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VINCI / Ouvrez l’œil (Vincent JUGE)

Notice


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Léonard de Vinci, La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, dit La Sainte Anne, 1503-1519. Paris, musée du Louvre.
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Comment évoquer en quelques lignes l’œuvre monumentale de Léonard de Vinci (1452-1519) et la prodigieuse richesse d’une vie qu’il semble impossible de résumer ? Le peintre le plus connu de toute l’histoire de l’art restera toujours, en raison même de l’incommensurabilité de sa vie et de son génie, en partie incompris par les ressources de notre entendement humain, trop humain. On peut tout de même essayer d’esquisser quelques éléments factuels pour pouvoir simplement situer sa production dans le temps et prendre la mesure de son exceptionnelle trajectoire dans l’histoire de la peinture.
Né en 1452 à Vinci, en Toscane, Léonard est l’enfant naturel d’une paysanne et d’un notaire. Son enfance est marquée par la présence affectueuse de sa grand-mère qui l’éduque et dont il se souviendra pour sa Sainte-Anne. Dans l’atelier de Verrocchio, à partir de 1464, le jeune Léonard trouve un lieu pour faire son éducation artistique et commencer à exprimer son talent. Après avoir quitté cet atelier pour prendre son indépendance en 1482 vient le temps de développer de nouveaux dons : la musique, la sculpture, mais aussi l’ingénierie militaire, l’architecture, la cartographie, la botanique, la physique, l’optique, les mathématiques, la poésie, l’astronomie… Il fut tour à tour au service du duc Ludovic Sforza (1482-1499), de César Borgia (1500-1502), de Louis XII (1506-1511), de Julien de Médicis (1514-1516) et de François Ier auprès duquel il meurt (1516-1519). Soulignons simplement que Léonard de Vinci incarne mieux que quiconque l’idéal de l’homme universel, à la fois tourné vers les aventures et les aspérités de la vie, et vers les savoirs et les subtilités de l’esprit. Cette synthèse de la vie et de l’esprit trouve, me semble-t-il, l’une de ses plus belles expressions dans La Sainte-Anne.


Compte rendu (janvier 2023)


C’est un instant suspendu, de ceux qui n’auront jamais fini de s’écouler. Un instant d’amour, loin de nous de deux millénaires, représenté par Léonard de Vinci il y a plus de cinq siècles, et qui continue pourtant de nous captiver, de nous absorber, de nous bouleverser. C’est un instant de grâce. Et pourtant la durée condamne cet instant à rester éphémère, elle condamne cette seconde, ce presque-rien à céder la place à des lendemains moins heureux. Cette suspension n’est rien d’autre que la rencontre nécessaire entre l’éternité et la précarité de l’instant. Ce paradis presque perdu n’en est que plus beau ; car qu’est-ce que la gravité qui transforme le plaisir en bonheur, qui donne de la profondeur à la joie, sinon la conscience intime de notre mélancolie et de nos regrets à venir ?

Au bord du ruisseau, une famille prend le temps de s’aimer : une femme aux cheveux grisonnants, assise sur la rive, les pieds nus sur les galets, porte sur ses genoux une autre femme, sa fille, et la regarde avec tendresse. Cette deuxième figure porte son regard et ses deux bras, toute sa personne, tout son être, vers un enfant nu, à droite, debout sur le sol, qui serre un agneau contre lui, la tête tournée vers sa mère. Leurs regards se croisent, leurs sourires se répondent, ils se sont compris. Ils ont accepté, dans un échange muet qui dit plus que les mots, la destinée tragique qui les attend. Les bras de la Vierge enlacent le corps chétif de l’enfant Jésus, sans doute ont-ils autrefois tenté de le retenir, peut-être le laissent-ils aujourd’hui s’en aller. Déjà celui-ci est descendu sur Terre, a embrassé la Passion symbolisée par l’agneau et s’en va vers son sacrifice. Sainte-Anne, la mère de la Vierge, personnification de l’Eglise, veille sur cette scène et constate sereinement que sa fille a accepté le sort du Christ.

Cette préscience de la sainte famille est un élément topique des représentations de l’enfance de Jésus-Christ : qu’on pense par exemple à l’expression déchirante de la Madone du Livre de Botticelli ou au regard perdu dans le vague de la Madone de Bruges de Michel-Ange.
 

