"Antoine et Cléopâtre et les intermittences du coeur"

François Laroque

 

 

 

 

Antoine et Cléopâtre c'est "La Recherche du temps perdu" de Shakespeare, où le poète de quarante-trois ans traduit sa nostalgie du manque et de l'absence de l'être aimé comme il le fait aussi dans les Sonnets :

When to the sessions of sweet silent thought
I summon up remembrance of things past,
I sigh the lack of many a thing I sought,
And with old woes new wail my dear time's waste
(Sonnet 30)

Cette nouvelle tragédie de l'éros est aussi écriture de l'inquiétude et de l'incertitude, des transports et des arrachements, des fluctuations et des vacillations du coeur et du corps amoureux. Elle est une chronique des départs et des retours, des trahisons comme des retournements et des retrouvailles. H.W. Fawkner montre bien comment la pièce obéit à ce qu'il appelle l'hyperontologie du traître généreux, de celui qui ne peut faire autrement que quitter pour mieux revenir.
Comme le théâtre des perversions qu'est le chapitre de "Sodome et Gomorrhe" dans La Recherche, Antoine et Cléopâtre nous présente un théâtre des crimes et des cruautés de l'amour. Rome et l'Égypte ne sont qu'un autre nom de l'enfer du désir stigmatisé par la malédiction biblique. Dès la première scène, Shakespeare convie le spectateur à un acte de voyeurisme par l'entremise de Philo et Demetrius qui donnent à voir ce qu'ils considèrent comme une comédie grotesque et insoutenable, tout comme Proust rejoue dans son roman la scène obsessionnelle de Montjouvain où Mlle de Vinteuil et son amie se livrent devant le narrateur médusé à une cérémonie perverse et blasphématoire. En français, la jalousie est à la fois une passion et une fenêtre, le lieu et l'exutoire du fantasme. Sur la scène du monde classique réinterprétée pour le public jacobéen, le cosmos et l'éros s'interpénètrent au sein du delta du Nil, coeur d'une intrigue amoureuse et politique qui défraie la chronique. Le coeur battant des deux personnages-titre se confond avec le coeur de l'Égypte qu'alimente l'artère du Nil qui la traverse de part en part. L'osmose de la géographie et d'une hagiographie paradoxale, celle des martyrs de l'amour, permet à Shakespeare de dresser une cartographie du coeur souffrant où le paysage figure une anamorphose du corps et où l'anatomie humaine, conjuguée au féminin comme au masculin, se lit en filigrane dans les courbes voluptueuses du fleuve, la plaine marine, dans les sables mouvants ou le désert des Pyramides.

 

Le coeur et ses caprices

Comme le Nil, le coeur a ses caprices, ses fluctuations, ses élans et ses débordements dans Antoine et Cléopâtre, où le premier verbe utilisé pour décrire Antoine est 'o'erflows the measure' (I.1.2). Le fleuve est le corrélat objectif de la tragédie du coeur, terme utilisé à plus de quarante reprises dans la pièce, dans toutes ses variations sémantiques.
Le coeur est d'abord le siège du courage, de l'honneur et de la virilité martiale. Pour Philo,



His captain's heart,
Which in the scuffles of great fights hath burst
The buckles on his breast, reneges all temper
And is become the bellows and the fan
To cool a gipsy's lust (I.1.6-10)

Il est tapi sous les muscles des pectoraux, eux-mêmes protégés par l'armure guerrière. Cléopâtre, lorsqu'elle aidera Antoine à revêtir son armure sera désignée à l'aide d'une image empreinte de noblesse qui associe l'amour et le métier des armes:

Antony Thou art
The armourer of my heart

Cleopatra Is not this buckled well?

Antony He that unbuckles this, till we do please
To doff't for our repose, shall hear a storm. (IV.4.6-12)

Le coeur est le siège de l'amitié virile qui gouverne les sentiments des frères d'armes lorsqu'ils se retrouvent par-delà les oppositions politiques ou les conflits. C'est une idée directement exprimée par Agrippa, lorsqu'il présente à César et Marc Antoine le moyen qu'il a imaginé de créer entre eux un lien indissoluble :

Agrippa To hold you in perpetual amity
To make you brothers, and to knit your hearts
With an unslipping knot, take Antony
Octavia to his wife, whose beauty claims
No worse a husband than the best of men...

Antony May I never
To this good purpose, that so fairly shows,
Dream of impediment! Let me have thy hand
Further this act of grace; and from this hour
The heart of brothers govern in our loves
And sway our great designs!

