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MAN RAY / À l’envers de la lentille de Man Ray: Cunard Nancy (Carlos Humberto SANTOS)

Notice

Nancy Cunard, 1925, photo par Man Ray,
négatif au gélatino bromure d’argent sur verre (17,7 x 12,8 cm)
Collection du Cabinet de la photographie, Centre Pompidou

Source de l'image

Nancy Cunard, photographie de Man Ray prise vers 1925. La technique utilisée est le négatif au gélatino bromure d’argent sur verre. Les dimensions sont de 17,7 x 12,8 cm. L’image se trouve actuellement dans la collection du Cabinet de la photographie du Centre Pompidou.

Man Ray (1890-1976): peintre, photographe et réalisateur étatsunien. Dadaïste puis surréaliste, il perfectionna la technique du photogramme et du procédé de solarisation.

Nancy Cunard (1896-1965): écrivaine, éditrice, modèle et militante anarchiste anglaise. Muse de plusieurs artistes reconnus du XXe siècle parmi lesquels nous pouvons citer Louis Aragon, Ezra Pound, Tristan Tzara et Man Ray. En 1928, à Venise, Louis Aragon tenta de se suicider suite à leur rupture. Nancy Cunard était tombée amoureuse du pianiste de jazz Henry Crowder.


Compte rendu (janvier 2021)

La critique d’art est-elle possible ? Comment dire ce qui n’a pas eu besoin de mots pour s’exprimer? Entre l’image et le texte s’étend un gouffre insurmontable: le matériau n’est pas le même, le medium n’est pas le même et le résultat ne sera donc jamais comparable à l’œuvre qu’on essaye de commenter. Cet exercice terminera donc inéluctablement par un échec. Mais tout le sens de cet exercice ne réside-t-il pas justement dans l’effort d’aller au bout de l’échec, jusqu’à se sentir écrasé par l’ineffable de l’œuvre qu’on essaye d’approcher? Plus on a du mal à trouver les mots, plus on s’approche du mystère de l’œuvre. La beauté de la critique d’art résiderait ainsi dans cette liberté que seul l’échec serait capable de donner.

*

Je vois le jeune Louis Aragon aux pieds de cette femme; il la suit partout en Europe. J’imagine parfaitement son désespoir quand elle le quitta pour ce jazzman. J’arrive presque à comprendre pourquoi il tenta de se suicider. Je dis Louis Aragon parce que je sais qui est la modèle de cette photo de Man Ray, mais j’aurais pu ne rien savoir et imaginer quand même que derrière ce masque sombre de femme fatale se cache une ou plusieurs tragédies amoureuses, sans doute un suicide aussi, comme par hasard. Les victimes auraient pu être n’importe qui, même moi. Et je le dis avec une telle certitude, comme si j’avais vécu dans la première moitié du XXe siècle. Même moi, et je le dis en sachant que cette femme est aujourd’hui morte… Mais je ne parle pas d’elle en tant que femme, du moins pas uniquement. Je ne pourrais pas aimer ou désirer une morte, seuls les fous désirent l’impossible... J’aimerais plutôt parler d’elle comme la figure atemporelle capturée dans ce portrait réalisé par Man Ray. Cette femme-là est toujours vivante, ou semble l’être grâce au mouvement perpétuel du blanc fantôme du négatif. Cette femme spectrale oui, je pourrais songer à l’aimer autant que je dis que j’aime cette photo où elle habite, et qu’on aime et admire tous chaque fois qu’elle est exposée. Parce que le simple fait qu’elle soit capturée permet de dissocier la femme qu’elle était de l’objet artistique qu’elle est devenue et où elle est enfermée, ou plus qu’enfermée, l’objet artistique avec lequel elle est en symbiose.