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Sandro Botticelli, La Madone du livre, 1480. Milan, musée Poldi Pezzoli.
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Michel-AngeI, Madone de Bruges, 1501-1504. Bruges, Église Notre-Dame de Bruges.
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Ce qui frappe ici, c’est l’art avec lequel Léonard de Vinci articule cette résignation avec une énergie et un dynamisme qui traverse la toile : la sérénité ne se transforme pas en désespoir parce qu’elle échappe au piège mortifère de la fixité, et cette représentation de l’acceptation suggère encore le mouvement au moment-même où elle le suspend. Cet équilibre vibrant associe l’échange entre l’enfant et sa mère, à la fois mouvant et émouvant, vecteur de dynamisme, et la présence imperturbable de la Sainte Anne ; c’est de son visage représenté de face, de ses yeux baissés vers le profil de sa fille, de son sourire mystérieux, de la dignité de sa stature que viennent la force et la sérénité de la composition. Son corps devient en effet une ligne d’ancrage verticale à partir de laquelle se déploie, en diagonale, vers la droite du tableau, le cercle dynamique des regards croisés et des bras tendus de la Vierge vers son fils. Comme l’écrit Paul Klee dans sa Théorie de l’art moderne, la configuration de la Sainte-Anne est « née du mouvement, elle est elle-même mouvement fixé et se perçoit dans le mouvement ». Tranquillité et vitalité, équilibre et dynamisme, équilibre tranquille accompli dans et par le dynamisme vital : voilà la synthèse qui, dans la vie, forme l’instant de bonheur, et qui est ici génialement exprimée dans la composition picturale par Léonard de Vinci.

Le groupe familial se détache sur un paysage ocre-jaune. La terre de ce second plan semble stérile, en dépit de la présence d’un arbre qui pousse au loin, à droite de l’enfant. Cette manière d’installer les protagonistes dans un paysage où domine le minéral n’est d’ailleurs pas sans rappeler La Vierge aux rochers du même peintre. Les teintes brunes de ce second plan contrastent (et ce d’autant plus depuis la restauration du tableau en 2012) avec celles de l’arrière-plan dans lequel se confondent les bleu azurs des montagnes et du ciel, au loin. Cette confusion caractérise les techniques du sfumato et de la perspective atmosphérique chères à Léonard : la profondeur est marquée par des dégradés de bleus et par l’indétermination croissante des contours.


Léonard de Vinci, La Vierge aux rochers, 1483-1494. Paris, musée du Louvre.
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Profondeur géographique, certes, mais également profondeur spirituelle. En effet, l’effacement des contours, le sfumato atténuent aussi le modelé des visages des membres de la famille. C’est de là que vient l’indétermination énigmatique de leur expression et de leur sourire, l’indécision de ce moment de bonheur si intense, si profond, si vibrant et qui pourtant est déjà happé par la conscience intime des calamités futures. Ces personnages semblent incarner l’énigme de l’instant que Paul Klee (encore lui) caractérisait dans son Tägebucher (1898-1918) : « je suis insaisissable dans l’immanence ». Insaisissables dans l’immanence, les visages des membres de la Sainte-Anne le sont, puisqu’ils manifestent à la fois une intense volonté d’adhérer au moment terrestre et la dissolution de ce vécu épiphanique dans la durée. L’instant s’échappe comme on s’échappe à soi-même dans l’instant. Entre présence et absence, donc, les visages des personnages, pris individuellement, s’insèrent dans un environnement aux contours indécis, eux-mêmes liquides, labiles, flottant entre immanence de l’instant et conscience d’une destinée qui transcende le moment en direction de l’avenir.

La véritable énigme de la Sainte-Anne n’est pourtant pas encore complètement résolue. Cette énigme ne s’achève pas dans le constat de l’indétermination de l’expression des personnages, et dans la contradiction temporelle qui la fonde. Elle est celle de l’harmonie plastique qui met en image cette contradiction fondamentale ; elle est celle de ce triomphe du beau qui exprime l’ineffable sans avoir recours aux mots ; elle est celle du miracle que Paul Ricœur, dans Temps et Récit, nommait « concordance discordante » du sens, et qui s’incarne dans le tableau de Léonard de Vinci ; elle est celle du tour de force synthétique qui, des termes opposés de la contradiction, fait une forme commune ; elle est celle d’une réconciliation.

Et quelle forme pourrait mieux exprimer la réconciliation que le cercle ? Ce qui frappe dans la Sainte-Anne, plus que la structure pyramidale du groupe familial, c’est en effet l’ovale qui embrasse les trois visages des personnages. Cette ellipse, penchée en diagonale, trouve son sommet au niveau du visage de Sainte-Anne, descend le long du bras droit de la Vierge, aboutit en bas dans la tête de l’agneau avant de remonter le long du crâne de l’enfant Jésus, du coude de la Sainte-Anne pour revenir au visage de cette-dernière. Dans ce grand ovale se dessinent d’autres cercles : ceux constitués par les visages des personnages, celui formé à la fois par le bras droit de Sainte-Anne, et par la gorge et le visage de la Vierge, celui suggéré par l’échange des regards entre la mère et l’enfant, enfin l’ovale dessiné par les bras de Marie élancés vers le corps de Jésus.

