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RAUCH / Gold : l’utopie dans le passé (Beatrice DATI)

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Neo Rauch dans son atelier, septembre 2021, photographie de Lena Kunz pour The New Yorker.
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Neo Rauch est né le 18 avril 1960 à Leipzig. Il a été formé à la Hochschule für Grafik und Buchkunst de sa ville natale. Recherché par les collectionneurs et par les institutions muséales du monde entier, mais méconnu du grand public, il est l’artiste le plus illustre de la Nouvelle École de Leipzig. Cette dernière représente la troisième génération de l’École de Leipzig, haut lieu, pendant la Guerre Froide, d’une peinture vouée au réalisme social. Ces nouveaux peintres, toujours liés à l’Académie des arts visuels de Leipzig, émergent dans le climat de la post-réunification allemande dans les années 1990, sans pourtant avoir d’autres traits unifiants que la tendance à combiner des éléments figuratifs et abstraits.
Les œuvres de Rauch héritent de la vocation réaliste et historique de l’École de Leipzig, restant ainsi liées à la conception conservatrice et figurative de l’art promue par les académies de la RDA, en opposition aux avant-gardes occidentales. D’autre part, Rauch reconnait aussi l’influence des rêves et de l’imagination sur la genèse de ses œuvres, caractérisées par des scènes troublantes et inattendues, parfois fantastiques. Son travail se place ainsi à la jonction du réalisme et du surréalisme.
L’artiste vit et travaille à Leipzig encore aujourd’hui. Parmi les nombreux musées et galeries exposant son travail, on peut noter le Kunstmuseum Wolfsburg et le musée Frieder Burda à Baden-Baden en Allemagne, ainsi que la galerie David Zwirner à New York.


Compte rendu


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Neo Rauch, Gold, 2003. Huile sur toile, 250 x 210 cm. Madrid, Espacio SOLO, Colección SOLO.
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L’horizon de la campagne retient la dernière clarté du jour. Le soleil émerge encore des lourdes bandes de nuages, en fils de lumière incandescente, électrique. En haut, des nuées noires s’accumulent en grandes tresses solides qui écrasent le bleu du jour passé. Au loin, au-delà de la rivière, un édifice sombre couvre le ciel. On dirait une église nue, sur laquelle le lierre gagne du terrain peu à peu. A côté, un bâtiment industriel marron, bas et large, s’étend sur le terrain dur. Une longue baie vitrée en parcourt le flanc. Derrière les vitres des deux édifices, une lumière artificielle est témoin d’évènements inconnus.
Le fleuve coule, huileux. Sur cette rive, l’herbe est compacte, peignée, et le vert prend le teint du néon de la vitrine. Un homme et une femme s’y arrêtent, en silence. Elle lui prend le bras. Le son des talons aiguilles de la femme s’arrête sur les carreaux, à quelque pas du réverbère. Cette même femme se baisse, une main et le nez contre la vitre lumineuse. Sa veste rouge touche le sol. Le sac à main est tombé par terre d’un bruit étouffé, il gît ouvert et vide comme une bouche sans voix, dévoilant un noir abyssal. L’autre main, qui tenait le bras de l’homme, est descendue un peu et reste appuyée délicatement à son coude. L’homme attend debout, les mains dans les poches, contemplant mollement la devanture. La lumière de l’intérieur est violente, d’une froideur à la fois homogène et aveuglante. Elle se répand dans l’air sombre du soir comme un souffle hivernal. Derrière les graffitis sinueux qui tachent la vitrine, des hommes disposent des têtes barbues avec la précision de l’habitude. Les unes à côté des autres, les barbes pointues frôlent la vitre.
Un troisième homme apparait soudain, sorti du néon derrière l’épaule de l’homme. Il est en uniforme jaune, tenant à la main un accordéon qui s’ouvre jusqu’au sol, glissant sur l’herbe lustrée. Il a une tenue rigide, formelle, et il avance avec intention, comme si l’édifice était encore loin. Les autres ne semblent pas lui prêter attention, absorbés par les actions muettes dans la vitrine.
Je ne suis plus sûre maintenant de ce que j’ai vu. Ai-je tout imaginé ? Je m’éloigne un peu de la vitre qui enferme la scène, et je vois la buée de mon souffle s’évaporer lentement. Mes doigts s’arrêtent sur des taches en relief sur le carreau. Un mot prend forme à la verticale, au centre de l’image : GOLD.

