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MONET / Camille sur son lit de mort : un portrait aux yeux clos (Clémence BAISE)

Notice


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Claude Monet, Camille sur son lit de mort, 1879. Huile sur toile, 90 x 68 cm. Paris, Musée d'Orsay.
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On ne présente pas Claude Monet, il nous impressionne. On en retient la course du soleil des Cathédrales, le violet plongeant des Nymphéas, le léger souffle du vent qui balaie les cheveux et les rubans dans La Promenade, les bords de mer à Fécamp, le Soleil levant… Toutefois, sous cette couche de célébrité artistique, il y a un homme d’une sensibilité qui égale son caractère passionné. Son pinceau trahit un regard qui examine le plus léger bruissement de l’air, le moindre scintillement de la lumière. Il rencontrera également cette lumière dans les yeux de ses proches : profondément attaché à son entourage, son œuvre est aussi celle d’un portraitiste, et les scènes de genre viennent sublimer les paysages¹. À Alice Hoschedé, sa seconde épouse, il aurait dit : « Il est vrai que j’aime la mer, mais enfin je vous aime aussi². » Il peindra ces visages affectionnés en réalisant leur portrait comme dans La Femme à la robe verte ; ou en les intégrant à des paysages comme dans la Femme à l’ombrelle ou Alice Hoschedé au jardin. Or, avant Alice, il aimait Camille. Dans un tableau intitulé Camille sur son lit de mort, Monet réalisa en 1879 le portrait funéraire de Camille Doncieux, sa première épouse.

 


Compte rendu (janvier 2023)


Camille, malade depuis déjà plusieurs mois, s’éteint le matin du 5 septembre 1879 à l’âge de trente-deux ans³. Le linceul qui l’enveloppe n’est pas un habit de deuil. Il est un vestige d’un mariage religieux arraché à la vie quelques jours plus tôt, le 31 août 1879⁴. On apprend par une citation reproduite sur le cartel de présentation du tableau au musée d’Orsay que le peintre se surprend à essayer de saisir les couleurs que la mort fait défiler sur le visage de la défunte : « …un jour, me trouvant au chevet d’une morte qui m’avait été et m’était toujours très chère, je me surpris […] dans l’acte de chercher machinalement la succession, l’appropriation des dégradations de coloris que la mort venait d’imposer à l’immobile visage⁵. » Il surprend au creux de ses traits des touches vaporeuses de rose, de blanc, de mauve et de bleu, encore animées par un soupir enfoui⁶.
Quelques mois plus tard, le peintre se souviendra de ces couleurs fuyantes dans le réel pour peindre l’eau et l’hiver⁷. Et à la fin de l’été 1886, il s’installera à Belle-Île-en-Mer pour se confronter à la Mer terrible en même temps que le peintre australien John Peter Russell⁸. Là-bas, il est à nouveau confronté à un sujet « inouï de ton » à la fois bleu, vert et transparent, à travers la tempête qui semble pouvoir frapper la palette⁹. À nouveau, l’essence réside dans un souffle de couleurs qui s’enfuient. Et pour la saisir, il nous faut à notre tour nous enfuir. Pour un court instant, fermons les yeux. Les halos de lumière qui résistent encore au soir vacillent peu à peu. Les vagues ne sont plus que des traits bleus, et la mort au loin s’efface sur le rivage, estompe le visage. Peut-être qu’on ne peut peindre la mort et la mer que les yeux clos.

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Claude Monet, Tempête, côtes de Belle-Île, 1886. Huile sur toile, 65,4 x 81,5 cm. Paris, Musée d'Orsay.
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Le souffle de Camille me poursuit quand je traverse la galerie des impressionnistes. Mon œil se rattache à Tempête, côtes de Belle-île. Je voudrais me perdre dans la mer, oublier la mort, croire en l’infini. Les vagues se déchainent et se brisent contre les écueils, le regard fixé au loin s’y perd, les remous qui se dérobent l’envahissent, il ne reconnait plus que la lumière qui se reflète pour s’évanouir, que la blancheur de l’écume, que la clarté funèbre des fonds. C’est bien la mer que je perçois, elle est là. On ne peut s’y perdre que parce qu’on la regarde dans l’instant. Mais que faire quand cet instant n'est plus, comme dans Camille sur son lit de mort ? Les relents d’un vertige que la contemplation de l’infini nous fait éprouver sont d’une grâce paisible, d’une douceur qui laisse encore présager le bonheur ; mais dans cet instant qui s’enfuit, dans ce souffle qui s’évanouit, ce n’est plus l’infini qu’on contemple, c’est le vide.