Caesar There's my hand.
[They clasp hands]
A sister I bequeath you whom no brother
Did ever love so dearly. Let her live
To join our kingdoms and our hearts; and never
Fly off our loves again. (II.2.133-62)

En lui donnant sa sur Octavie en mariage, César crée ou s'imagine créer entre eux un lien indissoluble, la femme jouant en quelque sorte le rôle d'un trait d'union entre deux rivaux politiques. Mais si l'on s'en réfère ensuite au dialogue en prose entre Enobarbus et Menas, pas plus de quatre scènes plus loin, on voit que le soldat romain ne se fait guère d'illusions sur la pérennité de cette union ni sur la réconciliation de pure circonstance entre les deux hommes :

He will to his Egyptian dish again. Then shall the sighs of Octavia blow the fire up in Caesar, and, as I said before, that which is the strength of their amity shall prove the immediate author of their variance. Antony will use his affection where it is. He married but his occasion here (II.6.122-27).

Enobarbus, l'éternel commentateur des états du coeur d'Antoine, est, à l'image du général qu'il aime un fidèle infidèle, un double ou une image de la conscience du héros dont aucune hésitation ne saurait lui échapper. Dans la mesure où Antoine est un autre lui-même, il est d'une lucidité à toute épreuve et il nous sert à mesurer les méandres compliqués d'une intériorité sur laquelle, contrairement à Hamlet, le héros ne nous renseigne jamais. Mais le coeur reste le lien viril par excellence, ainsi que le rappelle César quand il apprend la mort du triumvir :

we could not stall together
In the whole world. But yet let me lament
With tears as sovereign as the blood of hearts
That thou, my brother, my competitor
In top of all design, my mate in empire,
Friend and companion in the front of war,
The arm of mine own body, and the heart
Where mine thoughts did kindle-that our stars,
Unreconciliable, should divide
Our equalness to this... (V.1.40-48)

Les larmes de César émanent du coeur, à la fois équivalent du flux sanguin, effusion virile et élément quasi-anagrammatique dans la mesure où les mots "tears" et "hearts", tous deux au pluriel et respectivement placés en début et en fin de vers, sont virtuellement interchangeables à la lettre H près, lettre sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Le coeur est encore synecdoque de la camaraderie, de la fraternité virile, évoqué avec amertume par Antoine quand il a l'impression qu'après la défaite, tous ses amis, comme celle où il ne voit plus qu'une Égyptienne rouée et rusée, s'apprêtent à déserter, à passer dans le camp ennemi et à le trahir :

All come to this? The hearts
That spanieled me at heels, to whom I gave
Their wishes, do discandy, melt their sweets
On blossoming Caesar; and this pine is barked
That overtopped them all. Betrayed I am. (IV.12.20-24)

Antoine qui, tel Thésée, traînait tous les coeurs après lui, enrage de les voir fondre ("discandy") et prodiguer leurs douceurs au nouveau conquérant. L'image du guerrier écorché ou du pin sans écorce, tout à fait prémonitoire puisqu'elle préfigure la métaphore qu'emploiera Cléopâtre lors de l'effondrement définitif du héros ("O, withered is the garland of the war;/The soldier's pole is fall'n", IV.15.66-67), se superpose ici à une autre image, celle des chiens fidèles soudain transformés en une meute hurlante et aboyante ("barked"). Vu la complexité de l'intertexte mythique dans la pièce qui reprend et repense les mythes de Didon et Enée, Mars et Vénus, Narcisse et Echo, Hercule et Déjanire, il est sans doute possible d'aller jusqu'à lire ici en filigrane une allusion à Actéon dévoré par ses chiens.
Car l'Égyptienne est souvent présentée comme une voleuse de coeurs, la beauté apparaissant comme l'arme de la traîtrise et de la dépossession. Avant de conter l'épisode de Cléopâtre sur sa barge, Enobarbus avertit son auditoire "When she first met Mark Antony, she pursed up his heart upon the river of Cydnus" (II.2.196-97) et, pour conclure, il répète que cette rencontre s'est ouverte sur un marché de dupes :

Our courteous Antony,
Whom ne'er the word of 'No' woman heard speak,
Being barbered ten times o'er, goes to the feast,
And for his ordinary pays his heart
For what his eyes ate only... (232-36)

Cette idée misogyne et romaine selon laquelle la beauté serait un moyen de faire payer au prix fort une simple illusion ou une ombre sans substance, on la retrouve dans le dialogue cynique de Menas et d'Enobarbus :

Menas All men's faces are true, whatsome'er their hands are.

