Journee sur "La langue
de Shakespeare"
23 mars 2001 Université Paris III
Les modalités du « pouvoir » dans le théâtre de Shakespeare
Annie Lancri (Paris III)
Quel usage est-il fait des auxiliaires modaux dans
le théâtre de Shakespeare, et plus particulièrement
de ceux servant à exprimer la notion de « pouvoir
» ? Il semblerait qu'une approche diachronique, de type
énonciativiste, puisse répondre de façon
satisfaisante à cette
question, ou tout au moins donner des pistes de réflexion
pour enrichir l'analyse. Une première partie consistera
à mettre en évidence le lien étroit qui unit
les emplois de MAY et CAN en vieil-anglais (langue du Xème
siècle) et en moyen-anglais (langue du XIVème siècle)
au sens
originel des racines indo-européennes *magh- (to be able,
to have power) et *gno- (to know). Le reste de l'exposé
tentera de démontrer que, en dépit d'une série
de glissements sémantiques ayant affecté la série
des modaux après le vieil-anglais (voir la thèse
de Tellier, 1962), le lien
avec l'étymologie et les emplois du passé n'en reste
pas moins très vivace dans la langue de Shakespeare.
Au terme de l'analyse, une distinction se fait jour entre
un pouvoir « intériorisé » et un pouvoir
« extériorisé ». Il s'avère ainsi
que MAY (ou MIGHT) fait la part belle aux moyens d'accéder
au pouvoir, aux circonstances extérieures favorisant le
pouvoir, ou encore au pouvoir
exercé par une personne sur autrui, tandis que CAN (ou
COULD) met plutôt l'accent sur l'acquis de pouvoir du sujet,
un pouvoir acquis grâce à un savoir du sujet, ou
découlant du savoir de l'énonciateur.
Ces principes théoriques prendront pour domaine
d'application
quatre pièces, deux comédies : The Taming of
the Shrew, The Merry Wives of Windsor, et deux tragédies
: Hamlet et Othello.
"Quelques commentaires sur des traductions francaises d'Antony
and Cleopatra".
Jacqueline Gueron
Mme. Gueron pose un probleme concernant la possibilite meme
de traduire une piece de Shakespeare. Selon elle, une oeuvre
litteraire contient deux textes en un seul. En tant que discours
grammatical de la langue dans laquelle elle est ecrite, l'oeuvre
se construit suivant les regles canoniques de la syntaxe de la
langue. Elle produit, de ce fait, un sens propositionnel pouvant
etre valide ou falsifie par rapport au monde de reference du
texte (pour Antony and Cleopatra, le monde antique de Rome et
d'Egypte).
En tant que texte litteraire, l'oeuvre peut introduire simul-
tanement une autre syntaxe, non canonique, dont le sens, loin
d'etre soumis a verification dans le monde de reference du texte,
cree son propre monde de reference.
Madame Gueron propose que dans Antony and Cleopatra, il
existe, a cote du texte propositionnel, un autre texte, parasite
sur celui-ci, construit selon la syntaxe de "reseaux de
mots".
Un reseau de mots est constitue par la repetition du meme mot,
soit sous une forme identique soit sous une forme morphologique-
ment derivee. Comme toute syntaxe produit du sens, les reseaux
de
mots produisent leur propre sens, qui, bien que non verifiable
dans le monde de reference du discours, s'imbrique au sens propo-
sitionnel du texte dont elle peut meme faire devier le sens.
Mme. Gueron a presente quelques reseaux de mots qu'elle a
releves dans Antony and Cleopatra. Pour chaque reseau elle pro-
pose un fait grammatical de l'anglais qui determine sa syntaxe
(generalement l'ambiguite categorielle ou semantique d'une racine
lexicale) et suggere quel peut etre le sens "secret"
(non verifi-
able) produit par le reseau. Les mots iteres sont:
1. dotage/doting (4 occurrences dans le texte)
2. joy comme N et comme V (2 occ.)
3. serpent/poison (multiples occ.)
4. ram comme N et comme V (2 occ.)
5. must (8 occ.)
Mme. Gueron a consulte les traductions d'Antony and Cleopa-
tra de Francois-Victor Hugo (1860), du professeur Georges Roth
(annees 20), et d'Henri Thomas (1959). Il s'est avere qu'aucun
de
ces traducteurs n'a respecte les reseaux, en repetant les mots
que Shakespeare a repetes. Il est vrai que de tout temps la
rhetorique francaise honnit la repetition. Mais comme les re-
seaux produisent du sens, ne pas les reproduire en francais fait
disparaitre une partie, et nons la moindre, du sens du texte
original.
Dans la discussion qui a suivi, Jean-Michel Deprats (dont la
propre traduction d'A&C n'a pas encore ete consultee)
a defendu
les traducteurs: ceux-ci doivent eux-meme decider quand ils
peuvent repeter un mot et quand c'est impossible.
Mme. Gueron a presente ce meme travail le 25 mai 2001, comme
conferenciere invitee au dernier cours de Jacques Roubaud au
Centre de Poetique Comparee. Suivant une suggestion faite par
Jacques Roubaud le 23 mars, elle a consulte aussi les traductions
d'A&C d'Andre Gide (traduction courte faite pour la
scene en
1920) et d'Yves Bonnefoy (1999). Mme. Gueron a remplace les
reseaux 3. a 5. ci-dessus par deux reseaux nouveaux, peace (2
occurrences) et, suivant une suggestion de Francois Laroque,
celui construit sur beg/begger/beggary (6 occurrences). Pas plus
Gide et Bonnefoy que Hugo, Roth, et Thomas, n'ont respecté
(ou
vu?) les reseaux de mots inscrits dans le texte de Shakespeare.
Mme. Gueron maintient que sans reproduction des reseaux, la
piece n'est pas traduite. Elle reconnait, toutefois, que la
morpho-syntaxe des deux langues etant tres differente, il est
difficile et parfois meme imposible (par exemple dans les cas
de
dotage ou de beggary) de reproduire en francais un reseau de mots
specifique a l'anglais.