C’est un portrait aux yeux clos. Les contours du visage se noient dans l’ombre des paupières. Depuis une auréole en truffau, elle est enveloppée dans son linceul d’eau et de lumière. On voit autour d’elle la mer. C’est la même nervure des traits que dans la marine Tempête, côtes de Belle-île. Mais ils sont peut-être encore plus déchainés parce que plus rien, pas même la terre, ne les retient. Le peintre a mêlé un peu de lumière dans chacune de ces traces bleues. Je revois l’écume, l’éclat du jour qui s’enfuit, la lumière qui surgit une dernière fois. Les lames se brisent, mais ne renaissent pas. La mer n’est plus qu’un voile qui emporte la défunte. Déjà en son sein le noir pointe et transperce les flots. Le vide surprend l’infini, elle le suspend. Le blanc engage une lutte contre le deuil au centre du tableau, mais c’est le noir que la rétine retient. Plus bas, les traits bleus, attisés par la colère, deviennent sauvages. Le cri du peintre se mêle au râle qui s’échappe des lèvres entrouvertes de la défunte et ruisselle sur sa chevelure. Il ondoie et lui donne vie et lumière une dernière fois avant de se perdre dans le noir. Malgré des irisations d’un pinceau encore imprégné de bleu, les ténèbres de la mort s’emparent de son visage. Elle sombre, et, bientôt, même les reflets de l’eau ne pourront plus rendre sa figure. Quelle trace restera-t-il d’elle ?

Le rouge qui macule son cœur et se mêle au noir parvient seul à braver les ténèbres. Je ne sais pas s’il faut l’associer au sang et l’immoler, en même temps que le reste du tableau, à la douleur. Il pourrait s’agir simplement de quelques roses déposées par l’aurore. Peut-être que la seule véritable trace que le peintre est parvenu à conserver de son épouse est le sentiment qui a mené à la réalisation de cette œuvre, l’amour qu’il portait à la défunte. Les yeux de Camille sont irrévocablement clos, c’est le peintre seul qui regarde, et c’est son regard qu’il peint. Ce portrait, c’est donc aussi un peu le sien. C’est le portrait de sa tendresse, c’est le portrait de sa perte.

C’est un portrait aux yeux clos. Je n’avais d’abord pas saisi tout le sens de cette phrase. Pour le philosophe Jean-Luc Nancy, tout l’enjeu du portrait en peinture se situe dans le regard : « Avant toute chose, le portrait regarde¹⁰ ». Ce regard fixé sur la toile détiendrait l’évidence de l’être au monde¹¹. En effet, lorsqu’on observe un portrait, c’est ce regard qui attire notre attention. Le tableau le fige dans le temps et dans l’espace, mais c’est ce figement qui est fascinant. Il donne au regard une profondeur sans fond. Le figement du regard du portrait en peinture est l’essence même de son idéal : ce regard qui nous pénètre ne se détourne pas. Ce regard tend vers le monde, le regarde, on y lit en son creux une idée, et cette idée sera préservée car l’œil ne peut s’y soustraire. Ainsi, l’idée ne sera pas manquée.

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Odilon Redon, Les Yeux clos, 1890. Huile sur toile marouflé sur carton, 44 x 36 cm. Paris, Musée d'Orsay.
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Le regard du portrait est donc tout idéal. Même devant un portrait comme celui des Yeux clos d’Odilon Redon, on peut encore invoquer un regard qui serait intérieur et contemplatif. Mais dans le portrait de Camille, les yeux ne sont pas seulement clos, ils sont sans vie. Le visage d’un mort est-il encore un portrait ? En littérature, le portrait funéraire est généralement l’occasion d’opérer une synthèse de la vie morale de la personne décédée, une synthèse où son cœur occupe bien sûr la première place¹² ; mais en peinture, ce regard qui, il y a quelques instants encore, concentrait toute la vie ; ce regard à jamais éteint est désormais une absence insaisissable. Ses yeux ne sont pas seulement enfouis, voilés par les paupières ; ils sont vides. Inconsciemment, on se surprend à tressaillir et à examiner le tableau à la recherche d’une autre lumière qui pourrait nous ravir au vertige. Sans le vouloir, c’est notre propre présence qu’on projette sur la toile ; et, balayée par la mort et les pleurs, notre lueur vacille dans le noir.

