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VAN GOGH / Une balade cyclique existentielle (Enzo BARNAVON)

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Vincent Van Gogh, La Ronde des Prisonniers, 1890, huile sur toile, Moscou, Musée Pouchkine
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Van Gogh est ce qu’on pourrait appeler un artiste maudit. Enfant portant le nom de la mort, recevant celui de son frère mort à la naissance, il n’a jamais connu un véritable succès de son vivant.

Son parcours est celui d’un baroudeur. Il grandit aux Pays-Bas, mais après une carrière avortée de marchand d’art et de prêtre, il se déplace en Belgique, puis en France pour nourrir son âme de nouveaux paysages. Passionné d’art, il analyse les œuvres de ses peintres favoris pour nourrir son travail et perfectionner son style. Son art est également influencé par les estampes japonaises ou les gravures anglaises. Cette confrontation d’influences donne naissance à une représentation nouvelle du monde qui bouleverse l’œil et le cœur.

Durant toute sa vie, il n’a cessé de peindre le monde selon ses sensations. Atteint de crises de folie, ses peintures transmettent ce sentiment étrange de voir le monde d’une manière autre, une manière qui fait exploser les limites du concevable pour dire un monde en proie à des métamorphoses constantes. L’homme et son travail sont désormais reconnus comme des constellations de mirages dans le monde entier.

La Ronde des prisonniers, peint d'après un dessin de Gustave Doré en 1890, alors qu'il est interné dans l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy de Provence, est un tableau significatif de la conception que Van Gogh se fait de la vie. C’est du moins ce qui m’a frappé quand j’ai visité le musée Pouchkine en Russie, et que je vis ce tableau.


Compte rendu (février 2022)


Je me baladais dans ce musée plutôt indifféremment, puis un tableau m’arrêta net par le mouvement qu’il contenait en lui. Ce tableau fit tout de suite remonter en moi le souvenir d'une scène d’un film qui m’avait marqué étant jeune, Midnight express d’Alan Parker. On y voit l’histoire de William Hayes, enfermé pendant des années dans une prison en Turquie pour avoir essayé de ramener de la marijuana sur le territoire américain. Le film montre une scène particulière dans laquelle les prisonniers tournent en rond, ils sont vidés d’existence jusqu’à atteindre une forme proche du néant. Les corps se déplacent mais l’âme n’existe plus. Ils avancent sans fin vers leur mort. Le tableau de Van Gogh porte en lui ce même mouvement, cette même sensation de mort et de vide. Si la peinture tend à immobiliser éternellement un mouvement censé être éphémère, ce tableau y parvient d’une manière effrayante.

Il est étrange de voir comment les choses peuvent tourner en rond, comme une toupie qui ne s’arrêterait jamais. L’existence est alors une grande cage dans laquelle des âmes déambulent pour essayer d’atteindre une félicité qui n’est qu’illusion. Van Gogh se disait sûrement la même chose lorsque ses amis et ses amours se détournèrent de lui. Il resta seul à tourner en rond dans la pièce vide qu’était sa vie. Il me semble que lorsque j’observe ce tableau de La Cour de la Prison mon esprit et mon cœur vrillent, ils se désaxent et j’en éprouve le tournis. Je me demande si ces prisonniers ressentent eux-mêmes un tournis léger, ou une forme de sensation dans le tour infini qu’ils réalisent.

Cette peinture réalisée à partir d’une gravure de Gustave Doré parvient à imposer une atmosphère nouvelle dans le musée Pouchkine à Moscou. Elle étend cette ronde infinie au-delà du tableau : celui-ci ne s’ouvre pas aux yeux du spectateur, il l’enferme, il le transforme et l’enchaîne. Les trois murs du fond ne laissent aucune échappatoire à ce vide extrême, il est contenu dans la pièce, il remplit tout l'espace. Les briques construisent un espace froid et asphyxiant. La cour est censée être un espace dans lequel les prisonniers peuvent aspirer à une liberté éphémère, mais Van Gogh brise cette liberté, il rend visible l’enfermement constant de ces hommes qui baissent le regard, qui n’ont d’ailleurs rien à regarder en haut, qui sont sans espoirs, sans rêves. Le mouvement est rendu dans un geste qui continue au-delà de la stagnation de la peinture sur la toile. Cette boucle humaine parvient à construire un mouvement sans fin, qui par sa circularité fait signe de l’emprisonnement de ces prisonniers au sein de la cour et au sein du tableau. Il y a donc une triple prison, celle du tableau et celle de la peinture, mais également celle du musée. Cette prison psychologique frappe d’autant plus que ce tableau fut réalisé entre 1888 à 1890, quand Van Gogh fut détenu dans un hôpital psychiatrique.

Il est terrifiant de voir à quel point Van Gogh parvient ici à exprimer son sentiment d’enchaînement à la vie et à son corps. Ses déceptions, ses regrets, sa colère qui tempêtent à l’intérieur de lui, qu’il ne peut évacuer, elles se perçoivent sur la toile. Cette prison intérieure le poussera d’ailleurs au suicide : le coup de revolver tiré dans la poitrine sera le trou dans la toile, celui qui permettra aux prisonniers de s’évader dans un dernier flot de couleur, celui de son propre sang. Cette œuvre fut d’ailleurs exposée à côté de son cercueil lors de ses funérailles.

Cependant il ne faut pas s’y méprendre. Tout ne semble pas perdu, il y a bien un prisonnier qui relève la tête, qui donne possiblement un signe d’espoir. A moins qu’il ne soit un témoin de la damnation ? C’est en tout cas le seul qui puisse mettre en question le regard du spectateur en lui donnant à voir le sien.

Ce tableau est-il un chef d’œuvre existentiel ? Les couleurs et les formes s’inspirent de l’impressionnisme, elles disent un mouvement hors de la réalité, non pas pour parler de liberté mais bien pour incarner le sentiment de l’enchaînement. Le thème de la prison que Van Gogh travaille ici permet de véritablement questionner l'emprisonnement.

Cette boucle de prisonniers semble bien exprimer la carrière de ce peintre, qui n’aura jamais pu briller de son vivant, et qui n’arriva jamais à être totalement fou ni totalement sain d’esprit, qui vacilla entre ces deux états. Car il porta le nom de son frère mort, il fut le double d’un cadavre, il ne put incarner sa vie totalement mais il décida par un accès de folie, ou possiblement de raison, de se donner la mort. Il cassa ainsi cette boucle qu’incarnent si bien ces prisonniers. On peut aussi considérer qu’il ne put jamais sortir de la boucle : il est alors, comme Dante le présente dans La Divine Comédie, dans le dernier cercle de l’enfer, en train de marcher indéfiniment.

Van Gogh nous enferme avec lui, avec les prisonniers dans son tableau, et c’est de cette manière que son art fonctionne. Il enferme les gens dans sa perception de la vie, il nous intègre à ses sensations dans une douce musique de mélancolie. Il me semble d’ailleurs entendre, lorsque je regarde ce tableau, le sifflement des prisonniers, celui d’une promenade qui me bouleverse sans trop savoir pourquoi.


mise à jour le 10 février 2022


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