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Van Gogh / Van Gogh et les corbeaux. Chant trou-blé aux corps-beaux de Vin-sang (Estelle HUGHES)

Compte rendu (janvier 2021)


Vincent Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux, 1890, Musée Van Gogh (Amsterdam)

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Avant de voir le Champ de blé aux corbeaux dans le fameux musée Van Gogh à Amsterdam, je l’avais bien observé cent fois en photo, et pourtant, lorsque ce champ immense rempli de corbeaux se dressa devant moi, je fus surprise comme si je ne l’avais encore jamais vu. Puis, je fus intimidée par ces trois chemins qui s’imposent à nous et divisent le champ, par ces corbeaux qui nous menacent, tournent autour de notre tête, nous font tourner la tête comme les quinze tournesols rangés dans les Quatorze tournesols dans un vase.

En effet, ce tableau nous oblige à tourner la tête pour y percevoir toutes les histoires qu’il nous raconte. Sur le plan horizontal, il raconte deux histoires: en haut, celle de la mort avec son ciel rempli de sombres corbeaux, en bas, celle de la vie avec le blé nourrissant et nous, les spectateurs. Considéré de manière verticale, il invite à imaginer trois histoires car nous sommes placés à la croisée de trois chemins: à gauche, on tourne le dos aux corbeaux, et on échappera ainsi peut-être à la mort; en face, on se rue sur une volée de corbeaux, on se confronte à eux et on les obligera à se séparer; enfin, à droite, on emprunte un passage qui perd de sa couleur et qui est plus riche en corbeaux à la symbolique funèbre. Ce tableau est rude, il nous impose de choisir un chemin, et nous rappelle ainsi que nous avons des choix importants à faire durant notre vie, des choix qui peuvent nous tourmenter puisque leurs conséquences sont parfois funestes selon le chemin de vie, ou de mort, qu’on empruntera. 

Van Gogh n’a pas tout de suite pris le chemin vers la droite, celui de la mort: il s’est longtemps battu pour rester sur celui de la vie. Mais la société et son entourage, en rejetant toutes ses aspirations – amoureuses, amicales, religieuse, artistiques, toutes – le poussent peu à peu vers celui des corbeaux funèbres. Van Gogh se sent vain, il avouera plusieurs fois à Théo ne plus se sentir exister pour personne. Désespéré et abandonné, en rencontrant ce qu’il considère comme étant son malheureux double féminin, il décide d’aider une misérable femme enceinte, elle aussi victime de la cruelle indifférence des autres, en lui attribuant le rôle de modèle pour ses peintures. Cette femme qui selon les rumeurs était pauvre, alcoolique, prostituée, et laide, devint source d’espoir, de vie – elle qui portait doublement la vie derrière son nombril. Cependant, elle ne s’avèrera pas à la hauteur des espoirs amoureux et paternels du peintre en ne lui vouant nullement l’attention d’une femme aimante, tandis que par ailleurs ses expositions artistiques ne lui apportent qu’indifférence et échec.

Aussi, après avoir entrepris sans succès le chemin de la vie, celui de gauche, Van Gogh s’engage sans le vouloir sur le chemin en face de lui, en face de nous dans le Champ de blé aux corbeaux: le chemin qui nous confronte aux corbeaux, qui l’amène vers la frontière entre la vie et la mort – celle qu’on appelle folie. Pourtant, Van Gogh n’est ni fou ni lucide; il est fou et lucide, les deux à la fois, comme le constate avec étonnement le psychiatre devant les changements subits de l’état d’esprit de son patient. Mais que peut pouvoir signifier la folie et la vie pour un artiste qui considère que la peinture est à la fois ce qui le tient en vie et ce qui le rend fou? Van Gogh explique plusieurs fois dans ses lettres à Théo qu’il dessine par pulsion, par spasme, comme s’il en ressentait un besoin vital. Le Crâne de squelette fumant une cigarette est certainement l’une des plus grandes représentations de ce besoin vital de peindre. En effet, Van Gogh a peint cette toile durant une période où il mourait presque de faim, une période où il voyait donc la mort en face. Le peu d’argent récolté, Van Gogh s’en servait pour s’offrir des palettes de couleurs plutôt que de la nourriture: notre artiste préférait subir la famine alimentaire plutôt que la famine artistique. En fait, Vincent Van Gogh choisit de vivre pour la peinture au risque de mourir pour la vie.

