Accueil >> Vie de campus >> Vie culturelle >> Ateliers & stages

SOULAGES / L’Outrenoir de Soulages: « Je porte le soleil dans mon obscurité » (Colombe GARNIER)

Notice

Pierre Soulages, Peinture 130 x 97cm (25.05.2004), acrylique sur toile. Paris, collection particulière.

Source de l'image

 

Pierre Soulages est un artiste peintre français né en 1919 qui s’inscrit dans la lignée des mouvements de la peinture informelle et de l’abstraction lyrique. Il est notamment célèbre pour son travail particulier de la peinture de noire, sous forme de monochromes, auquel il donne le nom d’Outrenoir, et qu’il définit de la façon suivante: «noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète».


Compte rendu (février 2021)

"Je porte le soleil dans mon obscurité".
(Louis Aragon, Le roman inachevé, "La nuit de Moscou")
 

Des tableaux noirs. – C’est tout?

C’est probablement ce que j’ai pensé en pénétrant dans la salle d’exposition du Centre Pompidou pour assister à l’une des plus grandes rétrospectives jamais consacrées à un artiste vivant, Pierre Soulages. Du haut de mes neuf ans, je me souviens avoir ressenti une certaine perplexité, teintée peut-être de déception, face à ces toiles badigeonnées de peinture noire et striées de droites parallèles. La réputation de ce peintre n’était-elle pas usurpée? Les moyens déployés pour mettre en valeur ses «œuvres» n’étaient-ils pas disproportionnés en regard de la nature de ces dernières, dont la réalisation semblait à la portée de tous? Ce qui m’intriguait d’abord dans ces œuvres était le fait qu’elles soient considérées comme telles.
En dépit de ces réserves, j’éprouvai une forme de fascination pour ces surfaces brillantes et mates au point de m’absorber dans la contemplation de certaines d’entre elles. Dans leur singulière simplicité, ces toiles minimalistes exerçaient une attraction aussi irrésistible qu’inexplicable.
Quelques années plus tard, en 2019, à l’occasion des cent ans de Pierre Soulages, la multiplication de rétrospectives portant sur le travail de l’artiste m’a à nouveau confrontée à ces étonnants «tableaux noirs», me donnant l’occasion d’explorer en profondeur les ressorts de ce mystérieux attrait ressenti dans mon enfance.

Des tableaux noirs. – C’est tout?

Dix ans plus tard, ce qui me posait problème n’était plus l’apparente simplicité des tableaux mais celle de leur description. Disposant désormais d’un bagage théorique nécessairement plus lourd qu’en 2009, ma première impression me semblait rétrospectivement bien naïve. En face de l’«Outrenoir», je ne pouvais que constater la «brutalité» bergsonienne des mots utilisés alors pour l’évoquer. La richesse picturale d’un tableau composé d’une seule couleur mettait en évidence la pauvreté du langage et les insuffisances de l’outillage conceptuel qui l’appréhendent. Un seul adjectif substantivé me semblait bien faible pour rendre compte de cette couleur unique et pourtant si changeante. Une description synesthésique me paraissait davantage adaptée, tant les variations de l’Outrenoir sont indissociables de la texture et de la matière qu’il colore.

«Ce sont des différences de textures, lisses, fibreuses, calmes, tendues ou agitées qui, captant ou refusant la lumière, font naître les noirs gris ou les noirs profonds. Le reflet est pris en compte et devient partie intégrante de l’œuvre», écrit Soulages dans l’une des notices du Catalogue de l’exposition Pierre Soulages: la puissance créatrice (8 février-19 avril 2020). La Peinture 130x97cm, composée de deux parties distinctes, l’une striée et brillante, l’autre lisse et mate, illustre à merveille cette citation. Le contraste de textures et des reliefs révèle, de façon particulièrement frappante, l’infinie complexité et la multiplicité des nuances de noir qui tapissent la toile. Une contemplation appliquée de cette dernière met peu à peu au jour son véritable objet: si l’Outrenoir recèle une telle palette de nuances, c’est qu’il a partie liée avec la lumière qu’il met au jour. Loin d’en être l’adversaire, le noir semble être la condition de possibilité de son apparition. «Mon instrument n’est pas le noir mais la lumière réfléchie par le noir», affirme encore l’artiste. Chez Soulages, la lumière n’est plus seulement la condition de possibilité de tout accès visuel à la réalité et de toute représentation mais devient sujet même du tableau. La toile peut alors se comprendre dans une perspective transcendantale, comme la tentative de peindre ce qui permet la peinture, ce qui précède la couleur et sa mise en forme. Le noir – qui est une non-couleur – et le trait sous sa forme la plus élémentaire – à savoir la ligne – servent donc de réceptacle à la lumière qui peut s’y mouvoir librement, et dont la fluidité dépend du déplacement du spectateur face à la toile. Loin de provoquer l’ennui en raison de son caractère à première vue rudimentaire, le tableau paraît se modifier perpétuellement, du fait du mouvement permanent de son objet principal. Contrairement au «Vantablack» d’Anish Kapoor, qui se targue de détenir le pigment le plus noir au monde, l’Outrenoir de Soulages n’absorbe pas toute la lumière pour créer un effet de profondeur mais la révèle, en rend visible la nature ondoyante. Le charme exercé par ce tableau d’apparence simpliste tiendrait en sa capacité à se transformer sans cesse sous le regard du visiteur grâce à la capture du capricieux miroitement lumineux. Toute représentation des reflets changeants de la lumière en serait une trahison puisqu’elle figerait une réalité par essence fuyante. Plus qu’il ne la représente, Soulages met en scène l’insaisissable lumière dans ses tableaux: «Je ne dépeins pas. Je ne raconte pas. Je ne représente pas. Je peins, je présente.» (Soulages, Paris, 1980) Soulages, autrement dit, abolit la représentation, qui définissait l’art depuis l’Antiquité jusqu’aux Sans titre mêmes de la modernité.

Cette prise de conscience tardive de l’intérêt des peintures de Soulage s’est cependant effectuée pour moi dans des conditions paradoxales: c’est à travers une exposition numérique que j’ai redécouvert ses œuvres. Or, l’épreuve de celles-ci est tout à la fois empêchée et renouvelée par le virtuel. La photographie des monochromes fige les reflets et la position de la lumière à l’instant t de la prise du cliché, et ne permet pas de capter la lumière dans son caractère mouvant. Cependant, la médiation de l’œuvre à travers un écran, si elle la dépouille d’une grande part de son essence, dédouble également ses effets, puisque le reflet de l’écran se surajoute à ceux qui ondoient sur la surface noire. En 2005, Pierre Soulages affirmait que «la réalité d’une œuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde». L’on pourrait y ajouter le rapport à la médiation de l’œuvre, qui, si elle semble porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre, peut en  remotiver l’appréhension en faisant surgir, par le dévoilement de son absence, ce qui en constituait l’intérêt principal.

Plus que toute autre œuvre, ou en tout cas de façon particulièrement exacerbée, la peinture de Soulages demeure inachevée du fait de sa dépendance envers l’œil du spectateur, qui seul en actualise les infinies possibilités. C’est le regard d’autrui qui permet le surgissement, caractéristique des œuvres de Soulages, de la lumière au sein de l’ombre. Sorte d’oxymore visuel, sa peinture se fait l’illustration picturale du vers conclusif de La Nuit de Moscou de Louis Aragon, et à l’instar de ce dernier semble silencieusement dire: «Je porte le soleil dans mon obscurité» (« La Nuit de Moscou », Le roman inachevé, 1956).


mise à jour le 11 février 2021


Â