blanc sur fond noir ou au feutre sur un carton, « je suis Charlie ». D’autres annonçaient « je suis juif ». D’autres encore affirmaient « je suis flic ». Toutes disaient : « je suis français ». Pas forcément comme nationalité, certainement pas avec un esprit partisan (pas ce jour-là ; demain) mais comme héritage culturel et intellectuel. Ce jour-là, la France est redevenue internationale. Que signifiait « être Charlie » le 11 janvier 2015 ? Seul l’avenir le dira : je représente une partie de notre héritage, je sais combien la France peut être forte en son sein et à l’extérieur, mais je ne suis pas devin : « je suis Charlie » signifiera ce que les français voudront a posteriori, collectivement j’espère, que ça signifie.

Le 11 janvier, chacun savait ce que manifester signifiait pour lui. J’ai dit que les affiches étaient différentes, et tous n’en portaient pas ; c’est qu’ils ne se reconnaissaient pas entièrement dans un « je suis… » ou un autre. Ils se reconnaissaient, en revanche, dans le corps qui prenait forme à Paris, en province et à l’étranger. Ils craignaient peut-être aussi que passée l’unité du 11 janvier les querelles reprennent au nom d’une récupération politique ou idéologique. Ce sera le cas, ce sera forcément le cas – et certains n’ont pas attendu beaucoup pour s’y livrer. Mais ce sera aux français de savoir ce qu’ils veulent : se laisser faire, suivre une interprétation plutôt qu’une autre ou rester vent debout : car ce qu’ils ont engendré le 11 janvier ne pourra pas leur être enlevé. À eux de voir si cette manifestation sera « simplement » historique ou si elle marquera un tournant dans l’histoire, si elle fera figure d’acmé ou de début. À eux de voir si cette mobilisation leur suffira ou si elle ne sera qu’un élément déclencheur. Ils connaissaient les risques qui planaient sur nous mais n’y croyaient pas, ou si peu ; ils en sont maintenant conscients, à eux d’en faire ce qu’ils veulent. On pourrait croire que depuis ma tour d’argent, ou colonne de juillet, je suis indifférent à ce qui se passe. Certes je ne me mets pas sous les projecteurs mais depuis ma cinquantaine de mètres de hauteur j’ai une vue sans pareil, je suis les événements et les commente avec mes camarades-monuments.

 
 
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Aux alentours de dix-huit heures, alors que le rassemblement était censé avoir fini, des milliers de Parisiens ont continué de converger vers moi. Ce n’était pas fini. Ils étaient si nombreux (des millions) que beaucoup n’ont jamais pu atteindre le cortège. Alors, comme ils le font à chaque fois que nécessaire, ils se sont rassemblés pour rester tous ensemble hors du parcours officiel. Tandis que la nuit était tombée depuis longtemps ils étaient toujours là, à veiller sur les valeurs de leur France. À montrer au monde, tant celui de la terreur que celui de la démocratie, qu’ils étaient là et ne comptaient pas se laisser faire. Marianne, le Triomphe et moi-même n’avons pas dormi de la nuit mais ça n’avait pas d’importance : seul comptait le fait d’avoir vu autant de français main dans la main, regardant le présent et se remémorant le passé pour construire le futur.

J’ai tout vu. Je suis le génie de la Bastille, les Français sont le génie de la France, la Bastille est leur histoire et leur avenir. Nous sommes Charlie, policiers, juifs ; nous sommes la France, et on n’a encore rien vu.
 

mise à jour le 29 avril 2015


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