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Retombées tardives

Retombées tardives - Jean-Marc De Jaeger

D’abord, c’est l’impulsion qui nous guide. On entend à la radio qu’un attentat vient de se produire et l’on se sent le devoir d’aller sur place, immédiatement. D’abord, ce n’est pas la tristesse qui nous envahit, mais la nécessité de savoir et de comprendre. En tant que sentinelle de l’information, on met l’émotion de côté et on reste concentré sur le cours des événements. Le présent ne dépend plus que des annonces et décisions officielles. Elles tombent au compte-gouttes dans un jeu tristement palpitant. On vit pour ainsi dire totalement démuni mais, malgré tout, animé par le désir de saisir le monde qui se meut.

Quand le feu de l’action s’attiédit et que le monde reprend son cours « normal », c’est toujours l’impulsion qui prévaut. Le 7 janvier au soir, on se laisse emporter par le courant populaire vers la place de la République afin de rendre hommage à ceux qui, quelques heures plus tôt, vaquaient à leurs occupations dans le rire et l’insouciance. Impossible de penser, là, au milieu de ce bouillon ! Après une nuit que l’on souhaite revigorante, l’impossibilité de prendre du reculpersiste. Une policière vient d’être abattue à Montrouge, et le lendemain, voilà qu’une prise d’otages se produit.

L’émotion, l’adrénaline, toujours ! Dans la volonté de faire la lumière, l’esprit accapare toute notre énergie et laisse le coeur pantois. Aux abords du théâtre des opérations, on guette, on voit, on constate, on entend, on discute, on s’inquiète, on espère… Mais on peine à obtenir une vue d’ensemble. Pour l’heure, je le répète, on ne saisit pas l’importance, le retentissement des faits dans l’Histoire. Alors que dans le ciel déclinant retentit une série de détonations, on assiste à l’épilogue victorieux de trois jours affolants. On crie au soulagement et, comme un seul homme, on applaudit les garants de notre sécurité. Mais c’est encore sous le coup de l’émotion ! Elle ne nous quittera ni le lendemain, ni le surlendemain, ni même les jours suivants. Dans une société où toutes nos habitudes sont soudainement bouleversées, nous goûtons à des sentiments nouveaux. Comme sous le coup de l’ivresse, on peine à penser comme à l’accoutumée.
  • Comme un boomerang
Ce n’est que bien après que l’affliction apparaît, une fois la tempête passée. Il faut attendre que s’effondre le tohu-bohu médiatique pour enfin voir les choses clairement, dans le silence, bien en face de soi. Après l’apothéose de la Marche Républicaine, après nous être laissés emportés par le flot populaire, nous reprenons les commandes de notre existence. Dès lors, on se prend tout dans la poire. On se plaît à faire un détour par la place de la République : on trouve quelque vertu curative aux souvenirs de grandeur. A l’inverse, quand on retourne se recueillir au siège de Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher, un profond sentiment de dégoût nous empare. On peste contre la connerie humaine d’avoir accompli de sombres desseins. Toutes ces fleurs, messages, bougies et visages attristés…

Comme pour entretenir cet état de malaise – mais aussi par nécessité professionnelle –, on se documente à fond sur le passé des victimes, sur l’histoire mouvementée de « Charlie Hebdo » ou encore sur la condition des journalistes et des caricaturistes dans le monde. On revoit les belles gueules de papas gâteaux de Cabu, Charb, Tignous et Wolinski. On n’oublie pas ces employés, ces juifs et ces policiers. Et l’on n’en revient toujours pas de les savoir là où ils sont à cause de leur humour, de leur croyance et de leur devoir. « Foutu monde », peste t-on. Pour ma part, un mois plus tard, il m’arrive encore de connaître quelques moments de déprime. En me promenant dans Paris, j’ai parfois envie d’interpeller n’importe qui et de lui dire : « Écoutez, j’ai l’esprit perturbé après tous ces événements… Et si nous allions en discuter autour d’un verre ? » Car il est nécessaire de s’interroger sur notre société. Pour comprendre le « mal français », puis pour y faire face. Il est évident qu’un certain laxisme, notamment vis-à-vis de l’école, des prisons ou des banlieues, a laissé des symptômes proliférer. Un« apartheid social », comme ose le reconnaître avec lucidité le premier ministre Manuel Valls. Il est du devoir de nos politiques de remédier aux fractures sociales ; il est aussi du nôtre d’y oeuvrer personnellement, à notre échelle.
 
  •  L’avant et l’après
Si ces tragiques événements blessent tous les enfants de la démocratie, ils affectent plus encore les journalistes. Parce qu’ils en ont été les cibles, mais aussi parce qu’ils défendent, dans l’exercice de leur passion, la liberté de la presse et le droit de savoir. Des valeurs – une éthique, même – que « Charlie Hebdo » et autres frères satiriques ont pratiquées avec le sarcasme, la virulence et l’indépendance d’esprit qu’on leur connaît. Les journalistes ont eu soudain le sentiment – je dirais même la sensation –d’avoir été touchés personnellement.

Evidemment, je n’ai pas échappé au maelström qui a secoué la profession. Dès le 7 au matin, j’ai aussitôt compris que ma jeune existence venait de franchir une nouvelle étape. Et au réveil de ce fameux 11 janvier, j’ai pensé : « Aujourd’hui sera la journée la plus importante de ma vie. » Tout cela pour dire que j’en ressors avec des ambitions fortifiées et une conviction à toute épreuve. Mon engagement, celui de « faire la lumière » – c’est la devise de mon blog –, n’a jamais été aussi motivé qu’à présent. Quand j’ai appris, le 21 janvier, que François Hollande souhaitait doter chaque établissement scolaire d’un média, j’ai aussitôt pensé : pourquoi n’irais-je pas intervenir dans les collèges et les lycées ? Si le ministère de l’Éducation nationale passe ici par hasard, qu’il sache que je suis dispo pour ce service civique. Car une éducation aux médias permet de mieux comprendre le monde et, ce faisant, de développer notre réflexion, je serais très fier de mettre ma modeste personne au service du débat public. C’est justement l’une des missions du journaliste, à l’heure où beaucoup remettent en cause son utilité. Une autre idée m’a brièvement traversé l’esprit mais, la concernant, je souhaiterais, comme le dit Molière, que « le chemin [soit] long du projet à la chose ». Vu l’ampleur dudit projet, il serait déraisonnable de prendre des décisions hâtives. De quoi s’agit-il ? De sortir de France momentanément et d’aller là où les citoyens ne jouissent guère de la liberté de la presse. M’engager auprès de Reporters sans frontières ? Cela y ressemble en effet. Mais attention, ma raison sait tempérer ma fièvre ambitieuse : il va de soi que je dois acquérir encore beaucoup d’expérience.

Quoi qu’il en soit, ces cinq jours qui ont bouleversé la France ont donné un nouvel horizon à mon existence. J’ai beaucoup appris du drame… mais tout reste encore à apprendre.

mise à jour le 28 avril 2015


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