"Plutôt seront Rhône et Saône déjoints
Que d'avec toi mon coeur se désassemble ..."
Maurice Scève, Délie, Dizain XVII.
N.B.: Article publié dans Le Fleuve et ses métamorphoses, Actes du colloque de l'Université Jean Moulin, Lyon III, 13-14 mai 1992. Études réunies et présentées par François Piquet, Didier Érudition, Paris, 1994, pp. 437-42.
Dans Antoine et Cléopâtre, le fleuve et
ses métamorphoses s'inscrivent au coeur de la pièce
dans la mesure où le texte est parcouru en tous sens par
les méandres de "the o'erflowing Nilus" (I.2.46)
qui imprègne et même sature le discours dramatique.
Par le biais d'une riche intertextualité fluviale, dont
les sédimentations renvoient à cette particularité
de la géographie, ou plus exactement de l'hydrographie
égyptienne que sont les crues du Nil, Shakespeare réussit
à camper le décor et l'atmosphère particulière
de cette fresque de la décadence de l'Empire tout en assemblant
les divers référents mythiques (égyptiens,
hellénistiques et romains) à l'arrière-plan
de l'histoire.
Le Nil n'est en effet le lieu de nulle action dans la pièce,
sinon d'une brève partie de pêche au cours de laquelle
Marc-Antoine est victime des facéties de Cléopâtre
qui fait accrocher par un plongeur un poisson salé à
sa ligne (II.5.10-18). Si le Nil est évoqué sous
une double dénomination dans la pièce - la graphie
masculine du latin "Nilus" voisine en effet avec l'appellation
plus féminine de "Nile" - il est cependant essentiellement
lié au personnage de Cléopâtre et suit en
cela la tradition des paysages anthropomorphes que l'on trouve
souvent à la Renaissance, en poésie comme en peinture.
Comme le signale cette androgynie fondamentale, le Nil est l'espace
où s'opère la fusion des contraires, la "coincidentia
oppositorum" qui réunit l'abondance et la stérilité,
la laideur et la beauté, le venin et les délices.
Il est enfin une force, une dynamique, dont les rythmes scandent
la vie du pays qu'il arrose et fertilise, dont la capacité
destructrice égale le pouvoir d'engendrement et de renouvellement.
Si ses débordements oblitèrent les limites, c'est
néanmoins de ce chaos que surgissent les forces qui vont
régénérer la terre et permettre à
la vie de se perpétuer.
Dès les premiers vers de la pièce, le Nil sert d'aune métaphorique pour mesurer les débordements de Marc-Antoine en Égypte :
Philo Nay, but this dotage of our general's
O'erflows the measure. (I.1.1-2)
Il y a ici une allusion au nilomètre ("measure") qui servait à mesurer la montée des eaux et à estimer l'importance de la crue annuelle dont dépendait l'avenir des récoltes. Antony décrira ce dispositif séculaire pour en expliquer le fonctionnement à César lors du banquet offert par Pompée à bord de sa galère :
Thus do they, sir : they take the flow o'th' Nile
By certain scales i'th' Pyramid; they know,
By the height, the lowness, or the mean if dearth
Or foison follow. The higher Nilus swells,
The more it promises; as it ebbs, the seedsman
Upon the slime and ooze scatters his grain,
And shortly comes to harvest (II.7.16-22).
De par ses fluctuations annuelles qui ressemblent à quelque grande marée, abandonnant lorsqu'il se retire des alluvions de limon rouge, le fleuve évoque les mouvements d'une mer intérieure plus que le bras d'eau qui irrigue et sert d'axe de circulation au pays qu'il traverse. Les graines semées sur cette boue visqueuse ("slime and ooze") germent rapidement et permettent une récolte précoce. Il est donc indirectement suggéré que les débordements de Marc-Antoine ne sont pas que stérile dissipations, étourdissements, quête énervante de la volupté pour elle-même, mais qu'ils aboutiront à une fertilisation et à un profond renouvellement de soi. C'est sans doute ce qu'indique Cléopâtre lorsque prononçant son éloge funèbre après le suicide de son amant, elle déclare
[...] For his bounty,
There was no winter in't; an autumn 'twas
That grew the more by reaping (V.2. 85-7).