De ces yeux fermés, notre regard glisse naturellement vers le fond du tableau. La peinture nous invite en effet à épouser le regard de l’artiste : le voile en cascade nous emporte vers le cœur, puis vers le noir, et enfin vers la mer baignée de pleurs. Cela ne surprendrait pas Jean-Luc Nancy, qui dirait que dans le portrait, « Le fond est un regard¹³. » Or ce regard n’est pas seulement celui du peintre. Le regard du spectateur est amené, non pas à le contempler, mais à s’y superposer. Ce n’est donc pas seulement un second portrait qui se cache sous celui de la défunte : c’est plutôt un miroir, et dans cette eau translucide peut se réfléchir notre perte, à moins qu’on ne préfère, nous aussi, garder Les Yeux clos.


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¹D. Lobstein, Monet, Paris, éd. J.-P. Gisserot, 2002, p. 7-12.
²D. Wildenstein, Monet ou le Triomphe de l’impressionnisme, Cologne, Köln Taschen Wildenstein Institute, 1999 (édition remaniée du premier des quatre volumes du catalogue raisonné paru également chez Taschen), p. 211.
³D. Lobstein, Monet, op. cit., p. 52.
⁴D. Wildenstein, Monet ou le Triomphe de l’impressionnisme, op. cit., p. 146.
⁵Cartel de présentation de Monet, Camille sur son lit de mort, Musée d’Orsay.
⁶D. Lobstein, Monet, op. cit., p. 52-53.
Ibidem.
⁸John-Peter Russell (1858-1930) est un peintre australien. Il rencontre Monet en 1886 à Belle-Île-en-mer. De dix-huit ans son cadet, cette rencontre avec celui qu’on surnomme le « prince des impressionnistes » aura une grande influence sur la peinture de Russell. (Références : D. Wildenstein, Monet ou le Triomphe de l’impressionnisme, op. cit., p. 222-225 ; Ann E. Galbally, « Russel, John Peter (1858-1930) », dans Australian Dictionary of biography, volume 11, 1988, [en ligne] https://adb.anu.edu.au/biography/russell-john-peter-8302 (page consultée le 13 janvier 2022). )
⁹D. Wildenstein, Monet ou le Triomphe de l’impressionnisme, op. cit., p. 222-225.
¹⁰J.-L. Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée, « Incises », 2000, p. 72.
¹¹Ibid. p. 86.
¹²Rappelons-nous de l’instant qui précède la mort de Mme de Beaumont dans les Mémoires d’outre-tombe : « Tout à coup, elle rejeta sa couverture, me tendit une main, serra la mienne avec contraction ; ses yeux s’égarèrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes à quelqu’un qu’elle voyait au pied de son lit ; puis reportant cette main sur sa poitrine, elle disait : C’est là ! ». Fançois.-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome. II, éd. J.-Cl. Berchet, Paris, Garnier, « Le Livre de Poche », 1989, p. 146.
¹³J.-L. Nancy, Le Regard du portrait, op. cit., p. 76.
 


Ressources

  • GALBALLY Ann E., « Russel, John Peter (1858-1930) », dans Australian Dictionary of biography, volume 11, 1988, [en ligne] https://adb.anu.edu.au/biography/russell-john-peter-8302 (page consultée le 13 janvier 2022).
  • LOBTEIN Dominique, Monet, Paris, J.-P. Gisserot, « Pour la peinture », 2002.
  • Site du Musée d’Orsay
  • NANCY Jean-Luc, Le Regard du portrait, Paris, Galilée, « Incises », 2000.
  • WILDENSTEIN Daniel, Monet ou le Triomphe de l’impressionnisme, Cologne, Köln Taschen Wildenstein Institute, 1999.

mise à jour le 9 février 2023


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