ABSTRACT
Antoine et Cléopâtre est une pièce maniériste où, sous la surface de l'opulence et de l'excès, opère une vertigineuse physique du vide. L'architecture compliquée de l'intrigue fait dès lors apparaître le gouffre au-dessus duquel elle a été bâtie, ne tenant plus que par le jeu des forces contraires qui opposent Rome et l'Égypte, la volupté et la vertu, la fermeté et la dissolution. Dans cette tragédie de style inédit, Shakespeare inaugure une esthétique du creux ("gap") où il dépasse les limites génériques et sexuelles ordinaires pour définir un espace paradoxal, celui de la jouissance. Dans cette économie du désir et du plaisir, le dramaturge épouse les contours du 'O' féminin et théâtral pour redéfinir la masculinité héroïque et fait désormais de ce rien et de ce vide apparents les fondements d'une totalité inattendue.
Antony and Cleopatra is a Mannerist play where, underneath a surface text teeming with opulence and excess, a vertiginous physics of nothingness is set at work. The complicated architecture of the plot thus appears to be suspended above the void and to be holding together only due to the tension between contrary forces -between Rome and Egypt, voluptas and virtue, firmness and dissolution. Shakespeare's new tragic style inaugurates an aesthetics of the 'gap' which 'o'erflows' ordinary generic and gender limits to open up a paradoxical space, that of jouissance. This economy of desire and pleasure identifies its own site with the female and theatrical 'O' which redefines heroic masculinity and turns its apparent nothing into a form of unexpected, complete being.
Antoine et Cléopâtre est une pièce
à l'architecture mouvementée et tourmentée,
marquée par les tensions successives, voire les torsions
entre ces deux pôles schématiquement antithétiques
que sont Rome et l'Egypte.
D'évidence, il s'agit moins d'une uvre "baroque"
(Venet 300-301), pleine, foisonnante, exubérante, (Dubois
46, 52-4), que d'un texte marqué au coin d'une esthétique
de l'incertitude, de l'ombre et du vide, plus vincinienne ou caravagesque
que fille du Bernin ou de Rubens. La finalité ultime de
cette rhétorique des contraires qui la sous-tend et accumule
à l'envie les figures de l'hyperbole et du paradoxe (Colie
190-207, Adelman, 1973, 102-57), éludant toute tentative
de définition générique, ne serait-elle pas
de montrer l'impossibilité même des limites et de
la mesure ordinaires ? Nous sommes en présence d'un texte
de type nouveau, à mi-chemin des grandes tragédies
et des dernières comédies de Shakespeare (Neill
9), où le merveilleux et l'ironie, le ridicule et le sublime
se côtoient de bout en bout, et où le recours fréquent
à la mise en abyme, à l'artifice du spectacle dans
le théâtre et de la pièce dans la pièce
est encore mis en valeur par l'importance accordée au registre
ludique ou histrionique. On a donc à bon droit pu y voir
l'équivalent du rôle dévolu à l'ostension
de l'art ("mostrar l'arte") dans la peinture maniériste
de la Haute Renaisance (Maquerlot 146-69) .
Le monde d'Antoine et Cléopâtre est un monde
en crise, en voie d'effondrement, et qui se trouve en proie à
un vaste mouvement de pulsation et de fuite, un monde marqué
par la transformation autant que par une instabilité fondamentale.
Shakespeare dissimule l'inquiétude derrière l'opulence
d'une série de tableaux où l'embarras des richesses
masque en réalité la part d'ombre et de vide qui
en font à la fois le prix et la fragilité. La beauté,
la puissance et la gloire ne sont ici que le voile éphémère
de l'impermanence et de la faille, suggérés au passage
par l'humour, les variations incessantes de perspective, le sentiment
du relatif et de l'incertain qui régnent sur une intrigue
longue de quarante-deux scènes et donc passablement chargée
et compliquée.
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® François Laroque & Études Anglaises