La circularité, voilà le principe formel fondamental, qui, parce qu’il exprime la circulation infinie d’un amour inconditionnel, dépasse la contradiction malheureuse et indécise qui habitait les figures des personnages tant qu’on les considérait individuellement. Dans la mise en relation circulaire, passé et destinée ont disparu, instant présent et avenir se sont évanouis, temps et durée ont été abolis : toutes les tensions sont neutralisées dans la générosité d’un amour absolu qui se fait accès à l’éternité de Dieu. C’est cela, je crois, qui me bouleverse le plus dans cette Sainte-Anne. Non pas tant les couleurs, les figures ou les attitudes que cette circularité plastique par laquelle se donnent à voir la réciprocité de l’amour, la confiance mutuelle, l’abandon serein de chacun pour les autres, en somme une totalité pleine, tranquille et complète, précisément hors du temps parce qu’à jamais inscrite dans l’éternité.

C’est ainsi, pour finir, que la question du regard se pose. La circulation de l’amour familial est d’abord et avant tout, dans notre tableau, une circulation des regards des mères vers leur enfant et de l’enfant-Jésus vers sa mère. C’est dans l’œil, œil vivant, œil vibrant, prêt à accueillir le regard de l’autre et à lui répondre, que prennent racine les principes de circularité et de réciprocité.

Et c’est dans un œil que se trouve peut-être le dernier mot de cette toile. Comment ne pas voir, en effet, dans le grand ovale penché décrit plus tôt, un œil qui trouve son iris dans le cercle formé par le bras de Sainte Anne, la gorge et le visage de Marie, et un iris qui trouve sa pupille dans l’espace central ouvert par ce cercle ? Œil de Dieu, œil de l’artiste, pur hasard du dessin ou surinterprétation fantaisiste ? La question reste ouverte, mais cette étonnante figure circulaire fixe indéniablement celui qui lui prête attention, comme une invitation à ouvrir l’œil, à agrandir son regard, à élargir son champ de vision. Comme une invitation aussi à s’ouvrir à l’œil de l’autre, à accueillir son regard, à assumer le face-à-face pour essayer de mettre en pratique ce principe de circularité dont le nom est peut-être tout simplement amour.



Ressources

 

  • Daniel ARASSE, Léonard de Vinci, Vanves, Hazan, coll. « Les incontournables », février 2019, 449 p., « Sainte Anne, La Vierge et l'Enfant », p. 346-360.
  • Daniel ARASSE, Histoires de peintures, Paris, Folio, coll. « Folio essais », janvier 2006, 360 p., « Perspectives de Léonard », p. 146-147
  • Vincent DELIEUVIN, « Mélancolie et joie », dans Vincent DELIEUVIN (commissaire), Louis FRANK (commissaire), et alii (préf. Brian Moynihan ; Xavier Salmon ; Sébastien Allard), Léonard de Vinci (catalogue de l’exposition au musée du Louvre, du 24 octobre 2019 au 24 février 2020), Paris-Vanves, Louvre éditions - Hazan, 2019, 455 p., p. 258–289.
  • Sigmund FREUD (trad. de l'allemand par Marie BONAPARTE, préf. Marie BONAPARTE), Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci [« Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci »] (Études et monographies), Paris, nrf-Gallimard, coll. « Les documents bleus » (no 32), 1927, 216 p.
  • Paul KLEE (trad. de l'allemand par Pierre-Henri GONTHIER, préf. Pierre-Henri GONTHIER), Théorie de l’art moderne : Une conception structuraliste de la peinture [« Über die moderne Kunst »], Paris, Denoël/Gonthier, coll. « Bibliothèque Médiations », 1973 (1re éd. 1926), 172 p.
  • Jean-Pierre MAÏDANI GERARD, Léonard de Vinci : mythologie ou théologie ?, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Voix nouvelles en psychanalyse », 1994, XVIII, 305p.
  • Frank ZÖLLNER (trad. Jacqueline KIRCHNER), Léonard de Vinci, 1452-1519, Cologne, Taschen, coll. « La petite collection », 2000, 96 p., « Les années d'itinérance 1499-1503 », p. 60-69

 


mise à jour le 17 février 2023


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