Ces débordements sont donc autant ceux de la générosité
et de la munificence ("bounty") que la marque de son
insatiable soif de plaisirs ("the ne'er-lust-wearied Antony"
comme l'appelait Pompée, II.1.39).
De telles inondations du fleuve n'ont pas qu'un pouvoir positif.
Elles sont également évoquées pour leur valeur
destructrice dans le contexte général des grands
châtiments bibliques (déluge et plaies d'Égypte).
Les critiques ont remarqué le parallélisme des imprécations
des deux amants : Marc-Antoine s'exclame en effet "Let Rome
in Tiber melt" (I.1.35) avant de déclarer deux vers
plus loin "Kingdoms are clay; our dungy earth alike/Feeds
beast and man". Quant à Cléopâtre, elle
s'écrie dans un accès de rage "Melt Egypt into
Nile" (II.5.79) avant de s'en prendre à Rome lorsqu'elle
apprend le remariage d'Antoine à la soeur d'Octave, "Sink
Rome" (III.7.15). Ces visions concomitantes d'apocalypse
les rapprochent tous deux dans leur pulsion de mort et leurs fantasmes
de dissolution universelle plus qu'elles ne vouent effectivement
le monde à la catastrophe.
Cléopâtre va plus loin et appelle de ses voeux une
terre infestée de serpents :
...kindly creatures/Turn all to serpents (II.5.79-80).
Un peu plus bas, elle réitère le même souhait :
Messenger Should I lie, madam?
Cleopatra O, I would thou didst,
So half my Egypt were submerged and made
A cistern for scaled snakes! (II.5.95-7)
Ces malédictions reposent sur la légende bien connue à l'époque selon laquelle la boue du Nil était, sous l'action du soleil, un terrain propice à la génération spontanée, donnant naissance à diverses engeances reptiliennes (Antoine jure "By the fire/That quickens Nilus' slime...", I.3.68-9). Lors de la rencontre à bord de la galère de Pompée, Lépide se fera l'écho de ces croyances :
Lepidus Your serpent of Egypt is bred now of your mud
by the
operation of your sun; so is your crocodile (II.7.1.25-6).
Le Nil est donc supposé donner naissance à une
vie animale aussi bien que végétale et cette idée
rejoint la notion alchimique, développée par Paracelse
entre autres, selon laquelle la corruption de la matière
permet d'engendrer une nouvelle forme de vie. La décomposition
mène à la renaissance sous une autre forme (voir
la "transmigration" du crocodile à laquelle Marc
Antoine fait allusion dans la même scène, ligne 41)
et du chaos surgit un nouveau type de vie.
La putréfaction d'un corps, sur lequel les mouches et divers
insectes aquatiques ont pondu leurs oeufs, permet même,
aux dires de Cléopâtre une forme de régénération,
de purification par l'épreuve même de la corruption
:
Dissolve my life! the next Caesarion smite,
Till by degrees the memory of my womb,
Together with my brave Egyptians all,
By the discandying of this pelleted storm
Lie graveless till the flies and gnats of Nile
Have buried them for prey! (III.13.166-71).
Elle s'appliquera ces images à elle-même lorsqu'elle se donnera la mort par la piqûre du serpent du Nil à la fin plutôt que de risquer de subir l'humiliation d'être traînée en triomphe par Octave à Rome :
Rather on Nilus' mud
Lay me stark nak'd and let the water-flies
Blow me into abhorring! (V.2.57-9).
Au spectre de la mort hideuse qui va défigurer ce corps
qui était l'emblème de la beauté physique
s'ajoute l'obscénité du cadavre gonflé, que
sa nudité ouvre à toutes les profanations (jeu de
mots sur "abhorring/ab(w)horing"). La belle putain d'Egypte
ouvre son corps à la copulation des mouches d'eau. Mais
cette vision, qui rejoint un instant le monde pessimiste d'Hamlet
ou d'Othello, est cependant rapidement transcendée
en un élan cosmique qui permet de convertir le cauchemar
de la pourriture corporelle en une simple étape du processus
de transformation universel et d'y voir un élément
d'un rite de fertilité.