Enobarbus But there is never a fair woman has a true face.

Menas No slander, they steal hearts... (II.6.99-101)

Antoine, se sentant joué et trahi par Cléopâtre, reprendra ce sentiment en accusant sa maîtresse de l'avoir dépossédé de lui-même et ruiné à ce jeu au profit d'un autre:

I made these wars for Egypt, and the queen,
Whose heart I thought I had, for she had mine -
Which whilst it was mine had annexed unto't
A million more, now lost - she, Eros, has
Packed cards with Caesar and false-played my glory
Unto an enemy's triumph.
Nay, weep not, gentle Eros; there is left us
Ourselves to end ourselves.

Enter MARDIAN

O, thy vile lady!
She has robbed me of my sword. (IV.14.15-23)

L'Égyptienne apparaît comme une tricheuse, une voleuse. L'image de l'épée dérobée, qui remplace celle du coeur volé, fait en outre d'elle une amazone, une femme castratrice qui ne rêve que de s'emparer des emblèmes de la virilité de son amant, comme elle l'avoue d'ailleurs sans ambages à plusieurs reprises dans la pièce (I.3.40-41 & II.5.19-23).
Antoine et Cléopâtre oscille donc autour d'images ambivalentes d'une amante tour à tour proie et prédatrice, nourricière et cannibale, objet et même signifiant du désir et castratrice. Passant de la chaleur de la camaderie virile à la peur de la possession et de la dévoration, le coeur apparaît bien comme l'enjeu et le site de tensions contradictoires et dont les intermittences rythment l'économie d'une pièce tout entière placée sous l'égide de la mécanique cardiaque.

 

La mécanique du coeur

Antoine et Cléopâtre, cela est souvent dit et répété, est une uvre marquée par des images récoeurrentes de flux et de reflux, par une alternance du plein et du vide, figurées par les emblèmes classiques de la Corne d'abondance et du Tonneau des Danaïdes. Les rapports entre Rome et l'Égypte, entre César et Marc Antoine semblent en effet bien fonctionner selon un système de vases communiquants où l'énergie, la réussite, voire le triomphe, sont accordés à l'un pour être ensuite enlevés à l'autre. César donne deux portraits contradictoires d'Antoine, l'épicoeurien efféminé qui a abdiqué toute dignité et toute volonté (I.4.4-34) et le soldat spartiate, l'homme sauvage qui peut tout endurer et survivre dans des conditions hostiles et inhumaines (I.4.57-72). Cléopâtre fait de même dans son portrait anamorphique d'Antoine, qu'elle présente successivement comme une image biface associant la Gorgone à la figure du dieu Mars (II.5.118-19). Cléopâtre oscille elle-même entre les clichés antithétiques de la putain et de la reine, de l'escamoteuse, de la voleuse ou de la magicienne, d'un côté et, de l'autre, de la déesse Vénus qu'elle surpasse en beauté, de l'image de la perfection et du triomphe faits femme. Comment concilier ces visions d'antipodes qui ne sont pas seulement géographiques (Rome et l'Égypte) mais aussi physiques et morales et qui, de surcroît, paraissent coexister au sein d'un seul et même individu? Cela revient à se demander quel est le coeur, ou plutôt, qui est le coeur de la pièce ?
En fait ce sont les hommes, Enobarbus, Antoine, César, qui sont les porte-parole du coeur et de ses images dans la pièce. Ironiquement, mais tout à fait logiquement, ce sont eux aussi qui auront le coeur brisé : par infarctus pour Enobarbus, par amour pour Antoine, par amitié pourrait-t-on dire pour César si toutefois on veut bien accorder quelque sentiment humain à ce politique froid. Car Antoine et Cléopâtre est une uvre placée sous le signe d'une puissante et sidérante économie du coeur. Avant d'être le siège des sentiments, le coeur y est en effet d'abord décrit comme une pompe qui aspire et refoule le sang au sein d'une pièce où la circulation des énergies et des flux vitaux connaît, à l'image du Nil et de son delta, un certain nombre de variations importantes avec presque autant de hauts que de bas et des revirements qui apparaissent aussi prévisibles qu'inévitablement déconcertants.
Dès la première scène, Philo compare Antoine à un soufflet et à un éventail qui servent à attiser autant qu'à appaiser la lubricité d'une gitane ("[He] is become the bellows and the fan/To cool a gipsy's lust..." (ll. 9-10). Comme le soufflet, qui aspire l'air pour mieux l'expulser en direction du feu, le coeur pompe le sang pour le projeter dans les artères dans un mouvement de circulation perpétuelle. La pièce fonctionne selon ce double mouvement de systole et de dyastole, de flux et de reflux :

