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MONET / Blanc comme neige. À propos de La Pie de Monet (Angélique SARTRE)

Notice


monetpie
Claude Monet, La Pie, 1868-1869. Huile sur toile, 89 x 130 cm. Paris, Musée d'Orsay.
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Claude Monet (1840-1926) est un peintre français du XIXe siècle, considéré comme le père de l’impressionnisme. Il passe son enfance en Normandie et s’installe à Paris pour la première fois en 1859. En 1866, il rencontre un certain succès au Salon de sculpture et de peinture avec La Femme à la robe verte. Il ne faut pourtant pas croire que le succès était acquis pour Monet et les futurs impressionnistes. Il n'est pas facile de transgresser les règles. Monet a rapidement quitté l’École impériale des beaux-arts de Paris, cherchant à (re)présenter la nature telle qu’elle lui apparaissait, non selon les normes de l’Académie prônant un retour à l’antique et privilégiant les peintures à sujets historiques. De Paris à Londres en passant par le Havre, Monet a peint la réalité telle qu’elle lui apparaissait, dans un moment, une sensation. Proche de Manet et de Renoir dès ses débuts, il peint des paysages de campagnes, de bords de mer ou de villes en pleine Révolution Industrielle. Il peint la « modernité ». Sa peinture émane d’une subjectivité, transmise par les petites touches de son pinceau. À partir de 1890, Monet se consacre à des séries de peintures, c'est-à-dire qu'il peint le même motif à différentes heures de la journée, à diverses saisons. La fin de sa carrière et de sa vie se déroulent à Giverny, dont le jardin est rendu célèbre par les très nombreuses toiles qu’il en a fait. Peintre novateur, de la caste des révolutionnaires en art, des lutteurs, Monet a peint toute sa vie selon sa vision personnelle, s’intéressant particulièrement aux effets de lumières et à la restitution des impressions, que ce soit à la campagne ou dans les grandes villes, dans les paysages comme dans les portraits.


Compte rendu (janvier 2023)

À Orsay. Parcourant les différentes salles au pas de course, cherchant le tableau, celui qu’il me faut voir absolument. Je connais sa place, bien sûr. Une petite salle le long de l’allée centrale, en face de l’Olympia de Manet. Mais s’il n’était plus là ? S’il avait encore changé de place ? S’il me fallait le chercher au milieu de tous les autres tableaux ? C’est au sein du musée, labyrinthe mystérieux qui mène sans cesse à la reconnaissance et la redécouverte de ses œuvres, que j’ai rencontré cette toile.
Je ne sais plus exactement quand a eu lieu cette première rencontre, quand j’ai vraiment vu ce tableau. Mais je me souviens du moment où j’ai réalisé que je l’aimais plus que les autres. Ça s’est fait comme ça, doucement, il n’y avait plus que lui. La douceur qui émane de ce paysage enneigé apaise mon cœur. Comme si l’art pouvait faire ça. Comme si l’art était capable de nous toucher si profondément, de nous atteindre…
Si je répète le terme « douceur », à l’encontre des règles du beau style, ce n’est point par paresse ou par inattention. Il n’y a pas de synonymes ici. Ce n’est pas vraiment « sérénité », encore moins « fadeur ». Je crois que, devant l’art, le mot juste, c’est celui qui nous vient. C’est celui-ci qui me vient.