La tendance générale à la liquéfaction,
à la dissolution de la forme dans l'informe, s'exprime
dans l'usage répété du verbe "to melt"
(le mot ne compte en effet pas moins de cinq occurrences dans
la pièce) et de ses synonymes, "to dissolve"
(deux occurrences) et "to discandy", qui, selon l'O.E.D.,
signifie "to melt or dissolve out of a candied or solid condition",
dont les deux seules utilisations dans toute l'oeuvre de Shakespeare
se trouvent dans Antoine et Cléopâtre. Le
royaume d'Égypte est en proie à l'eau qui envahit
tout, transforme la terre en boue fangeuse ("dungy earth",
I.1.37) ou en limon ("slime", mot qui revient à
trois reprises dans la pièce) et qui crée des sables
mouvants ("quicksands", II.7.55).
Pour décrire les fluctuations de l'opinion populaire, Octave
recourt à une image aquatique, celle des roseaux qui sont
bercés de-ci de-là par les flots avant de pourrir
sur pied du fait de ce perpétuel mouvement de ressac :
This common body,
Like to a vagabond flag upon the stream,
Goes to and back, lackeying the varying tide
To rot itself with motion (I.4.44-7).
Mais l'image qui se superpose à celle-ci, à cause de l'ambiguïté de l'expression "common body" qui désigne ici la populace et qui signifie littéralement "ce corps vil", est celle d'un cadavre roulé par les eaux jusqu'au pourrissement. Les mouvements de l'eau inspirent aussi Antoine lorsqu'il veut décrire les hésitations d'Octavie qui n'ose pas se confier à son époux avant son départ pour l'Égypte :
Her tongue will not obey her heart, nor can
Her heart inform her tongue -the swansdown feather,
That stands upon the swell at the full of tide,
And neither way inclines (III.2.47-50).
Mais si l'ensemble de ces champs sémantiques et divers réseaux d'images se rattachent indiscutablement au Nil, dont les principales caractéristiques, la léthargie en période de basses eaux, la montée soudaine au moment des inondations annuelles, les alluvions caractérisques qu'il laisse lorsqu'il se retire, servent à créer métaphoriquement l'atmosphère de l'Égypte de Cléopâtre, il s'opposent également à d'autres fleuves dont la présence est évoquée dans la pièce. Dans Antoine et Cléopâtre, un fleuve peut en effet en cacher un autre...
L'exclamation de Marc-Antoine au début de la pièce, "Let Rome in Tiber melt!", par laquelle il semble appeller de ses voeux l'écroulement de l'empire romain à la grandeur duquel il préfère désormais la volupté orientale, lui sert en fait de réponse aux accusations d'une Cléopâtre jalouse qui met en doute la nécessité pour lui de retourner à Rome où il va revoir son épouse Fulvia. L'allusion au fleuve romain introduit une métonymie où l'opposition implicite du Nil et du Tibre symbolise l'opposition de l'Orient et de l'Occident, de l'Égypte et de Rome, de Cléopâtre et de Fulvia, du chaud et du froid. Elle opère également un retour en arrière en faisant indirectement allusion à l'épisode que raconte Cassius dans Jules César lorsqu'il sauva son général de la noyade à la suite du pari qu'ils avaient fait de traverser le Tibre à la nage :
For once, upon a raw and gusty day,
The troubled Tiber chafing with her shores,
Caesar said to me, "Dar'st thou, Cassius, now
Leap in with me into this angry flood,
And swim to yonder point? "Upon the word,
Accoutred as I was, I plunged in
And bade him follow; so indeed he did.
The torrent roar'd, and we did buffet it
With lusty sinews, throwing it aside
And streaming it with hearts of controversy.
But ere we could arrive the point propos'd,
Caesar cried, "Help me, Cassius, or I sink".