Cette Nancy Cunard n’est pas Nancy Cunard. C’est le monde que nous croyions connaître mis complètement sens dessus dessous dans le portrait de cette femme assise de travers dans un fauteuil, accoudée au dossier, les mains presque en prière. Pourtant cette posture apparemment passive ne doit pas nous tromper. Elle est très attentive; c’est une prédatrice prête à attaquer. Sa peau est assombrie par le négatif, grise, presque noire, et ses cheveux sont un peu plus courts que la mode féminine de l’époque; elle est dans une robe tigrée, les bras couverts de bracelets jusqu’aux coudes; ses lèvres blanches sont serrées, son regard est perçant mais fixé ailleurs. Car son regard n’est pas posé sur la lentille de la caméra: elle ne nous voit pas. Non, ce n’est pas cela: elle ne nous détermine pas, nous, inoffensifs contemplateurs. Elle est dans notre champ de vision, elle est au centre du cadre, ce serait impossible de ne pas la voir, mais nous ne sommes pas dans le sien. Nous ne semblons pas exister pour elle. Et ce qui rend ce portrait encore plus désespérant et en même temps si captivant, c’est que nous n’avons pas accès à ce qu’elle fixe si attentivement. Nous la voyons en train de voir. La photo ne fait que suggérer un vide par ce regard perdu, ou plutôt, porté ailleurs. En positionnant ainsi l’objectif de la caméra entre le regard de la femme et le nôtre, Man Ray nous invite à combler ce vide avec notre imagination. Terrible déviation du circuit des regards! Ce n’est donc pas pour rien que ses yeux se trouvent presque au milieu de la photo: ce sont eux les protagonistes, et ils griffent, ils arrachent. Nous entendons presque au loin la déchirure de cette proie qu’elle est en train de fixer… Elle fait peur, mieux vaudrait fuir, se sauver... Mais devant cet irrésistible regard qui nous happe sans nous regarder, nous restons impuissants, paralysés. Nos yeux se laissent entraîner dans l’exploration de chacune de ses formes, même par les deux ombres blanches qui dansent au fond de la photo et qui inspireront sans doute un autre de ses portraits, mais cette fois pris par Cecile Beaton, où elle apparaît triplée: la première Nancy à notre gauche nous y fixe pendant que les deux autres ont le regard perdu, ailleurs, toujours ailleurs. Impossible de ne pas sentir quelque chose devant une vision aussi inquiétante que fascinante – ou encore pire: insaisissable.                             

Car le négatif de Man Ray la transforme. Nous ne reconnaissons plus les motifs de la photo originale. Nancy Cunard y devient Cunard Nancy. La femme en chair et en os y est devenue fantôme. Le blanc et le noir se répondent, et à travers ce renversement des spectres, le portrait conventionnel est détourné: il est devenu un contre-portrait. Man Ray veut quelque chose de beaucoup plus profond et radical qu’une simple capture de la réalité. C’est comme si dans ce renouveau de l’objet nous pouvions atteindre quelque chose qui est foncièrement hors de notre portée. Ainsi, la source même de la réalité, sa racine, est un bouleversement total, un filtre de l’absolu, le pur « surréalisme » pour reprendre le mot inventé par Apollinaire qui inspira ce mouvement artistique du XXe siècle dont Man Ray fit partie, parce que nous sommes ici, avec ce négatif, au cœur de la défamiliarisation.  

*

Après avoir posé ces quelques mots sur cette image, celle-ci devrait s’éclairer un peu. Mais la sensation de vide semble inévitable, ainsi que l’échec des mots. Ou plutôt, la réussite de l’échec de cette tentative de vouloir rendre compte des images par les mots, comme un impossible à atteindre. Ce qui est précisément un des fondements du surréalisme: éloigner le comparé du comparant, comme dirait Reverdy, pour atteindre l’image choc. Et de cette manière, réaliser l’impossible par les mots.

La seule chose que nous pouvons donc faire, c’est mettre à l’envers la photographie, pour que les mots puissent devenir le négatif des images.           

 

Image positive obtenue par inversion des valeurs de la numérisation du négatif original.
Source de l'image
 

Nancy Cunard, 1929, vintage impression de bromure,
241mm x 188mm, Cecil Beaton Studio Archive, Sotheby's London, National Portrait Gallery.
par Cecil Beaton
Source de l'image

mise à jour le 3 février 2021


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