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MIRÓ / Bleu dans l’iris (Louis CAILLAT)

Notice


Miro
Juan Miró, Bleu I, 1961. Paris, Centre Pompidou.
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Joan Miró est né le 20 avril 1893 à Barcelone et mort le 25 décembre 1983 à Palma de Mallorca. On peut discerner chez lui deux influences majeures : son attachement profond à la terre catalane (notamment la ferme familiale de Mont-roig del Camp où il séjourne à de nombreuses reprises et qui l’inspirera pour son célèbre tableau La Ferme) et l’influence des grands mouvements artistiques européens de l’époque : postimpressionnisme, cubisme, fauvisme, surréalisme, abstraction.
Au début des années 20, Miró s’installe à Paris. Il y rencontre de nombreux artistes majeurs, peintres et poètes principalement, qui deviendront à la fois des amis proches et des émulateurs hors pair : Masson, Max Jacob, Artaud, Leiris, Prévert, Reverdy, Tzara, puis en 1924 avec son entrée dans le groupe surréaliste : Breton, Eluard, Aragon, Soupault, Ernst, Klee. Cette période est un déclic et, tout en conservant des éléments significatifs de son identité visuelle, Miró évolue vers un style plus épuré, plus proche de la géométrie abstraite et qui trouve son matériau dans le monde onirique et l’inconscient.
Il rentre à Barcelone en janvier 1932 et la quittera à nouveau pendant la Guerre civile qu’il passera à Paris, montrant néanmoins un soutien sans faille aux républicains. À l’inverse, il rentrera en Espagne lorsque l’Allemagne envahit la France en 1940. Miró diversifie ses pratiques : collages, lithographies, sculptures, gravures, céramiques, modelages… Il découvre Majorque qui lui rappelle toute l’intensité de ses racines catalanes-espagnoles et y fonde son atelier en 1956. C’est là qu’il peindra ses différents triptyques : les Bleus en 1961, Peintures pour un temple, en 1963, puis Peinture sur fond blanc pour la cellule d'un condamné en 1968.

Nous nous intéressons ici au triptyque Bleu, conservée au Centre Pompidou à Paris, et plus précisément à la première toile de ce triptyque, qui comme les deux suivantes est datée du 4 mars 1961. C’est une huile sur toile de 270 x 355 cm, révélatrice de la fascination du peintre pour les peintres abstraits qu’il a découverts à New York (Rothko notamment), ainsi que de la grande ascèse volontaire dont il s’est armé pour la réalisation de ces toiles. « Vous savez comment les archers japonais se préparent aux compétitions ? Ils commencent par se mettre en état – expiration, aspiration, expiration –, c’était la même chose pour moi. »


Compte rendu (janvier 2023)


« Maintenant enfin, on entrouvre le cercle, on l’ouvre, on laisse entrer quelqu’un, on appelle quelqu’un, ou bien l’on va soi-même au-dehors, on s’élance. On n’ouvre pas le cercle du côté où se pressent les anciennes forces du chaos, mais dans une autre région, créée par le cercle lui-même. Comme si le cercle tendait lui-même à s’ouvrir sur un futur, en fonction des forces en œuvre qu’il abrite. Et cette fois, c’est pour rejoindre des forces de l’avenir, des forces cosmiques. On s’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui. On sort de chez soi au fil d’une chansonnette. Sur les lignes motrices, gestuelles, sonores qui marquent le parcours coutumier d’un enfant, se greffent ou se mettent à bourgeonner des « lignes d’erre », avec des boucles, des nœuds, des vitesses, des mouvements, des gestes et des sonorités différents. »

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux



Première entrée dans la pièce, souffle coupé. J’en avais entendu parler, de ces trois toiles massives, d’apparence si simplistes, j’en avais même une idée assez précise, c’était devenu d’un kitsch… Et là je rentre dans la salle, un peu comme le clou du spectacle, et je me prends ça en pleine gueule. Difficile à expliquer. Trop immense. Je me faisais la réflexion quand j’ai vu la photo de mon ami devant la toile, prise de côté, avec une jolie perspective : homme minuscule, toile gigantesque. Bon d’accord on est sur un grand format, 270 x 355, mais là c’est plus que ça : le tableau n’est pas deux ou trois fois plus grand que le bonhomme, mais dix fois, vingt fois, comme si le garçon en beige était submergé par ce vaste cosmos bleu.