I, as Aeneas, our great ancestor,
Did from the flames of Troy upon his shoulder
The old Anchises bear, so from the waves of Tiber
Did I the tired Caesar... (I.2.99-114)
Ici, le fleuve charrie des eaux tumultueuses et probablement
glacées et il est l'objet d'un enjeu sportif qui est aussi
une ordalie initiatique. César, qui tient à donner
la preuve de la légitimité de son autorité
en accomplissant une prouesse physique, révèle en
fait sa faiblesse et donne ainsi l'occasion à son fils
spirituel, Cassius, de lui sauver la vie. L'exemple d'Énée
sauvant son père Anchise en l'emmenant sur ses épaules
loin de la cité en flammes a une valeur emblématique
: quittant la cité asiatique, il ira fonder la ville de
Rome, laquelle est à présent menacée par
la tyrannie de César que Cassius a arraché à
la mort. Marc-Antoine, lui, fait le trajet inverse : il voue Rome
au déluge pour se tourner résolument vers l'Orient.
Les eaux froides du Tibre sont le lieu de l'action qui doit révéler
la trempe d'un chef par le truchement de l'épreuve et du
défi lancé aux éléments; au contraire,
le Nil aux eaux boueuses est synonyme de langueur, d'inaction,
de mollesse.
Ce n'est d'ailleurs pas sur le Nil que Cléopâtre
fait une entrée en scène aussi spectaculaire que
fatale, lorsqu'elle apparaît sur sa barge au centre d'une
somptueuse fête nautique, mais sur le fleuve Cydnus, en
Cilicie (région située près de la côte
méditeranéenne au sud est de la Turquie d'aujourd'hui),
près de Tarse. Je ne résiste pas au plaisir de citer
la description bien connue qu'en fait Enobarbus devant un public
de Romains ébahis :
The barge she sat in, like a burnished throne
Burned on the water. The poop was beaten gold;
Purple the sails, and so perfumèd that
The winds were lovesick with them. The oars were silver,
Which to the tune of flutes kept stroke, and made
The water which they beat to follow faster,
As amorous of their strokes. For her own person,
It beggared all description: she did lie
In her pavilion - cloth of gold, of tissue -
O'erpicturing that Venus where we see
The fancy outwork nature. On each side her
Stood pretty dimpled boys, like smiling Cupids,
With divers-coloured fans, whose wind did seem
To glow the delicate cheeks which they did cool,
And what they undid did [...]
Her gentlewomen, like the Nereides,
So many mermaids, tended her i'th'eyes
And made their bends adorning. At the helm
A seeming mermaid steers. The silken tackle
Swell with the touches of those flower-soft hands,
That yarely frame the office. From the barge
A strange invisible perfume hits the sense
Of the adjacent wharfs... (II.2.201-23).
Cléopâtre a sa place au centre d'un tableau mythologique
et baroque qui est une version fluviale de l'apothéose
de la Vénus marine surgie de l'écume. Une telle
fête nautique constitue un véritable "pageant"
analogue à ceux que la reine Elisabeth aimait voir organiser
en son honneur lorsqu'elle se rendait en province pour l'un de
ses "Summer progresses". Mais en dehors de l'oeil, ce
tableau vivant touche aussi l'oreille (musique des flutes), l'odorat
(parfum étrange qui émane de la barge) et le toucher
(allusion à des cordons de soie et à des mains douces
comme des fleurs). C'est la nef des plaisirs des sens, un jardin
des délices flottant. Le fleuve est ici le lieu du spectacle,
de la pompe, du déploiement orchestré du luxe et
de la séduction. L'eau compte moins que le spectacle qu'elle
porte mais il est quand même dit qu'elle semble éprise
des rames qui la fendent ("amourous of their strokes")
et ce comportement de fascination passive et quelque peu masochiste
évoque déjà ce que sera plus tard l'attitude
d'Antoine face à Cléopâtre.