Antony they take the flow o'th'Nile
By certain scales i'th'Pyramid; they know,
By the height, the lowness, or the mean if dearth
Or foison follow. The higher Nilus swells,
The more it promises; as it ebbs, the seedsman
Upon the slime and ooze scatters his grain,
And shortly comes to harvest (II.7.16-22)

Dans la scène d'épiphanie érotique où Cléopâtre apparaît pour la première fois à Antoine sur sa barge, la reine est le coeur invisible d'une fête nautique et d'un tableau mythologique qui se manifeste essentiellement par le truchement de mouvements d'air et d'effluves impalpables :

On each side her
Stood pretty dimpled boys, like smiling Cupids,
With divers-coloured fans, whose wind did seem
To glow the delicate cheeks which they did cool,
And what they undid did From the barge
A strange invisible perfume hits the sense
Of the adjacent wharfs. The city cast
Her people out upon her; and Antony,
Enthroned i'th'market-place, did sit alone,
Whistling to th'air, which, but for vacancy,
Had gone to gaze on Cleopatra too,
And made a gap in nature (II.2.211-28)

Ce sont les déplacements de l'air qui rendent compte de la présence magnétique de Cléopâtre, centre fixe autour duquel viennent graviter les regards et les souffles dans une image complexe du microcosme du désir. L'idée même de cette présence invisible et immobile paraît constituer un équivalent de ce qu'était le primum mobile au sein de la cosmogonie géocentrique mise au point par Claude Ptolémée (90-168 après J.-C.), l'astronome, mathématicien et géographe grec, lui aussi natif d'Alexandrie, dont l'uvre allait dominer le Moyen ge et la Renaissance.
Mais ce transfert cosmique, qui doit beaucoup à l'hyperbole et à l'imagination aussi enfiévrée qu'avinée d'Enobarbus au cours du banquet qui l'accueille à Rome à son retour d'Égypte, ne saurait faire oublier que, si la mécanique du coeur dans la pièce ne serait rien sans un "primum mobile" qu'on peut expliquer par les forces magnétiques du sentiment amoureux, qui attirent et auxquelles il faut aussi périodiquement s'arracher, le coeur est également présenté dans le cadre d'une économie complexe où se conjuguent plaisir et passion, souffrance et jouissance.

 

L'économie du coeur

L'économie du coeur, telle qu'elle est illustrée par le comportement contradictoire d'Antoine est en effet une économie paradoxale marquée au coin de la générosité et du don. Contrairement à César qui calcule et prévoit et ne récompense son armée qu'après la victoire et en fonction des ressources dont il dispose effectivement (IV.1.15-17), Antoine pratique la dépense, la munificence, et sa dissipation a pour contrepartie la libéralité. Il donne son coeur en partage, laissant sa nue propriété à son épouse légitime mais en en réservant l'usufruit et la jouissance ("use", I.3.44) à Cléopâtre. Le général romain s'adonne à des plaisirs inouïs et sans limites apparentes (Pompée ne l'appelle-t-il pas le "ne'er-lust-wearied Antony"?, II.1.39), il se montre généreux même à l'égard de ceux qui le quittent, comme Enobarbus à qui il fait renvoyer ses trésors qu'il avait abandonnés derrière lui dans sa fuite. Tant de magnanimité aura d'ailleurs pour effet de briser le coeur du traître généreux, qui ne réussira pas à se pardonner sa bassesse :

I am alone the villain of the earth,
And feel I am so most. O Antony,
Thou mine of bounty, how wouldst thou have paid
My better service when my turpitude
Thou dost so crown with gold. This blows my heart(IV.7.31-35)

Plus tard, Antoine, après avoir laissé éclater sa fureur contre Cléopâtre, décide brusquement de se suicider quand Mardian lui apprend sa "mort" :

The sevenfold shield of Ajax cannot keep
The battery from my heart. O, cleave my sides!
Heart, once be stronger than thy continent;
Crack thy frail case...(IV.14.38-41)

Symboliquement, le soldat Scarus (dont le nom-même -Scarus devenant la forme latinisée du mot anglais "scar"- fait l'emblème de la blessure) avait présenté sa propre blessure comme un T qui s'est transformé en H :

Antony Thou bleed'st apace.