Vivre pour la peinture: c’est ce chemin qu’avait choisi Van Gogh. Le Champ de blé aux corbeaux semble néanmoins profiler ce choix comme celui non de la vie mais de la mort. Dans les couleurs du tableau se reflète en effet ce thème du choix vital: nous pouvons choisir de regarder le « noir de “gueuleton riche” et en même temps comme excrémentiel », selon la description d’Antonin Artaud dans Van Gogh le suicidé de la société (1947), ou le jaune des tournesols, symbole de lumière et de joie, qui était la couleur préférée de notre artiste, ou bien encore ce fameux « rouge sang et lie-de-vin » selon la formule de Van Gogh dans une lettre à Théo, qu’on retrouve dans nombre de ses œuvres dont Le Café de nuit. Ces couleurs vives, ce vert pomme, ce jaune soleil, ce bleu océan, ce rouge vin-sang de Vincent, sont inspirés des impressionnistes et plus précisément d’Auguste Renoir et d’Adolphe Monticelli – même si Van Gogh écrira sans cesse qu’il préfère le style de Delacroix et de son mouvement romantique. Ces couleurs vives, en les observant de plus près, on remarque qu’elles sont légèrement salies. Il y a donc comme une sorte de désir chez le peintre de se détacher de ces couleurs vives, peut-être pour se détacher légèrement de l’impressionnisme, ou bien peut-être pour mieux nous faire voir la leçon de vie la plus foudroyante qu’il ait pu apprendre…

En effet, pourquoi les corbeaux sont-ils autant agités, pourquoi ne sont-ils pas en train de paisiblement picorer le blé? Cette agitation représente le drame. Il y a un drame ou du moins un bruit fort que nous spectateurs ne pouvons ni voir mais que le tableau nous donne à entendre. On avait donné à Van Gogh une arme à feu dans l’unique but qu’il puisse éloigner les corbeaux lorsqu’il peignait un paysage. Est-ce la même arme avec laquelle il s’est mortellement blessé? Les corbeaux de notre champ peint semblent effrayés par le bruit sourd d’un pistolet. Aussi, l’élément le plus alarmant du tableau ne sont pas les corbeaux noirs affolés mais la présence envahissante des corbeaux camouflés par les couleurs du champ, du ciel, et de la verdure. Lorsque je me suis retrouvée face à cette peinture, je me suis instantanément souvenue des bruits d’ailes que sème Antonin Artaud dans toute son œuvre consacrée à Van Gogh. En effet, comment ne pas imaginer le bruit de ces ailes formées par l’épaisseur de la peinture et le mouvement du pinceau, ces ailes qui représentent l’intégralité du Champ de blé aux corbeaux? Ce tableau n’est autre que l’assemblage des corbeaux visibles et des corbeaux camouflés, formant chacun le tracé de la lettre M – le M de la Mort.

Que signifie réellement cette invasion volatile? Depuis le XIXe siècle, d’après le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, le corbeau a de nombreuses connotations négatives dont certaines touchent de très près à la mort. Alors, si les corbeaux envahissent toute la peinture, nous pouvons supposer que la mort envahit également tout le paysage. Pourtant, nous avions trois chemins symbolisant trois choix: la vie (à gauche), la confrontation (en face) ou la mort (à droite); or, si la mort illustrée sous la forme de corbeaux se retrouve sur l’ensemble du paysage, c’est qu’elle recouvre les trois chemins, y compris celui de gauche, celui de la vie. Cela signifierait alors que d’après Van Gogh, quel que soit le choix que nous ferons, nous serons voués à mourir. D’après Théo, l’une des dernières paroles de son frère avant de succomber de sa blessure furent les suivantes: « Ne pleure pas je l’ai fait pour le bien de tous » (d’après Pierre Cabanne dans Van Gogh, 2006). Est-ce que ces mots signifient que tout le poussait doucement vers le chemin de la mort et qu’il n’a fait que prendre un raccourci?