Mais cette image euphuiste est également à mettre
en parallèle avec l'étreinte de la mort que Cléopâtre
assimile à celle de l'amour lorsqu'elle déclare
à Charmion après la mort d'Iras à qui elle
a donné un dernier baiser
The stroke of death is as a lover's pinch,
Which hurts, and is desired (V.2.289-90).
Antoine avait déjà, au moment de sa mort, évoqué cette vision souriante du passage dans le monde de l'au-delà :
Eros! - I come, my queen. - Eros! - Stay for me.
Where souls do couch on flowers, we'll hand in hand,
And with our sprightly port make the ghosts gaze (IV.1.50-2).
Selon Ted Hughes, dans son récent ouvrage sur Shakespeare, Shakespeare and the Goddess of Complete Being, Cléopâtre, parmi tous ses attrributs, possèderait aussi les caractéristiques d'une reine des Enfers :
[...] from the Roman point of view she [...] is [...] not
only the black African Queen of serpents, witchcraft,
magicians, poisons, the river of the dead and the under-
world, but also a 'gypsy', a 'trull', a 'whore'...
L'oubli qu'elle procure est analogue à celui que dispensait
le fleuve Léthé, double infernal du Nil voluptueux,
dont les propriétés sont mentionnées à
deux reprises dans la pièce ("Leth'd dullness",
II.1.24 et "soft and delicate Lethe", II.7.102). Le
monde de la mythologie et de l'imaginaire donne ainsi du fleuve
souterrain et donc du monde d'après la mort une vision
rassurante en le présentant comme l'image renversée
du Nil.
Cette remarque me conduit à présent à envisager
les configurations symboliques et mythiques du Nil dans Antoine
et Cléopâtre.
Le premier élément de cette vaste constellation symbolique dans laquelle le Nil instaure une confluence des images et du sens, est bien entendu l'identification implicite de Cléopâtre et du fleuve. Il est, comme elle, ondoyant, langoureux, capricieux et tyrannique. Elle est comme lui source de richesse et de fertilité, dispensatrice de bienfaits pour un peuple qui dépend d'elle pour sa survie. Identifiée à la déesse Isis (III.6.17), dont elle est l'incarnation humaine, elle se trouve directement associée au culte de la crue du Nil dont les variations cycliques permettent d'apporter le limon fertile sans lequel il n'y aurait pas de récoltes dans la vallée. Lorsqu'il mentionne la liaison qu'elle eut avec Jules César, Agrippa évoque ces associations mythiques :
Royal wench!
She made great Caesar lay his sword to bed;
He ploughed her and she cropped (II.2.236-38).
Enobarbus renchérit en faisant une description de ses étonnants pouvoirs de renouvellement qui l'assimilent à quelque force naturelle analogue à celle du fleuve sacré d'Égypte :
Age cannot wither her, nor custom stale
Her infinite variety. Other women cloy
The appetites they feed, but she makes hungry
Where most she satisfies. For vilest things
Become themselves in her, that the holy priests
Bless her when she is riggish (II.2.245-50).
Cléopâtre, femme-fleuve, incarne donc tout le
mystère, la fécondité et les contradictions
qui sont à l'origine de la vie et c'est en tant que telle
que ses débordements et ses appétits sont considérés
par ses prêtres comme l'émanation d'une force divine.
Antoine l'avait compris qui l'appelle "my serpent of old
Nile" (I.5.26). L'iconographie médiévale peut
ici nous conduire à voir en elle un avatar de Mélusine,
une sirène et une magicienne dont les pouvoirs ont partie
liée avec le monde des esprits et des forces maléfiques.
Mais l'image révèle aussi son appartenance atavique
à l'univers mystérieux du fleuve qui secrète
des serpents dans son limon, univers qu'elle s'en ira rejoindre
à la fin en appliquant justement sur son sein des aspics.
