Yves Peyré
(Paul Valéry-Montpellier III)

 

La fécondité du Songe

 

 

Pourquoi Hippolyté est-elle une Amazone ? Que signifie, dans la pièce, cette précision ? L’enquête menée se situe à l’intersection du tissu textuel, métaphorique et dramatique de la comédie d’une part, et d’autre part, de l’ensemble de textes et de représentations permettant de reconstruire la figure de l’Amazone telle qu’elle pouvait être perçue, ou imaginée, en Angleterre, au seizième siècle.

Il y a au moins, dans la pièce, deux Thésée, le premier, sage gouverneur, est issu du Conte du chevalier de Chaucer, le second, volage séducteur, provient de Plutarque et des Héroïdes d’Ovide. Comme il y a dans A Midsummer Night’s Dream deux figures de Thésée qui interfèrent et se superposent, y a-t-il deux figures d’Hippolyté l’Amazone ?

Une tradition remontant à Christine de Pisan et à Boccace donne des Amazones une image idéalisée de nobles et valeureuses guerrières. Ce mythe servit à la construction de l’image politique de la reine Élisabeth au lendemain de la défaite de l’Armada. Il sous-tend aussi la prolifération de belles guerrières dans la littérature romanesque de la Renaissance, figures de l’intégration harmonieuse, par une femme, de valeurs masculines. Shakespeare s’approche de cette valorisation androgyne de la femme, tout en s’en dissociant, lorsque Rosalind, dans As You Like It, projette de partir " all points like a man, / A gallant curtal-axe upon [her] thigh, / A boar-spear in [her] hand " (1.3.115-17).

Mais parallèlement, la femme-homme était perçue comme une monstruosité plus dangereuse que l’homme-âne. Parmi les spectacles rejetés par Thésée, " The battle with the centaurs " et " The riot of the tipsy bacchanals " évoquent de façon symétrique deux paroxysmes de violence, dans un cas masculine, dans l’autre féminine. La troupe désordonnée des Bachantes révèle la menace que présente l’armée des Amazones. La féminisation de l’homme qu’implique souvent la masculinisation de la femme fait de la figure de l’Amazone un objet d’angoisse, comme le montre bien l’étude de Ladan Niayesh (" L’heure des Amazones ", Lectures d’une œuvre : A Midsummer Night’s Dream, éd. Christine Sukic, Paris, 2002, p. 27-39), qui fait apparaître la présence diffuse de traits amazoniens dans Le Songe.

L’une des caractéristiques principales des Amazones, outre leur célibat, est leur pratique de l’ablation du sein droit, qui fait de l’Amazone un symbole de stérilité. C’est ainsi qu’elle apparaît dans l’ Énéide de Virgile, où elle est également associée à Diane et à la lune.

Mêlant les signes, Hippolyté et Thésée associent la lune tout à la fois à l’arme des Amazones, à leurs noces, et à l’éventuelle condamnation d’Hermia au célibat. À partir de là, les images de stérilité s’étendent dans la pièce, où elles se trouvent concurrencées par les images de fécondité. Il s’agit d’une part de la rosée fécondante, associée au domaine de Titania, et d’autre part des formes hybrides, associées à la fois à la dramaturgie des artisans et au berceau de verdure de Titania. Autant qu’à Ovide, celle-ci emprunte peut-être son nom à Virgile, pour qui " Titania … astra " désigne le soleil, en conjonction avec la lune, dans un passage décrivant la production de toute vie. S’il en est ainsi, Titania contribue à effacer les peurs liées à une masculinisation amazonienne par une hybridation féconde dans laquelle la féminité de la lune absorbe les qualités masculines du soleil, comme le perçoit accidentellement Bottom-Pyrame : " Sweet moon, I thank thee for thy sunny beams " (5.1.266). La pièce ne montrerait pas alors le triomphe de la clarté solaire de la rationalité athénienne sur les fantasmes lunaires de la forêt mais l’intégration harmonieuse des principes féminins et masculins – qui n’est peut-être qu’un rêve.