Alors je dis merci, pour deux choses. D’abord l’éclairage est parfait, encore aujourd’hui la salle n’a pas bougé, ça vient d’en haut mais à l’horizontale, hors de question qu’un unique spot cru vienne perturber l’harmonie de l’ensemble. C’est une lumière humble mais qui fait bien l’affaire. Ensuite, l’exposition elle-même : Miró au Grand Palais fin 2018 – début 2019. La découverte de cette exposition est salutaire pour tous les puristes de la représentation classique, pour tous les tenants de la ligne contre la couleur, de la forme contre la force. En effet, on y suit l’apprentissage de Joan Miró qui, s’il est davantage connu pour son triptyque Bleu (celui-là même dont nous parlons ici) ou ses toiles « surréalistes », est bien sûr un maître des représentations les plus délicates et détaillistes. Oui, pour arriver au dépouillement revendiqué des trois grands espaces azurés de la fin de l’exposition, il a fallu en passer par La Maison du palmier (1918), La Ferme (1921-1922), les divers portraits et autoportraits. Et oui, Joan Miró a d’abord maîtrisé parfaitement les règles de l’art, pour pouvoir ensuite se les approprier jusqu’à les renverser. Voilà ce que cette exposition synthétique nous apprend, loin du stéréotype si facile de l’art moderne que l’on retrouve dans cette phrase d’une rare vulgarité : « J’aurais pu le faire moi-même. »

De mon côté, je suis loin de me ranger parmi ces puristes-là, je dois même dire que j’ai de plus en plus de mal à être ému par le figuratif ; la preuve, mes peintres préférés – parmi tant d’autres – sont Miró, Kandinsky, Soulages, Turner, Zao Wou-Ki. Sisley, Van Gogh, c’est la limite. Et toujours ce bleu, bleu si rebattu, vu et revu, mais jamais épuisé, étrangement, comme s’il contenait à lui seul toutes les nuances du monde. Ça veut dire quoi, « bleu », au fond ? Quelques réponses avec Joan.

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Soit l’amateur posté face au Bleu II, le plus évident quand on est à Beaubourg, niveau 5, salle 24, le plus apaisant aussi. Cette impression de jardin zen perdu dans le cosmos irisé. S’en détourne difficilement vers le Bleu I, plus dérangeant, plus tourmenté. Le choisit. Ç’aurait pu être le III, mais le III il a envie de le dire en un mot : fêlure. Bien sûr on pourrait y passer des heures, sur cette fêlure. Mais ce sera le I ; alors, allons pour le I.
Bleu I est synthétique par rapport aux deux autres. On y retrouve la ligne noire fine brisée du III, le trait-blessure sanglante rouge du II, et puis le fond bleu et les éternelles pierres noires. Compliqué de décrire une toile sans les deux autres et les résonances qui s’y jouent, tout une pratique musicale virtuose : fréquence, transconsistance, réseau signifiant. Mais on essaie de prendre Bleu I pour lui-même, pour cette fois. En le comparant forcément un peu.

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Obsession classificatrice ? On voit quatre éléments dans Bleu I :
- Le fond bleu, élément à part entière et pas juste fond – c’est à peine si l’on peut dire qu’il précède le tracé de ses compagnes –, dans ses variations, son intensité, sa retranscription fidèle de la matérialité du geste et dans l’utilisation de la brosse. Nom-totem : Iris.
- Les taches noires de l’éponge peinturlurée. Nom-totem : Nébuleuses.
- La ligne brisée – pas droite en tout cas –, toute fine, qui coupe presque le tableau en deux. Nom-totem : Schize.
- Le petit trait rouge, rouge ouvert avec son halo rougeoyant qui capture le regard. Nom-totem : Plaie.
Iris, Nébuleuses, Schize, Plaie. Nébuleuses, Schize, Plaie, Iris. Schize, Plaie, Iris, Nébuleuses. Plaie, Iris, Nébuleuses, Schize. On pourrait continuer longtemps ce mantra.