Le choix de cette mort douce et rusée, qui déjoue
la surveillance de Dolabella, contribue à réveiller
le soupçon de sorcellerie à cause de cette complicité
avec un animal familier qui lui suce le sang comme un incube dans
quelque perversion diabolique de l'allaitement maternel. Elle
fonctionne ici un peu comme la réincarnation de l'allégorie
médiévale de "Voluptas". Mais cette pose
finale rappelle aussi les fêtes données sur le fleuve
Cydnus puisque Cléopâtre se pare de ses plus beaux
habits et de son diadème (V.2.227-31). Dans sa version
païenne et égyptienne, elle n'est autre qu'une déesse
de la fertilité, l'un des noms de la multiple Isis.
Le vibrant éloge funèbre que Cléopâtre
fait de Marc Antoine après sa mort peut d'ailleurs être
assimilée à une forme de réhabilitation posthume,
analogue à la reconstitution du corps démembré
d'Osiris qui avait été découpé en
quatorze morceaux par son rival Set/Typhon. Pour Antoine, c'est
Octave qui joue le rôle du frère guerrier et destructeur
qui jalouse sa position et, de son point de vue, l'équivalent
du démembrement c'est le sentiment de dissolution de son
identité qui l'envahit avant sa mort au cours de son dialogue
avec Eros :
Antony Eros, thou yet behold'st me?
Eros Ay, noble lord.
Antony Sometimes we see a cloud that's dragonish,
A vapour sometime like a bear or lion,
A towered citadel, a pendent rock,
A forkèd mountain, or blue promontory
With trees upon't that nod unto the world
And mock our eyes with air. Thou hast seen these signs;
They are black vesper's pageants.
Eros Ay, my lord.
Antony That which is now a horse, even with a thought
The rack dislimns and makes it indistinct
As water is in water (IV.14.1-11).
Les images associées à la virilité ("towered citadel", "rock", "forkèd mountain", "promontory", "trees") se disloquent sous ses yeux et il se trouve ramené à l'élément liquide, à la fusion invisible de l'élément dans le même qui le renvoie au vertige d'une dissolution totale de son identité. Tel Osiris, dont les fragments épars furent jetés dans le Nil par son frère ennemi, il ne semble être plus rien ni personne. C'est alors qu'intervient sa reconstitution par la parole de Cléopâtre, qui aura, avant de mourir, une réaction inverse à celle de son amant puisqu'elle abandonne à cet instant le visage changeant de l'inconstance lunaire pour se dresser une statue pour l'éternité :
I am marble-constant; now the fleeting moon
No planet is of mine (V.2.239-40).
Elle atteint son apothéose et, au terme du dialogue d'un comique macabre avec le Clown qui lui apporte le ver du Nil dissimulé dans un panier de figues, elle trouve des accents sublimes qui la propulsent encore vivante dans les hautes sphères du mythe :
Husband I come! [...]
I am fire and air; my other elements
I give to baser life [...]
As sweet as balm, as soft as air, as gentle -
O Antony!...(V.2.281-306).
Dans cette mort volontaire qui l'affranchit de l'esclavage
et de l'humiliation, Cléopâtre fait aussi un sacrifice
d'amour pour aller rejoindre Antoine dans un mariage mystique
au-delà de la mort.
Je voudrais conclure cette communication avec William Hazlittt
qui, dans son analyse d'Antoine et Cléopâtre,
écrivait fort justement que "Shakespear's genius has
spread over the whole play a richness like the overflowing of
the Nile".
Le Nil, ce fleuve où l'on se baigne pas et qui définit
la singularité et le mystère de l'Egypte, fonctionne
en effet comme un analogue de la personnalité changeante
et véritablement protéiforme de Cléopâtre.
Matrice de l'imaginaire, il réunit et absorbe les clichés
et les idées reçues pour les revitaliser et les
souder autour d'une dynamique spécifique qui permet aux
deux principaux personnages de transcender leur condition dans
un élan cosmique qui rejoint les mythes de l'Egypte et
de la Grèce antiques. Grâce à la magie du
théâtre ces mythes prennent une allure à la
fois grandiose et vivante en même temps qu'une dimension
humaine, tandis que le fleuve immémorial continue de les
revivifier en suivant son cours à l'arrière-plan
du drame.
® François Laroque