Ladan NIAYESH
Université de Paris VII
Le serpent fait partie des animaux dont le symbolisme accuse
les contrastes les plus marqués dans la plupart des cultures.
Tantôt solaire et tantôt lunaire, tantôt masculin
(forme phallique) et tantôt féminin (quand il se
love et entoure), tantôt " rusé " (Genèse,
3 :1) et tantôt " prudent " (Matthieu,
10:16), il évoque la mort par son venin mortel, mais paradoxalement
aussi le renouveau et l'immortalité à cause du phénomène
de mue.
Ce symbolisme riche et diversifié se reflète pleinement
dans Antoine et Cléopâtre. Décrivant
les différents produits du Nil à l'acte II, scène
7, Antoine et Lépide soulignent la double valeur symbolique
des serpents qui évoquent une vie foisonnante sur les bords
du fleuve, mais également la mort par leur venin. Vie et
mort, fertilité et poison se côtoient plus loin dans
la pièce, dans le panier apporté par le paysan à
Cléopâtre (V.ii).
L'association, ou faut-il dire l'opposition, entre la femme et
le serpent est commune à de nombreuses cultures. Ainsi,
complice de la femme dans le péché originel, le
serpent devient à la suite de cet épisode son ennemi
et l'ennemi de sa descendance (Genèse, 3 :15). Mais
l'art chrétien du Moyen ge brouille les pistes quand il
figure " Luxuria ", l'allégorie de la luxure
(péché féminin par excellence !), sous les
traits d'une femme dont les serpents dévorent les seins
et parfois le sexe, sans qu'on sache au juste si elle en retire
une jouissance sexuelle ou une souffrance mortifère.
S'agissant d'Antoine et Cléopâtre, l'aspic
semble représenter le châtiment et la mort pour la
pécheresse Cléopâtre dans la scène
de son suicide, mais il devient paradoxalement aussi une source
de jouissance amoureuse, comme le suggère le paysan dans
son intermède comique sur " le joli ver du Nil ".
La morsure du serpent contribue ainsi à atténuer
l'horreur de la mort et à en faire un acte d'amour sous
toutes ses formes, aussi bien sexuelle (V.ii.289-290) que maternelle
(V.ii.303-304).
L'interprétation se complique par le télescopage
avec un autre des réseaux d'images qui enserrent le personnage
de Cléopâtre dans la pièce, à savoir
les images ayant trait à la sorcellerie (cf. IV.xii.16,
25, 30 et 47). Telle la sorcière qui accomplit des prodiges
grâce à l'aide apportée par ses démons
familiers avant d'être dévorée par eux, Cléopâtre
renverse la donne à l'acte V par une ruse digne d'un serpent.
Mais, charmeuse de serpents à ses heures, Cléopâtre
se présente également dans la pièce comme
étant pourvue d'un charme de serpent. Depuis le "
my serpent of old Nile " d'Antoine (I.v.26) jusqu'au "
Have I the aspic in my lips ?" de Cléopâtre
elle-même (V.ii.287), la reine d'Égypte se trouve
assimilée à un serpent à travers l'une des
plus riches métaphores filées de la pièce.
Ainsi veille-t-elle sur un véritable trésor tel
le vipère sur son escarboucle, tandis qu'elle hypnotise
Antoine et les riverains de Cydnus par son regard de serpent (II.ii.226-227
et 235-236). Enserrant de plus en plus dans ses anneaux un Antoine
pour qui l'horizon se rétrécit au fil des scènes,
le ramenant de la lointaine Rome en Égypte, à Alexandrie,
puis au monument où la femme-serpent se terre, Cléopâtre
finit par étouffer et briser le héros tel un boa
: " Bruisèd pices, go. " (IV.xiv.42)
Mais ce n'est pas sur ce serpent qui étouffe que l'auteur
a choisi de clore sa pièce. Les dernières scènes
nous montrent un autre aspect de l'animal, insoupçonné
jusqu'alors : le renouveau. Véritable mue du serpent, le
changement d'habit de Cléopâtre avant son suicide
contribue à lui donner une seconde jeunesse, voire l'immortalité.
Laissant derrière elle la vieillesse et la mort, la femme-serpent
se métamorphose alors sous nos yeux pour retrouver un Antoine
redevenu lui aussi juvénile avec ses boucles d'enfant (V.ii.295).
Ce texte est le résumé d'une communication
présentée au colloque d'agrégation organisé
à l'Université de Rennes II. Le texte complet figurera
dans les actes du colloque, à paraître en janvier
2001.