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PIGNON-ERNEST / Présences de Maurice Audin (Alice COHADON)

Notice


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Ernest Pignon-Ernest, Maurice Audin, 2023, Alger, papier et colle.
Source de l'image


Ernest Pignon-Ernest est un artiste plasticien né à Nice en 1942, et précurseur du street-art. À partir de croquis au fusain, il crée des silhouettes grandeur nature, en noir et blanc. Les dessins sont sérigraphiés sur du papier journal. Les originaux comme les copies sont collés de nuit dans la rue, en toute clandestinité. Les œuvres d’Ernest Pignon-Ernest sont pensées par rapport aux espaces qui vont les accueillir. Il s’intéresse à la topographie des lieux, à leur lumière, à leurs couleurs, mais également à ce que l’on ne voit pas, à leur histoire et à la mémoire qui les traversent. Dans un entretien avec le journal Le Monde, il explique : « L’essentiel de mon travail réside dans le choix des lieux. Mes images n’ont de sens que dans leur relation avec leur environnement. Leur rôle est de faire remonter à la surface des choses enfouies »¹. Les images sont rarement affichées sur les monuments célèbres ; Ernest Pignon-Ernest préfère les lieux du quotidien, les marges et les friches. Œuvrant dans plusieurs pays, il investit les rues Naples aussi bien que les bidonvilles de Soweto ou les cabines téléphoniques lyonnaises.

Plus d’information sur son site internet : https://pignon-ernest.com/#home
Voir aussi : [vidéo] Ernest Pignon-Ernest (La Grande Libraire, France5, 01.05.2014) [archive] sur YouTube (consulté le 10 novembre 2022)
 

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L’œuvre que nous commentons ici, intitulée « Maurice Audin », est une affiche collée en 2003 dans les rues d’Alger en référence à l’affaire Maurice Audin. Il s’agit d’un jeune mathématicien arrêté et torturé par les parachutistes français lors de la bataille d’Alger en 1957. Son corps n’a jamais été retrouvé. Dans la lignée des recherches de Pierre Vidal-Naquet², les historiens s’accordent sur sa mort. La responsabilité de l’État français n’a été reconnue qu’en septembre 2018.


Compte rendu (janvier 2023)


Je ne verrai jamais cette œuvre et vous non plus d’ailleurs. Elle a depuis longtemps disparue. On ne peut la connaître que derrière les pixels d’un écran ou le satin des livres d’art³. L’œuvre est médiatisée par d’autres supports qui en gardent la trace, mais elle-même n’existe plus. A travers les traits de cette œuvre disparue, Ernest Pignon-Ernest a donné vie à une absence, or je voudrais que mes mots parviennent à dire à leur tour cette œuvre qui n’est plus.

En avril 2003, des affiches de plein pied sont collées dans les ruelles d’Alger. Elles trônent au milieu des enfants et des graffitis, épousent le mur et ses lézardes. Elles disparaissent au coin d’une rue pour réapparaître à l’angle d’une autre au gré du va-et-vient des passants. Parfois sous un porche ou dans l’embrasure d’une porte, elles pourraient passer inaperçues mais leur présence se diffuse comme une odeur entêtante.

Sur la mince couche de papier est affiché un homme jeune, vêtu d’une chemisette à manche courte dont le col large est entrouvert. Une de ses mains est glissée dans sa poche, l’autre tient un livre au titre illisible. Un mince sourire éclaire ses lèvres. Le sourcil gauche à peine relevé, il nous regarde. Le réalisme de la silhouette est saisissant bien qu’elle soit en noir et blanc. L’image est incolore comme un fantôme. Cette absence de pigment, la convention du dessin et la blancheur du papier – qui se détache sur le mur jaune – soulignent qu’il s’agit d’une illusion. L’œuvre ne se donne pas comme trompe-l’œil, mais plutôt comme un souvenir et rappelle les argentiques à partir desquels, archive après archive, Pignon-Ernest a reconstitué un visage, une silhouette.

De l’homme représenté, il ne reste plus qu’un nom : Maurice Audin. Une identité pour dire la barbarie des colonies. Un Algérien de 25 ans qui « disparaît » suite à son interpellation par les troupes françaises. À l’instar de beaucoup d’autres, le jeune homme ne reviendra jamais. Il aura suffi d’une poignée d’heures pour effacer sa présence dans un régime qui abroge tous les droits. Le livre vierge qu’il tient dans la main pourrait représenter le poids du passé et la nécessité de le connaître. À rebours de cette volatilisation, l’image redonne un corps à ce symbole sans dépouille. Elle réinstalle sa présence dans les rues qui l’ont vu grandir, sur les murs de l’université où il travaillait, dans sa rue, son quartier. L’œuvre in situ s’emplit de résonances, elle peuple la ville qu’il a déserté, le faisant réapparaître parmi les enfants qui jouent et les passants, dans le futur même dont il a été privé.

L’affiche produit une rencontre, nous met face à ce regard qui nous convoque. Le passé ressurgit avec ses blessures et ses morts anonymes. Il ne s’agit que d’une image et pourtant elle discute avec le réel. On rêverait qu’il s’adresse à nous, mais les lèvres de Maurice Audin restent closes. Elle ne permet pas de déchirer le linceul de mensonge qui enveloppe sa mort. On reste sans voix devant cette présence appelée à s’effacer.

À la disparition subite de l’homme répond la lente dégradation de l’image qui s’est éclipsée avec le temps. Sur la photographie qu’on en garde, on voit que la mince couche de papier se décolle déjà, les couleurs pâlissent. Livrée à la rue et aux intempéries, l’image ne fait pas long feu. Parfois lacéré, le dessin s’estompe, avec le temps, il a fini par devenir invisible.

L’œuvre s’efface, seule la photographie rappelle son existence. Seule ? Non, l’affiche laisse une trace dans nos mémoires, une anamnèse poétique aux allures rimbaldiennes. Les passants s’en souviennent et à travers les vestiges de leur pensée, toute une période ressurgit. Longtemps après sa disparition, l’affiche rappelle pourtant que « ça a été » en ayant elle-même « été là ».

La douceur du dessin m’a d’abord rendue mélancolique. J’y voyais la souffrance muette d’un enfant de mon âge. Mais plus l’image se fixe sur ma rétine, plus je cède à l’interprétation d’Henri Alleg⁴ qui y voit une figuration du renouveau. L’homme est une ombre fixe quand les enfants sont en mouvement. Leur sérénité et leurs sourires répondent à l’air grave du portrait. Maurice Audin est l’étendard d’une jeunesse renaissante, non plus spectre, mais guide.



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¹Ernest Pignon-Ernest, Florence Beaugé, « Maurice Audin revit sur les murs d’Alger », Le Monde, 12 juin 2003.
²Cf. Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
³Voir par exemple Ernest Pignon-Ernest, Face aux murs, Paris, Galerie Lelong, 2010. p.179-185.
⁴Ernest Pignon-Ernest, Face aux murs, Paris, Galerie Lelong, 2010, p.178.


mise à jour le 10 février 2023


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