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Munch / Le Cri à l’air du temps (Nicolas NOE)

Notice

 

Edvard Munch, Le Cri (1893), tempera et pastel, 91 x 73,5 cm. Oslo, Nasjonalmusset


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Le peintre expressionniste norvégien Edvard Munch est né le 12 décembre 1863 à Løten et mort le 23 janvier 1944 à Oslo des suites d’une pneumonie. Ses œuvres commencent à connaître un certain succès à partir de la fin des années 1900. Enfant à la santé fragile, sa vie est marquée par la maladie. La dépression, notamment, influence grandement ses productions artistiques. La peinture devient alors pour Munch une thérapie cathartique. Au cours de sa vie, il a recours à différentes techniques, mais il est à noter qu’il privilégie la tempera sur carton. Parmi les inspirations emblématiques de son œuvre, on relève les paysages du Fjord de la ville d’Oslo. À sa mort, juste avant l’invasion du IIIe Reich, il fait don d’une grande partie de sa collection à la mairie d’Oslo de peur de voir ses œuvres être détruites.


Compte rendu (janvier 2021)

Voilà un an maintenant que nous sommes plongés dans le théâtre d’une crise multidimensionnelle. En toile de fond, une épidémie virale condamne les plus fragiles, esquinte même les plus coriaces, met en branle un système acculé qui ne jure que par la production de richesses et ignore celles et ceux qui n’en ont pas. Dans les coulisses, une polyphonie, une cacophonie, où les injonctions à la productivité et au dépassement s’articulent maladroitement à un discours de la détresse. Seuls sur scène, les démunis, les sacrifiés, les sans-le-sou, les suppliciés. Contemplant tristement ce spectacle sordide à l’isolement, je sens que ma perception s’altère. Cette représentation du chaos se transmue peu à peu en un tableau qui, de ma mémoire enfouie, revient comme une évidence. Il s’agit du Cri, d’Edvard Munch. D’aucuns diront que je ne souffre pas d’originalité. Je leur répondrai simplement que j’aime les choses bien faites. 

Rares sont les tableaux qui à mes yeux vous parlent à l’âme. Le Cri, indiscutablement, fait partie de ceux-là. Sa résurgence, je crois, est tributaire de ce qu’il parvient à figurer un état métaphysique propre à tous les hommes, avec une acuité qui lui assure la pérennité des chefs d’œuvres.  Voyez-le: un personnage tordu pratiquement invertébré au teint blafard dont le visage durement émacié, presque squelettique est à peine soutenu par deux mains disproportionnées, déformées. L’expression du visage est saisissante, elle figure l’état de sidération. Vêtu d’une chemise bleuâtre, il se tient debout, positionné sur une sorte de pont de bois marron aux reflets orangés. La longue diagonale coupant le tableau en oblique sur sa partie gauche nous amène à considérer deux silhouettes masculines, deux personnages endimanchés, dont un semble revêtir un manteau long. Au-delà de cette ligne de force, un contraste saisissant: le paysage, comme en fusion, tourbillonne. Un ciel de sang et une mer déchaînée d’un bleu profond, noirci par endroit, apparaissent brutalement, inondant le tableau dans une atmosphère inquiétante. Le personnage semble pris en étau dans cette transformation des éléments, soumis aux déchaînements chaotiques du monde. Ce n’est pas tant lui, tétanisé, qui hurle son mal de vivre, mais ce sont eux, endiablés, qui crient leur puissance implacable.

Qui d’autre que Munch a mieux représenté ce qu’on nomme l’anxiété? La justesse de ses touches fait coexister divagation et réalité, autrement dit, cette impression de détachement du réel qui se manifeste par un sentiment d’étourdissement complet. À la rectitude de la rationalité humaine symbolisée par le pont lui-même – indiquant l’ancrage réel de la représentation picturale – s’oppose l’esthétique du surnaturel. Le tétanisé nous apparaît comme un spectre humanoïde, faisant basculer la représentation dans l’irrationalité. Cette dualité des états, qui est au cœur de la crise d’angoisse, est ici parfaitement représentée. Personne, non plus, n’a su si admirablement figurer ce qui se passe dans l’équilibre physiologique de l’angoissé. Regardez ce remous de couleurs brûlantes et glacées; au rouge-orangé correspond le transport de l’âme dans un état de transe, aux variétés de bleu correspond la froideur glaciale de la sueur ruisselante. Voilà un tableau qui parle à l’âme sans oublier de parler au corps.       

N’en déplaise à Paul Valéry, un authentique chef d’œuvre n’est pas un tableau qui « a importé de la poésie » (Le Triomphe de Manet) et qui satisfait une appétence au philosophique et à l’esthétique (Le Retour de Hollande). Le chef-d’œuvre, c’est ce tableau qui vous touche au cœur et dans la chair en donnant à votre âme l’impression d’avoir pu nommer l’ineffable, l’émotion d’avoir pu représenter l’indescriptible. Il vous laisse transi un court instant, après quoi, vous le sentez, il vous élève. Il vous procure un sentiment à nul autre pareil. Un sentiment de profonde libération physique et psychique, celui d’une véritable prise de conscience.

Ainsi est-ce dans la catharsis que tout se joue, c’est pour cela que la peinture du sentiment a donné de si grands artistes. Munch, à ce titre, en est le plus admirable car en peignant ses névroses, ses peurs et ses doutes, il donne à qui en a besoin une représentation métaphysique précieuse. Dans son journal personnel, il écrit, à propos de son art: “C’est au fond une forme d’égoïsme, mais je ne renonce pas à espérer qu’avec mon aide je parviendrai à aider d’autres gens à se comprendre” (extrait du Journal de Munch, à l’entrée intitulée «Nice 22 janvier 1892»).

Ce pouvoir cathartique a donné à l’œuvre son caractère intemporel. Peut-être était-elle destinée à être relue par une société, qui, profondément, pouvait la comprendre. Le Cri, mille fois détourné, peut aujourd’hui être contemplé à l’angle d’une rue; un motif apposé sur un sac en tulle que porte fièrement tel.le étudiant.e préssé.e; ou bien encore imprimé sur une petite boîte de friandises – en cinquante-six exemplaires – dans telle échoppe à Chicago. Au cœur de cette dynamique de reproduction massive, je vois le projet Munchien trouver une continuité inattendue. L’initial projet sériel entamé par le peintre ne semble ainsi jamais s’être arrêté, il se montre même en ces temps moroses dans toute sa pertinence. À chacun.e sa petite représentation de l’angoisse, sa petite anxiété, son petit désastre. Il y a de cela quelques semaines, c’est toute une génération numérique qui s’est appropriée le tableau de Munch sur les réseaux sociaux dans ce qui semblait moins être un clin d’œil à l’histoire qu’une tentative de catharsis collective. Face à l’isolement, la contrainte, la mort, la précarité, la pression sociale, l’exigence à l’excellence, l’étouffement, la crise, les mensonges, l’attente, l’incertitude, le manque... qui ne sont que quelques gouttes d’eau d’une pluie torrentielle s’abattant sur une jeunesse exposée, il y avait dans les détournements de Munch un je ne sais quoi d’ironie salvatrice. Comme si, l’espace d’un instant, un tableau pouvait à lui seul figer pour l’éternité un sentiment d’une grande complexité si largement partagé.

 

mise à jour le 8 février 2021


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