L’œuvre Champ de blé aux corbeaux avec ce chant endiablé dans le champ de blé, avec l’invasion des corps beaux des corbeaux, avec la couleur de vin et de sang de Vincent, interprète le choix primordial de l’Homme, celui de vie, de confrontation ou de mort, comme étant un choix illusoire. En effet, le M de la mort plane sur chacun de ces trois chemins, et il ne nous sera jamais possible d’échapper à l’invasion volatile et funeste qui les surplombe.
 

Van Gogh, Vincent, Quatorze tournesols dans un vase, août 1888, National Gallery, Londres.
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Van Gogh, Vincent, Crâne de squelette fumant une cigarette, 1885-1886, Musée Van Gogh, Amsterdam.
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 Van Gogh, Vincent, Le Café de nuit, septembre 1888, collection H. R. Hahnloser, Berne.
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Notice

Depuis son plus jeune âge, Van Gogh (1853-1890) fut confronté à sa propre mort. Comment ne pas l’être en effet lorsqu’on doit se rendre au cimetière tous les dimanches avec sa famille pour y voir inscrit son propre prénom et nom sur la pierre tombale de son frère mort-né un an avant sa naissance? À l’âge de l’insouciance, Van Gogh est donc quant à lui bien conscient de sa propre mortalité et du rôle qu’il a à jouer dans cette vie: est-il un double de son frère, a-t-il volé une identité et une vie? Vincent a certainement vécu par l’intermédiaire d’un mort.

Adulte, aucun de ses choix de vie ne lui réussiront. Il aspirera à intégrer l’univers religieux en voulant être pasteur, mais malgré ses efforts, il subit un premier échec qui sera suivi par bien d’autres. Ainsi, à deux reprises au cours de sa vie, il tombera passionnément amoureux, mais ces histoires d’amour ne deviendront pour lui qu’une source de désespoir. Ces échecs sur le plan affectif seront doublés par une troisième forme de rejet, sur le plan amical, lorsque son meilleur ami, Gauguin, finit par l’abandonner. Dans le cadre familial en outre, tous le voient comme la honte et le fardeau de la famille; ce quatrième rejet est l’un des plus douloureux pour l’artiste. Il n’y aura que son frère aîné Théo qui le soutiendra durant toute sa vie.

Écarté par le monde, se sentant inutile à la société, et sans argent, Vincent Van Gogh purge son désespoir dans le monde artistique. Avant ce choix, il dessinait déjà presque «malgré lui» au quotidien, mais bientôt il se jette à corps perdu dans les visites de musées et d’expositions, dans les palettes de couleurs vives, dans les toiles infinies, et dans la recherche de contact avec les artistes. En tant que peintre, Van Gogh est difficilement classable: ni impressionniste, ni divisionniste, ni romantique, ni sous l’influence des estampes japonaises ou des paysagistes hollandais, il se situe aux confluents de ces courants. Le style artistique de Van Gogh semble plutôt être celui d’une recherche permanente de style: en effet, on ressent dans chacune de ses grandes œuvres une recherche acharnée de son identité tout comme de son expressivité artistique.

Dans Champ de blé aux corbeaux, l’une de ses dernières œuvres, Van Gogh symbolise les choix de vie que doit prendre l’être humain, en positionnant les spectateurs à la croisée de trois chemins. Le 27 juillet 1890, après un rendez-vous chez le psychiatre, Van Gogh se rendra dans un champ, à la croisée des choix de vie et de mort, et se tirera une balle dans la poitrine qui s’avèrera mortelle.


Ressources

  • Artaud, Antonin, Van Gogh le suicidé de la société, 1947, Gallimard.
  • Cabanne, Pierre, Van Gogh, 2006, Terrail.
  • Rey, Alain, Dictionnaire historique de la langue française,1992, Le Robert.
  • Van Gogh, Vincent, Lettres à son frère Théo, 1914, Grasset.
  • Musée Van Gogh
  • The National Gallery

mise à jour le 11 février 2021


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