Ladan NIAYESH
Université de Paris VII
L'une des trois parties du monde antique avec l'Europe et l'Asie,
l'Afrique représente pour les auteurs classiques la quintessence
de l'altérité extrême et provoque à
ce titre l'admiration et l'attirance autant que l'effroi et le
rejet. Cette dualité qui caractérise fondamentalement
le rapport à l'Autre se retrouve dans l'une des plus célèbres
représentations allégoriques de l'Afrique à
la Renaissance. Il s'agit de la gravure " Africa " de
César Ripa dans son Iconologie, qui figure le continent
noir sous les traits d'une belle femme à la sensualité
exacerbée, parée de bijoux et d'ivoire, mais accompagnée
d'animaux féroces (lion, scorpion, serpents).
Animale, féminine, barbare : ainsi se présente,
à l'instar de l'Afrique de Ripa, l'Égypte de Cléopâtre.
Longue est la liste des animaux d'Égypte dans la pièce
de Shakespeare (insectes, crocodiles, serpents), mais tous ont
pour points communs d'être des enfants du Nil fertile et
d'être nuisibles à l'homme. Un coup d'oeil à
la liste des personnages permet de se rendre compte à quel
point Rome se présente comme un monde d'hommes, là
où l'Égypte apparaît comme un monde de femmes
(trois personnages de femmes sur les quatre de la pièce
sont égyptiennes), ou tout au moins de non-hommes (les
eunuques Mardian et Photinus (qui dirige les armées égyptiennes),
le faible Alexas, le trésorier qui manque à l'honneur
masculin en trahissant la reine). En l'absence de figures masculines
héroïques, la symbiose devient totale entre l'Égypte
et l'héroïne qui l'incarne, et ce au point qu'Antoine
ne reconnaît plus Cléopâtre par son nom dans
les scènes de défaite, mais l'appelle " Egypt
", faisant ainsi de la femme qu'il aime un pays et du pays
qu'il a choisi de défendre une femme qui l'a perdu. Points
d'orgue d'une identité africaine diversement incarnée
dans Antoine et Cléopâtre par des animaux
exotiques mais féroces, une nature luxuriante mais hostile,
etc., la féminité et la sexualité de Cléopâtre
achèvent de faire de l'Égypte un objet de fascination
autant qu'une menace pour Rome et les Romains.
Civilisé / barbare, masculin / féminin, guerrier
/ festif : l'opposition est totale entre les deux mondes romain
et africain dans Antoine et Cléopâtre. La
tirade d'Octave (I.iv) décrivant ce qu'Antoine fut jadis
se présente comme un résumé éloquent
d'un idéal de vertu et d'abstinence romaines, en totale
opposition avec les fastes et l'abondance égyptiennes.
L'opposition entre les deux mondes est également visible
dans le contraste qui existe entre le banquet fraternel et somme
toute assez modeste des Romains sur la galère de Pompée
(II.vii) et le banquet de Cléopâtre à Cydnus
rapporté par Enobarbus (II.ii) et qui se place dans la
lignée de la tradition classique du " banquet des
sens ".
Entre les deux pôles romain et égyptien de la pièce,
le va-et-vient est constant. Dix-huit scènes se déroulent
à Rome (ou dans l'Empire), contre vingt-quatre en Égypte.
La distribution spatiale est la plus complexe à l'acte
III, où les mêmes événements (mariage
d'Antoine, bataille d'Actium) sont ainsi vécus deux fois
et perçus de deux points de vue opposés. Mais globalement,
on peut dire que dans les quatre premiers actes, nous suivons
les pas d'Antoine, ce " Romain égyptianisé
", avant la fusion finale des deux mondes à l'acte
V avec l'invasion romaine de l'Égypte.
La contamination culturelle d'Antoine se présente essentiellement
dans la pièce en termes de contamination sexuelle par la
féminité de l'Égypte et de sa reine. De fait,
le motif d'émasculation occupe une place prépondérante
dans Antoine et Cléopâtre. Il s'exprime notamment
au moyen d'un accessoire aux connotations tant guerrières
que phalliques, à savoir l'épée d'Antoine,
jadis instrument de son plus grand triomphe militaire à
Philippes (III.xi.35-37), mais qui est à présent
devenue le jouet d'une femme qui la dérobe (II.v.21-23)
ou l'affaiblit (III.xi.66). Perte de la bataille et perte de la
virilité se rejoignent dès lors dans la formulation
choisie par Antoine pour rendre compte de la trahison de Cléopâtre
: " She has robbed me of my sword. " (IV.xiv.23) Son
suicide manqué, dû à un maniement imparfait
de l'épée, le souligne.
Tel Hercule, l'ancêtre dont le Romain se réclame
et que la reine barbare Omphale dépouilla de ses attributs
de la civilité comme de la virilité en le soumettant
à une condition de servante, Antoine se retrouve séduit
et contaminé par l'Égyptienne Cléopâtre.
Il y laisse son identité de Romain, sa virilité,
et pour finir, la vie.
Ce texte est le résumé d'un article paru dans Lectures d'une uvre : Antony and Cleopatra, William Shakespeare, sous la direction de Christine Sukic (Paris : Éditions du Temps, 2000) : 43-58.