Accueil >> Vie de campus >> Vie culturelle >> Ateliers & stages

SHERMAN / L’art de « citer sans guillemets » (Honorine VIEUXMAIRE)

Notice

SHERMAN Cindy, Untitled, 1990, exposé en septembre 2020 à la Fondation Louis Vuitton à Paris

Source de l'image
 

Cindy Sherman naît en janvier 1954 à Glen Ridge aux Etats-Unis. Après des études artistiques à New York, elle s’essaye à la peinture avant de se tourner vers la photographie. Elle réalise en 1977 sa première série de photographies, ironiquement intitulée Untitled Film Stills, dans laquelle elle incarne des jeunes femmes dans des scènes de films célèbres. Elle poursuit ensuite ses explorations photographiques en remodelant les contraintes de la représentation. Ainsi, elle pratique l’autoportrait tantôt avec dérision, tantôt en le sublimant. Le déguisement est presque toujours de mise, la rendant parfois méconnaissable. Elle s’applique aussi à jouer des différents codes de la photographie par le montage, le flou ou la saturation des couleurs. Au cœur de ces jeux artistiques, on trouve des interrogations récurrentes: existe-t-il une identité artificielle? Comment les femmes sont-elles réifiées ou sublimées par l’objectif photographique? Quelle différence y a-t-il entre le genre et le sexe? À ces questions, Cindy Sherman tente d’esquisser des réponses – qui, bien souvent, résident dans de nouvelles questions.

Le compte rendu qui suit présente une œuvre qui fut exposée à la Fondation Louis Vuitton lors de l’exposition Cindy Sherman à la Fondation, du 23 septembre 2020 au 3 janvier 2021.

 

Compte rendu (février 2021)

« Ce travail doit développer à son plus haut degré l’art de citer sans guillemets. La théorie de cet art est en corrélation très étroite avec celle du montage. »
(Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle)

L’art de citer sans guillemets. Alors que je parcours l’exposition Cindy Sherman dans les bâtiments de la Fondation Louis Vuitton, cette citation de Walter Benjamin résonne en moi.

Dans la série des Untitled qui tapisse les murs, je reconnais successivement des scènes de films célèbres, l’atmosphère de certains grands romans de la lost generation, des portraits d’acteurs ou de chanteurs connus. Pourtant, dans toutes ces photographies « sans titre », c’est bien Cindy Sherman que je vois, c’est-à-dire que c’est elle qui se trouve face à mes yeux abusés par des artifices de camouflage, de dissimulation et de travestissement, comme une divinité protéiforme nous incitant à la jouissance de l’art.

Dans la Fondation Louis Vuitton, au rez-de-chaussée, aucune porte ne sépare les salles. L’exposition a donc lieu dans une seule et immense pièce qui, par son architecture hésitante et biscornue, semble en façonner plusieurs. Mon regard est soudainement attiré par une série de portraits qui me disent tous quelque chose. Je crois reconnaître, sinon des reproductions, du moins des pastiches de peintures célèbres: il s’agit de la série des History Portraits (1988-1990), vers laquelle mes pas se dirigent instinctivement. Ces tableaux sont l’exacte réalisation de ce que Benjamin appelait de ses vœux dans Paris, Capitale du XIXe siècle: les tableaux célèbres sont cités sans jamais être nommés. La citation artistique s’opère ici en effet par le fait que les photographies donnent à voir des tableaux sans les « marquer » explicitement dans l’image, comme le font les guillemets en littérature. Par la seule évocation d’une œuvre dont les traits se lisent à travers la photographie, les tableaux photographiques se trouvent imprégnés d’un style ou d’une époque: on ne peut alors que les deviner, à travers l’œuvre qui les imite ou les suggère.

Je promène mon regard sur les œuvres qui composent cette collection de History Portraits. J’y distingue des déformations, des traits d’humour, des accessoires parodiques. Un tableau toutefois m’interpelle plus que les autres: il s’agit du portrait d’un jeune garçon assis à une table, une grappe de raisins négligemment tenue dans les mains. La couronne de feuilles de vigne qui orne son front et sa toge blanche me laissent deviner qu’il s’agit de Bacchus, le dieu du vin. Je continue de l’observer de loin: ce qui me captive dans le portrait, ce sont les yeux de celui que j’identifie à présent comme un jeune dieu. Son regard semble osciller entre la fièvre et le désir – ses yeux sont cernés de brun et de rouge, et luisent de langueur ou de concupiscence. Je m’approche du tableau en espérant lire, près de lui, une indication autre que le numéro de ce Untitled. Et en effet, à l’attention des profanes comme moi, une note a été gracieusement ajoutée par les commissaires de l’exposition: Citation de l’œuvre de Le Caravage, Le jeune Bacchus malade. Je cherche sur mon téléphone portable l’œuvre que je continue de penser – et cela est déjà révélateur – comme originale.