Scarus I had a wound here that was like a T,
But now 'tis made an H. (IV.7.7-8)

Cette nouvelle blessure au combat est comme une écriture sur le corps qui inscrit un sillon parallèle et entraîne un retournement de l'ancienne à 90 degrés, opérant ainsi le passage du quantitatif au qualitatif. Ce qui peut passer pour un simple jeu de mots ("ache"/'H ou "aitche") suggère en fait qu'il ne s'agit plus désormais de simple "tear" (le mot 'tear' dans les deux sens du mot en anglais de larme et de déchirure), mais de "heart", de la blessure au coeur qui vous abat et vous foudroie sur place.
C'est dans ce contexte martial qu'il convient de replacer et de comprendre le sens du coeur volé par la gitane ("she pursed up his heart"), car la pièce finit par lui donner un sens littéral comme dans la superstition d'Othello à l'égard du mouchoir donné à sa mère par une Égyptienne :

That handkerchief
Did an Egyptian to my mother give
There's magic in the web of it
The worms were hallow'd that did breed the silk,
And it was dyed in mummy, which the skilful
Conserve of maidens' hearts (III.4.54-73)

Si l'on prend donc à la lettre l'image cannibale du coeur volé et du coeur mangé qu'Enobarbus utilise de manière facétieuse pour raconter comment Antoine a été à la fois séduit et grugé par la sirène du fleuve Cydnus ("[he]goes to the feast,/And for his ordinary pays his heart/For what his eyes ate only", II.3.234-36), on retrouvera dans cette image les archétypes du "coeur mangé", thème fréquemment abordé dans la littérature médiévale selon Michel Delon :

Le Moyen ge et la Renaissance ont multiplié en Europe les récits où la passion amoureuse illégitime provoque une cuisine cannibalesque du coeur. Ces récits anciens n'ont cessé de relancer l'imaginaire littéraire et d'inspirer des variations modernes Le lai de Guiron, connu par un des manuscrits du Tristan de Thomas, et le lai d'Ignaure du début du XIIIe siècle racontent l'histoire d'amants assassinés dont le coeur est servi à leurs maîtresses par es maris jaloux, parfois le coeur et le sexe dans une relation d'équivalence ou de complémentarité entre les organes. Une autre série de narrations fait partir l'amant malheureux à la croisade ou à la guerre, le fait mourir et envoyer son coeur à sa bien-aimée, porté par un mari ou un valet. Le mari de la dame s'en saisit, le fait préparer par un cuisinier et manger par la femme qui, apprenant son geste, meurt de chagrin ou se suicide.

Pareille image, qui rappelle les horreurs sénéquéennes du banquet de Thyeste, n'avait cependant rien d'improbable pour le spectateur élisabéthain qui pouvait assister aux tortures pratiquées à Tyburn, à l'initiative de ce grand persécuteur de prêtres catholiques réfractaires qu'était Richard Topclife. La cuisine cannibale et les horreurs de la torture ont souvent été rapprochés, par Montaigne en premier lieu, dans son célèbre essai "Des cannibales", essai que Shakespeare avait lu et dont il s'est directement inspiré dans La Tempête. Pour mieux comprendre le sens de ce théâtre des cruautés qu'étaient la torture et l'exécution publiques à l'époque, où le coeur, le sexe et les entrailles jouaient un rôle symbolique clé, on peut, à titre d'exemple, citer les témoignages contemporains décrivant le supplice de Robert Southwell (1561-1595). Le poète jésuite, auteur de remarquables poèmes religieux (en particulier "The Burning Babe", dont Ben Jonson -écrivain catholique lui-aussi- disait qu'il aurait donné beaucoup de ses propres poèmes pour l'avoir écrit), fut en effet arrêté en 1592 alors qu'il célébrait la messe avant d'être exécuté d'horrible façon ("hanged and quartered") trois ans plus tard. On sait que, dans le cachot de la Tour de Londres où il avait pourtant été torturé, il n'avait jamais dénoncé personne. Sa fin, comme le rappelle Richard Wilson dans une lecture à la fois topique et politique du poème mythologique Vénus et Adonis, dont les liens thématiques et stylistiques avec Antoine et Cléopâtre sont souvent mis en avant, fut à la fois atroce et exemplaire :