Le monde de Neo Rauch est magnétique, mais nous ne pouvons que le regarder de l’extérieur. Ses visions sont nettes, définies. Une certaine marque de dévouement à la classe ouvrière et au matérialisme historique apparait de façon mélancolique et dérisoire à la fois dans ses œuvres. Les figures et les bâtiments sont empruntés à un milieu urbain, presque industriel ; nous reconnaissons leurs traits esthétiques comme partie d’un passé assez proche, encore accessible. Rauch crée toujours des espaces plus ou moins habitables à travers des efforts inhérents au réalisme : les édifices du fond et la taille des personnages suivent les règles optiques de la perspective, les lumières froides des villes ou des magasins frappent les corps des passants.
En même temps, ce réalisme artistique s’apparente à un traitement artificiel qui l’innove intrinsèquement, son iconographie est en effet celle des illustrations commerciales de la bande dessinée, de la propagande, de la télévision, du cinéma. Les figures humaines sont solides, délinées, mais en même temps plates, détachées de la scène : un fin bord clair les découpe du fond comme les éléments d’un collage. Au niveau général de l’assemblage des éléments, la combinaison de sujets hétéroclites brise toute référence habituelle, nous jetant dans un monde étrange et déstabilisant. Ainsi, dans Gold, de ce magasin au milieu de la campagne avec sa vieille église, et de ces têtes humaines exposées dans la vitrine comme des accessoires de mode. La scène est onirique, elle répond à un assemblage de niveaux différents qui, comme dans les rêves, se recoupent de manière inexplicable. Même les personnages semblent plongés dans un état onirique, en n’étant pas complètement conscients de ce qui les entoure. Ils sont en train d’accomplir une tâche pour laquelle ils ont été convoqués, mais leurs actions restent suspendues. L’artiste renverse ainsi la temporalité de la peinture, comme art fixant éternellement un geste éphémère, immobilisé intrinsèquement.
Ainsi Rauch parvient à mêler de manière presque indiscernable le réel et l’onirique, se positionnant à la rencontre de ces deux formes antinomiques, où les lois ont changé mais où tout a mystérieusement un sens. Ni réaliste ni complètement surréaliste, sa peinture nait d’un processus d’hybridation si complet qu’il efface son origine. Cette dernière reste observable dans le développement créatif qui se trouve derrière ses œuvres, des grandes huiles sur toile qui trouvent souvent leur origine dans un état de rêverie, duquel elles se développent spontanément, comme il l’explique lui-même dans un entretien accordé au Monde en 2010 :

« ‘Dans mon travail, il y a une sorte d'avant-scène surréaliste, puis je structure mon tableau. […] Le tableau naît sous la forme d'une image mentale - un flash intérieur. Le déclencheur peut être un coin de chambre ou un détail du parquet... C'est un fragment au début, rien de plus. La germination commence là. Chaque toile est une aventure. Je ne fais pas d'esquisse, jamais. Pour l'essentiel, c'est un processus inconscient’¹ ».


Cette démarche inconsciente dicte donc la nature typique des peintures de Rauch, construites de fragments de réalité associés de façon inattendue, parfois troublante, dans un effet de surréalisme. Dans l’absence d’études préparatoires, le style change dans le même tableau : la touche du ciel noir n’est pas la même qui définit les figures humaines, ni celle des arbres du fond. L’œuvre prend ainsi vie sous les yeux du peintre comme elle le fait sous les nôtres : « ‘Il m'est arrivé bien des fois que la toile exprime quelque chose qui m'a surpris et qui avait une logique interne. Au moment opportun, il faut accepter de perdre le contrôle de la toile’² ».

Le résultat de ce travail inconscient est une peinture narrative qui est en même temps volontairement élusive. La représentation de Gold joue avec des formes qui nous sont assez familières et reconnaissables – la campagne et le fleuve, les passants qui s’arrêtent devant la boutique – tout en les rendant inaccessibles à une compréhension globale. Rauch peint des évènements frappants sans raison apparente, tout semble partir de nulle part et mener nulle part. Il nous invite dans un récit, mais il ne nous donne que des questions, des énigmes que lui-même ne saurait pas déchiffrer. Nous sommes ainsi irrésistiblement happés par l’étrangeté de la scène, par l’association bizarre d’une nature et du milieu urbain, par la violence des têtes coupées et alignées, mais nous participons finalement de la même aliénation à laquelle ses personnages sont condamnés. Bien que le potentiel narratif s’exprime en lieux et actions, ces éléments restent détachés les uns des autres, tendant à la dimension abstraite d’une allégorie qui est en réalité vide. Le matériel concret de son expérience est donc réélaboré dans une dimension hors du temps et de l’espace, où le soleil se couche en plein jour. Les bâtiments portent les signes du temps et de la lutte éternelle entre la nature et la civilisation, cependant ils semblent encore attendre quelque chose, avec la lumière allumée. Tout potentiel narratif est ainsi ouvert et suspendu en même temps.

Nous ne sommes pourtant pas devant une créativité vide, un jeu formel : la même nature inconsciente de son travail participe d’une volonté d’interrogation du réel, que Rauch exprime à travers son geste de peintre. Il est conscient que l’ordre qui échappe aux limites de la raison est compréhensible seulement par l’expression artistique de l’intuition idéaliste. Ce qui en résulte est un monde de contradictions, décadent et futuriste, séduisant et inaccessible. Une utopie dans le passé, dont les promesses ont été piégées par le temps avant même d’avoir pu s’accomplir. Même ainsi, son art nous parle, il crie à travers le silence inquiétant et familier qui souvent caractérise nos vies. Ses mondes impossibles ne sont qu’un caléidoscope du nôtre, l’expression délirante de tous les futurs possibles et en même temps la constatation mélancolique d’un passé perdu et désenchanté.
Neo Rauch nous prend à la gorge et nous bouleverse – et il le fait en silence, à travers une vitre.


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¹Philippe Dagen, « Neo Rauch, le peintre de l'Allemagne. Rencontre avec l'artiste dont trois œuvres ornent son ambassade à Paris », Le Monde, 15 décembre 2010.
²Ibid.


Ressources


mise à jour le 16 février 2023


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