La pie, la pie… Où est-elle ? Quel drôle de titre ! Oh, mais c’est elle, ce petit point noir au milieu de ce déluge de blanc ! Seul être vivant dans ce bout de paysage, où pourtant tout vit. Car la force de ce tableau, qui n’impressionne pas par des dimensions extraordinaires (89 × 130 cm) ni par un sujet extravagant, c’est justement cette simplicité pleine de vie. Réalisé en 1868-1869 à Étretat, il précède de quelques années le célèbre Impression, soleil levant, exposé en 1874. Mais La Pie, peinte par le jeune Monet, contient déjà les éléments de la recette impressionniste qui ne porte pas encore son nom : une peinture en plein air, comme une « fenêtre ouverte sur la nature¹ », qui refuse les sujets historiques chers à la peinture académique. La composition dépend du point de vue de l’artiste, qui devient l’élément central de la création. Le peintre impressionniste cherche en effet à « fixer sur la toile la fugacité de l’impression suscitée en lui par la scène qu’il contemple². » Ici, la pie peut à tout moment s’envoler, échapper au peintre et au spectateur. La neige elle-même est un élément fugace, toujours prête à disparaître, à fondre entre nos doigts. Monet peint un moment unique. L’impression ressentie, fixée par les coups de pinceaux du peintre, se grave dans le regard, et parfois dans le cœur, du spectateur.
Ce paysage de neige semble d’abord englouti sous la masse de blanc. Le ciel, le sol, les arbres se renvoient leur blancheur. Pourtant, rien ne se confond ici. On distingue les éléments du paysage, dont la composition visible ne s’impose pas brutalement au regard du spectateur. C’est peut-être cette insensibilité de l’organisation de la toile qui la rend si agréable à regarder. Comme si les lignes du tableau elles-mêmes étaient enfouies sous la neige. Pourtant, si l’on s’attarde, on remarque un usage assez classique des lignes verticales et horizontales, qui distinguent plusieurs plans et facilitent l’entrée dans ce paysage enneigé. La barrière sépare le premier plan et l’arrière-plan, le champ enneigé et le ciel. Derrière elle repose une maison.
De la même manière, le tableau renvoie d’abord l’impression d’un paysage de neige qui devient pure blancheur alors que tout n’est pas si blanc. La blancheur est modulée. Voyez les tons bleutés à l’ombre de la haie, ceux plus orangés du ciel qui perce à travers les arbres. Voyez ces variations de lumière. Par touches, l’artiste module les tons clairs et lumineux, qui semblent voler la vedette à l’oiseau voleur. Il crée ainsi des « effets de neige », pour reprendre le titre d’un tableau de Manet³, en faisant un usage particulier de la couleur. Car le blanc est une couleur⁴, Monet nous le rappelle ; une couleur connotée, douce ici, qui renvoie une impression de pureté dans la douceur. Par touches, le peintre produit des effets subjectifs qui stimulent l’imagination et la sensibilité du spectateur, créant une espèce de sensation visuelle. J’entends par là que la peinture, basée sur la sensation, la donne à voir, mais aussi que le visuel (le tableau) provoque une sensation. Ne sentez-vous pas le froid mordant et vivifiant de ce jour d’hiver ?
Voir ce tableau, c’est pour moi toujours m’enfoncer dans la neige, m’allonger dedans et regarder le ciel blanc perdre ses flocons sur mon visage, sous l’œil amusé d’une pie moqueuse et vagabonde. Chaque fois, je pousse la petite barrière, ou j’escalade la haie tressée, pour rejoindre la maison. À l’intérieur, il fait plus chaud. Je regarde encore la neige qui recouvre les arbres. Je vis dans ce petit bout de paysage chaque fois que je le vois. Oui, je pense encore que l’émotion participe de la valeur d’une œuvre. Cette toile m’émeut car j’y vis un peu, une partie de moi vit dans cet instant figé à jamais. Devant ce paysage me reviennent étrangement à l’esprit ces vers de Baudelaire : « Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble !⁵ ». Comme le poème, sans exotisme ni luxe pourtant, La Pie nous invite au voyage. Un voyage vers le connu cette fois, redécouvert grâce au regard personnel du peintre qui réfléchit la nature.


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¹Zola à propos de Camille (La Femme à la robe verte), une toile de Claude Monet exposée au Salon de la sculpture et de la peinture en 1866 : « Regardez les toiles voisines et voyez quelle piteuse mine elles font à côté de cette fenêtre ouverte sur la nature. » Émile Zola, « Les réalistes du Salon », in Écrits sur l’art, recueil de textes établi, présenté et annoté par Jean-Pierre Leduc-Adine, Gallimard, « Tel », 1991, p. 122.
²« L’impressionnisme », Apparences [en ligne], 2014, disponible sur : https://www.aparences.net/periodes/impressionnisme-periodes/limpressionnisme/ (je souligne).
³Édouard Manet, Effet de neige à Petit–Montrouge (1870), Huile sur toile, 59,7 × 49,7 cm, Musée national de Cardiff.
⁴Voir à ce sujet les travaux de Michel Pastoureau, notamment son ouvrage Blanc paru récemment aux éditions du Seuil (2022).
⁵Charles Baudelaire, « L’invitation au voyage », Les Fleurs du mal, Le Livre de poche, 1972, p. 73.


Ressources


I. Sources citées
  • Émile Zola, Écrits sur l’art, recueil de textes établi, présenté et annoté par Jean-Pierre Leduc-Adine, Gallimard, « Tel », 1991.
  • « L’impressionnisme », Apparences [en ligne], 2014, disponible sur : https://www.aparences.net/periodes/impressionnisme-periodes/limpressionnisme/.
  • Édouard Manet, Effet de neige à Petit–Montrouge (1870), Huile sur toile, 59,7 × 49,7 cm, Musée national de Cardiff.
  • Michel Pastoureau, Blanc, Le Seuil, 2022.
  • Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Le Livre de poche, 1972.

II. Autour de La Pie
III. Sur Claude Monet

mise à jour le 10 février 2023


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