'His courage, nobility, gentleness, and the beauty of his face and form, so won the hearts of all', recalled Father Garnett of Soutwell's execution, 'that even the mob gave their verdict that this was the properest man that ever came to Tyburn for hanging.' The 'beautiful English youth' had gone to the gallows protesting that 'I never intended, God Almighty knows, to commit any treason to the Queen;' but in Venus and Adonis his cousin had predicted how, if he refused her embrace, the state would still be content to 'nuzzle in his flank' to mutilate and castrate him. Shakespeare knew enough about the erotics of martyrdom to foretell how, like Campion, a 'boy priest' would be amorously 'entertained' by the 'swine' who tortured and killed him; and sure enough, the hangman 'took him down with great reverence and carried him in his own arms, assisted by his companions, to the place where he was to be quartered[And] when he was being disembowelled, his heart leapt into the hands of the executioner

La pratique élisabéthaine de la torture et de l'exécution publique par pendaison et éviscération pour punir le "crime" d'une foi religieuse jugée dissidente ou dangereuse, fournit à mon sens une illustration littérale, à la fois concrète et très physique, de l'idée un peu abstraite et nécessairement métaphorique de la notion de torture amoureuse. Avant de se donner la mort, Antoine y fera allusion sous forme d'un jeu de mots inattendu qui rappelle un peu les dernières paroles de Mercutio qui agonise sous les rires de ses compagnons d'âge (voir la note 9 ci-dessous) :

so it must be, for now
All length is torture; since the torch is out,
Lie down and stray no farther (IV.14.45-47)

Ce jeu de mots sur "torch" et "torture" a la valeur d'une véritable épiphanie. Il est en effet pour Antoine une façon à la fois brillante et pénétrante de réunir les contraires, à savoir d'un côté la comédie festive et les Saturnales du désir, symbolisées par la torche et, de l'autre, le supplice de la durée privé de la personne aimée, qui rend l'absence tragique. Il rassemble ainsi par le biais de la paronomase les deux visages contradictoires de Cléopâtre, simultanément torche joyeuse et torture mortifère. Avec Antoine et Cléopâtre, Shakespeare a donc imaginé un intense et cruel théâtre des passions où les intermittences du coeur mènent à ce terme ultime de la souffrance qui se donne à lire et à voir comme un arrachement du coeur. Le "T" est à la fois devenu un "H" et une hache...

 

Ainsi, la métaphore du coeur amoureux et de ses intermittences dans Antoine et Cléopâtre mérite-t-elle bien à mon sens d'être vraiment prise au sérieux, de façon "grave" pourrait-on dire en reprenant le jeu de mots de Roméo et Juliette et de Hamlet. Cette tragédie constitue un adieu à la vision chevaleresque du monde et au mythe de l'amour courtois, dont Shakespeare nous montre successivement l'endroit et l'envers (ainsi que les revers!). L'amour est un conte cruel, tissé de sang et de souffrance, et non une belle histoire à dormir debout ou à faire beaucoup d'enfants. Les amants, quand ils s'aiment, se trahissent et ne se retrouvent que pour mieux se déchirer. Dans la tragédie amoureuse shakespearienne, Hercule a volontairement revêtu la tunique de Nessus et Actéon a inconsciemment partie liée avec Diane...
C'est que la passion chez les amants shakespeariens est inséparable de la perversion, d'un mélange inextricable de sadisme et de masochisme, même si, dans ce monde de paradoxes et de renversements qu'est Antoine et Cléopâtre, la fin est là pour reconstruire les mythes du désir en les sublimant, en les dépouillant après leur mort de leur potentiel érotique, c'est à dire de leur force destructrice et subversive. En préparant ainsi le terrain pour les dernières pièces, où miraculeux et merveilleux vont permettre de recréer le monde détruit par la jalousie ou l'usurpation, Shakespeare nous rend sensible une forme de "Temps retrouvé", le temps de la mémoire ou plutôt de la remembrance qui va permettre à Cléopâtre-Isis de rassembler les membres épars de son époux défunt avant de choisir de le rejoindre dans des noces mystiques et alchimiques ("Husband, I come! I am fire and air; my other elements I give to baser life ", V.2.281-84).
Mais la pièce se clôt sur un dernier renversement de type comique et sur l'ironie finale qui va faire des vaincus des vainqueurs, des amants désunis au coeur brisé les protagonistes sublimes d'un nouveau mythe de l'amour, cela en vertu de la magie ou plutôt de l'alchimie du vers et du verbe. "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas" dira un peu plus tard un certain Pascal qui s'y connaissait lui aussi en paradoxes, en formules et en énigmes...

 

 

© François Laroque
Sorbonne Nouvelle-Paris III