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VÉLASQUEZ / Le bout du fil d’Arachné (Ismaël Frédéric OUEDRAOGO)

Notice


velasquez
Diego Velázquez, Les Fileuses (Las Hilanderas), circa 1657, huile sur toile, 220 × 289 cm, Madrid, Musée du Prado
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Grand ami de Pierre-Paul Rubens, qualifié par Édouard Manet de « plus grand maitre qui n’ait jamais existé », Diego Vélasquez (1599–1660) est l’un des principaux peintres du baroque européen et le plus célèbre des maitres espagnols du XVIIe siècle, connu surtout pour son œuvre majeure Les Ménines (1656-1657). Peintre attitré de la cour de Philippe IV, il a toute sa vie cherché à peindre la vérité humaine à travers le traitement des clair-obscurs, de la lumière et de l’espace. Portraitiste exceptionnel, autant du roi que de ses bouffons, des nobles que des indigents, Vélasquez a porté le réalisme baroque espagnol à son plus haut degré. Les Ménines (1656-1657), tableau de la vie quotidienne de la famille royale autour de la petite infante, et Les Fileuses (1657), transposition réaliste du thème mythologique d’Arachné, réalisées au cours de la dernière période de sa carrière, attestent de sa totale maîtrise des techniques picturales les plus complexes, et constituent l’aboutissement de sa vision personnelle du baroque, faisant de lui un précurseur de l’impressionnisme. Par sa maîtrise de l’art de peindre, il supprime virtuellement la barrière entre la réalité et la fiction, ainsi qu’entre le mythe et une activité quotidienne.


Compte rendu (février 2022)


Siècle d’or pour les Beaux-Arts, le XVIIe siècle consacre le triomphe du baroque italien, le rayonnement du classicisme français et l’épanouissement de la peinture espagnole. La figure de proue de cet épanouissement est sans conteste celui que Manet idolâtrait et pour lequel il ne tarissait pas d’éloges. Diego Vélasquez est un maitre parmi les maîtres, reconnu pour son immense œuvre picturale, notamment pour l’une de ses toiles les plus intellectualisées, les mieux construites et celle aux dimensions les plus secrètes, réalisée dans le sillage des Ménines : Les Fileuses.

Les Fileuses ou la légende d’Arachné est une peinture à huile sur toile datant de 1657 et conservée au Musée du Prado à Madrid. Mais c’est dans le musée de Paul Claudel, à travers les tableaux magistralement décrits dans L’Œil écoute, que se fit ma découverte de ce tableau. Dans ce texte, le lecteur n’est pas seulement frappé par l’admiration que porte le grand écrivain pour la peinture hollandaise, il ne peut en outre rester indifférent devant la place qu’occupe l’art espagnol dans sa pensée sur l’art.

Parmi ses critiques des toiles qui figurent au musée du Prado, et que nous avions présentées et commentées durant le séminaire de Nathalie Kremer sur la critique d’art à la Sorbonne Nouvelle à l’automne 2021, il en est une qui a retenu notre attention suite à la remarque de Mme Kremer à propos d’une toile incrustée au second plan du tableau de Frans Hals, Les Régentes de l’hospice des vieillards de Harlem (1664). A ce moment, mon regard profane sur les tableaux s’est métamorphosé. Un autre tableau commenté par Claudel dans L’œil écoute a alors attiré mon attention pour le fait qu’il incorpore également un tableau dans le tableau : il s’agit des Fileuses. Ma première appréhension face à la peinture comme un art qui m’était radicalement étranger s’est muée en un intérêt profond, grâce à la relecture, la contemplation et l’analyse des Fileuses, une toile dont on peut tirer des fils beaucoup plus complexes que je n’aurais pu l’imaginer.

A l’avant-plan de cette toile, nous distinguons cinq femmes juxtaposées de façon à former comme un fil, dont deux femmes s’affairent à travailler la laine avec différents instruments, tandis que les trois autres les aident de différentes manières. La femme à l’extrême gauche du tableau lève un rideau tout en adressant quelques mots à une femme voilée de blanc, qui semble la plus âgée. Celle-ci dans un geste délicat tire le fil qui passera au rouet.

Derrière elle, on perçoit un chariot de tissu et une échelle, et à ses pieds un chat qui somnole au milieu des chutes de laine. Près de lui, une motte grise et rigide sépare les deux paires des femmes, tandis qu’entre elles, au centre du groupe, se trouve une femme accroupie ramassant les morceaux de laine.

Les deux figures à droite montrent une femme de dos et son aide, légèrement tournée vers nous. Le fil fin qu’elle tient, si fin qu’il semble un fil d’une toile d’araignée, est enroulé autour d’un dévidoir ; et dans le coin de la pièce au-dessus d’elle, on voit une masse de laine en train de sécher au mur.

Mais un autre espace se perçoit à l’arrière-plan de ce tableau. Deux marches permettent la transition entre cette pièce dans la pénombre où se déroule la scène artisane et la pièce du fond, beaucoup plus éclairée, où se joue un tout autre événement. Ces marches symbolisent une frontière entre deux mondes marqués pour l’un par le bruit des instruments et des discussions entre les personnages, que notre instruction de la synesthésie reçue de Claudel nous fait immédiatement percevoir pleinement, et l’autre, marquée par le chuchotement entre des courtisanes sur le côté, et un affrontement entre deux personnages au centre.