Le jeune Bacchus malade, Caravage, vers 1593
Exposé à la galerie Borghese

Le fond du tableau de Caravage est sombre, presque noir: une lumière blanche baigne le bras droit et une partie du dos du jeune dieu. Quant aux pêches, aux raisins et à la couronne de vigne que porte le jeune Bacchus, c’est comme s’ils avaient été vidés de leur sang, de leur couleur. Le tableau filtre et essore les couleurs chaudes, qui ne demeurent sur la toile que comme des allusions à elles-mêmes. Le jaune ordinairement si vif des pêches tire sur le blanc; le violet puissant des raisins devient noir. On comprend bien ici que le tableau est tout entier imprégné de la dimension morbide qu’annonce déjà le titre: « Le jeune Bacchus malade ». Dans le tableau de Caravage, la maladie est étroitement liée à son étymologie latine, morbus, ce qui nous conduit vers la mort. J’ai appris par la suite que nombreux avaient été les critiques qui soulignaient la ressemblance – frappante, il est vrai – entre la table de pierre sur laquelle reposent les fruits du Caravage et une pierre tombale (cf. Sabouret Emmanuelle, « La disjonction du Caravage », Adolescence, t. 26, n° 2, 2008, p. 423-448). Nature morte vivante; regard désirant mortifère. Tout dans le tableau évoque l’alliance d’Éros et Thanatos: la pulsion de mort y défie la pulsion sexuelle.

Là commence le contraste entre cette œuvre et la représentation qu’en propose Sherman, où la pulsion sexuelle l’emporte sur la mort, jusqu’à l’anéantir. Le marbre froid de la table-pierre-tombale est remplacé par un bois chaud. Les lumières sont vives, chaudes, saturées. Mais la saturation des couleurs et les jeux de lumière demeurent ambigus: s’ils accentuent l’impression de peinture qui se dégage manifestement de l’œuvre de Sherman, ils mettent également en jeu les codes de la photographie, qui deviennent alors des outils d’altération de la photographie elle-même (couleurs excessivement saturées, finition brillante, luminosité délibérément augmentée, accentuation des contrastes). L’artiste américaine se plaît à explorer les possibilités des outils de la photographie pour montrer en quoi ceux-ci, bien utilisés, peuvent faire de la photographie autre chose qu’une simple captation du réel. Elle semble en effet travailler ses photographies comme des tableaux: elle œuvre à leur composition, à leurs lignes, à leurs lumières.

On ne peut pas exactement dire que la photographie de Sherman copie ni même qu’elle imite le tableau de Caravage – et encore moins qu'elle en constitue, comme l’interprétait Daniel Grojnowksi, une « forgerie plaisante » qui viserait une reproduction à l’identique de l’œuvre de Caravage. La photographie de Sherman n'est ni le décalque du tableau ni une œuvre à la façon de – elle constitue plutôt une citation qui s’approprie véritablement une œuvre qu’elle rend sienne. Que l’on connaisse ou non le tableau de Caravage – dont le caractère original se trouve ébranlé –, la photographie de Sherman est autre. Une circularité symbolique opère ici, jouant sur les concepts de création et de sacré: l'artiste utilise une œuvre première, qu’elle désacralise d'une part en la citant de manière altérée, mais qu'elle encense aussi, par le simple fait de la citation artistique – citation « sans guillemets » qui reconnaît le prestige d’une œuvre que l’on ne présente plus. Dans cette photographie, c’est la photographe elle-même qui devient le dieu malade: la photographe est la créatrice, elle s’érige en divinité photographiée et photographiante. Finalement, Sherman cite les idoles, mais de manière paradoxale, en s’érigeant comme l’une d’entre elles – car c’est bien Sherman, et non pas Bacchus, que nous venons adorer dans l’exposition qui, pour plus d’une raison d’ailleurs, porte son nom.


Ressources

  • Sabouret Emmanuelle, « La disjonction du Caravage », Adolescence, 2008/2 (T. 26 n°2), p. 423-448.
  • Grojnowski Daniel, « Le Déluge, d’une Chapelle à l’autre », Critique, 2010/10 (n° 761), p. 875-882. 
  • Lista Giovanni. « Le « tableau vivant » et l’œil mécanique », Ligeia, vol. 117-120, no. 2, 2012, pp. 58-81.
  • Fondation Louis Vuitton
  • http://www.cindysherman.com/
  • Borghese Gallery

mise à jour le 22 février 2021


Â