Quelle est cette scène représentée par Velasquez ? Pour Claudel, il ne s’agit que d’une scène fictive, fruit de l’inspiration du peintre, comme il l’affirme dans l’extrait suivant : « Mais par derrière s’édifie dans un enfoncement lumineux, exhaussée de deux marches, une espèce de scène où l’œuvre enfin réalisée est exposée aux regards. Voilà à quoi aboutit cet atelier et cette filature de l’inspiration, qui maintenant propose à notre complaisance le résultat, cet épisode d’un monde fictif. On y reconnait un héros empanaché, une belle dame, et deux amours qui voltigent dans le ciel changeant, de quoi suffire à je ne sais combien de poèmes et de romans »1.

D’après l’analyse magistrale du tableau par Victor Stoichita2, il s’agit en fait d’une scène extraite des Métamorphoses d’Ovide, plus particulièrement de l’histoire d’Arachné, représentant sa compétition contre Minerve (Athéna) dans l’art de peindre. Malgré l’intérêt que manifeste Claudel pour ce tableau, il est étonnant qu’il n’identifie pas l’histoire d’Arachné, et ne conduise pas une lecture mythologique de cette scène qui, pour un spectateur non informé, ne serait donc que la reproduction d’une scène de théâtre à l’arrière-plan de la représentation des occupations quotidiennes d’un atelier de tissage. Or les deux scènes du tableau se répondent.

Ce tableau représente « un récit dans le récit », affirme Stoichita. Le vrai sujet de la toile est bien le mythe d’Arachné, mais il est représenté à travers le thème des fileuses. Vélasquez s’applique à tisser des liens pour combiner ces représentations de récits différents, et pourtant liés. Il a, autrement dit, tissé une toile de fils invisibles entre les trois plans de son tableau. Ceux-ci semblent se répondre à travers un parallélisme de nombre et de disposition des personnages. Ainsi, les trois aides des fileuses répondent aux trois dames du second plan. L’Arachné fileuse devant nous devient l’Arachné jugée au centre de la scène au second plan, et elle semble prendre la place d’Europe dans la mesure où elle se superpose à cette figure de la tapisserie au fond. Ce tableau expose ainsi une mise en abîme sur trois plans d’un même personnage. Tout est lié et bien filé: « les oppositions, les correspondances, la lumière, les couleurs, les plans, les vêtements ».

Pour mettre ses personnages en valeur, Vélasquez les oppose par un système de lignes diagonales de toutes parts qui vont créer une ligne discontinue, en dent de scie, qui peut symboliser l’opposition entre les deux personnages. On remarque une ligne symétrique dans le second plan qui produit ainsi un système d’écho entre les deux scènes. Car le second plan justement représente le châtiment d’Arachné. Il s’agit du moment où Minerve, qui a repris sa forme de guerrière, casquée et armée, déchire la tapisserie. Ainsi apparaît alors un troisième plan dans le tableau, celui de la tapisserie en elle-même. Or comme nous l’apprend Stoichita, celle-ci consiste en une citation par Vélasquez d’une toile de Titien, L’enlèvement d’Europe (1560-162).Par conséquent, on peut interpréter la scène au premier plan comme représentant Arachné.

Ainsi cette œuvre ne se prête pas à une lecture linéaire dont nous avions l’habitude. Il nous faut passer par une lecture par couches, en tirant le fil comme le font ses personnages, pour arriver à saisir la quintessence de cette toile.

Le plan noble, c’est-à-dire le second plan, qui est mis en lumière, évoque le poème, le mythe ovidien. Tandis que le premier plan ou plan plébéien, caché dans l’ombre, évoque le travail, la réalité, tout en suggérant peut-être aussi l’idée de la réussite sociale par le travail. Velasquez nous fait en effet comprendre qu’on ne peut pas élever sa condition sociale sans effort. D’ailleurs, l’échelle que nous percevons sur le côté gauche du premier plan ne mène pas vers le second plan. Elle reste dans le premier, et ses marches qui mènent de l’un à l’autre des plans divisent la toile. Aussi la noblesse s’atteint par le travail et la maitrise de ce qu’on sait faire le mieux. Et c’est cette maitrise qui permet la reconnaissance des autres et du monde. On se souvient de Vélasquez se représentant dans Les Ménines (1656-1657) en plein travail dans le salon.

La mise en abyme de la vie d’Arachné nous paraît aussi être la mise en abîme de la vie de Vélasquez lui-même. Il n’est pas un noble mais est un artisan, et il travaillera toute sa vie pour le roi Philippe IV. De même qu’Arachné a acquis la noblesse par son art, Vélasquez a obtenu ses titres par son talent de peintre. Velasquez se retrouve ainsi un peu dans ce tableau. Le peintre témoigne en outre dans cette toile de sa culture artistique et littéraire : il essaie avec ces dernières peintures de se hisser au niveau de Titien et Rubens. En effet, si Titien avait créé une réplique picturale du récit d’Ovide sur l’enlèvement d’Europe, Rubens avait copié Titien, tandis que Vélasquez a su citer Titien et en faire un troisième plan dans sa version du mythe d’Arachné. On peut avancer ainsi que Les fileuses et le mythe d’Arachné incarnent le summum de la carrière de Vélasquez, achevant de lui procurer le titre de plus grand maitre espagnol.


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1 Paul CLAUDEL, L’œil écoute, Paris, Gallimard, 1946, p. 80.
2 Victor STOICHITA, Les Fileuses de Velázquez. Textes, textures, images : Leçon inaugurale prononcée le jeudi 25 janvier 2018, Paris, Collège de France, 2019 en ligne sur: https://books.openedition.org/cdf/7413?lang=fr.

mise à jour le 21 février 2022


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