La Schize, brisure, verre brisé, ciel brisé. Elle est d’autant plus intrigante qu’elle ne traverse pas exactement tout le tableau en deux côtés distincts. Elle part oblique, se courbe un peu sur la gauche, encore un peu, quelques petites bosses sur son chemin, et puis elle redresse, s’élève, s’élève… Et s’arrête. Juste avant de toucher le plafond. Il reste donc un infime point de passage, de devenir commun à la toile toute entière. La Schize traduit l’hésitation du peintre, sa progression toute humble et dépouillée : le trait a été repassé. Ça n’est pas une fêlure décidée d’un coup, caprice de l’artiste démiurge qui brise son assiette de colère, qui brise le monde de dépit. C’est une fissure progressive, légèrement plus épaisse à certains endroits, fissure psychologique aussi bien que fissure cosmologique. Dans sa finesse se rejoignent le monde et le moléculaire.

La Plaie. Avec son halo rougeoyant et son intérieur plus vif, elle vient casser la toile, ou plutôt : la griffer. Le bleu intensifie et approfondit la toile, sorte de sérénité primordiale. La Schize vient la briser, les Nébuleuses y forment des petites explosions ou absorbent le bleu, mais la Plaie vient lui donner un coup de patte animal. Le contraste est évident entre le bleu/noir et le rouge ouvert, dans lequel on a envie de se brûler, mais ce contraste n’est possible que par la forme même du trait. Il n’y a jamais de contours, de réelle délimitation entre ce qui relève du rouge et ce qui relève du bleu : les deux se confondent, se mêlent autour de la Plaie sans toutefois fusionner - on n’a pas de violet.

Les Nébuleuses. Les pierres ne sont pas des pierres. Contrairement aux deux tableaux suivants, les formes pleines noires tendent vers la rondeur, mais ne sont ni clairement délimitées par un trait, ni lisses au toucher. Je les appelle les nébuleuses. Miró a utilisé des éponges imbibées de peinture noire pour tracer ces presque-cercles qui échappent toujours à la forme parfaite qu’ils semblent vouloir atteindre. C’est un mouvement de tiraillement constant entre force centripète et force centrifuge, comme si la puissance du noir était retenue en même temps qu’elle ne cesse de fuir. Mais en étant plus attentif, on constate que ça n’est pas si simple. Il y a deux types de nébuleuse. Sur les huit, quatre chacune.
Les quatre nébuleuses externes – extrême-gauche et extrême-droite du tableau – répondent au modèle de la nébuleuse « éclatée ». Le peintre a sans doute procédé par appuis successifs et éclaboussures. Résultat : on sent que ça vient de l’intérieur, éruption explosive, le noyau est en train d’éclater, la couleur est déliée. On dirait un peu un virus dont même la capside ne résiste plus et s’épand dans l’espace. Cette forme nébulique est à la fois la plus nette, la moins « brouillée », et à la fois celle qui comporte le moins de points de condensation de la matière. Modèle de répartition égalitaire ; pas vraiment de centre ; c’est l’anarchie.
Les quatre nébuleuses internes répondent au modèle de la nébuleuse « compacte ». Méthode picturale (on déduit à partir de l’observation en regard proche du tracé, le nez presque sur la toile, prêt à se faire engueuler par le vigile) : frottements spongieux à partir du centre, vers l’extérieur ; en effet, les zones proches du noyau font plus « usées », les zones excentrées sont davantage « fraîches ». On a l’impression que ça fourmille aux bordures, comme des doigts dans les cheveux ou des hyménoptères apocrites aculéates à la surface du sol. Authentique trou noir où l’antimatière est en même temps aspirée par l’extérieur et repoussée vers le noyau. La synthèse de ce double mouvement est une espèce de flottaison ; on a envie de se noyer dans ce petit amas d’ombres. Comme un œil qui serait devenu aveugle.

L’Iris, enfin. Iris, parce que j’étais incapable de trouver un mot plus approprié, pour décrire ce bleu inégal, changeant en permanence, absolument pas unifié, que « irisé ». Parce que j’aime bien ce nom aussi. Pour le coup, ça relève de la pure intuition verbale. Tous ceux qui vous parlent de « monochrome » pour les Bleus se trompent lourdement. Au fond, personne ne dit ça, pour la simple et bonne raison qu’il y a aussi du rouge, du noir - presque du blanc, si on fait bien attention. Mais on serait tenté de parler d’un « fond monochrome bleu ». Au contraire, je pense qu’on pourrait consacrer des pages et des heures, des heures et des pages, à décrire toutes les variations atmosphériques de ce bleu total. Par exemple, l’obscurcissement qu’on observe en allant d’en haut à gauche, vers en bas à droite. Dans ce coin inférieur droit, le bleu va jusqu’à se mêler de noir, la peinture semble sale, il y a comme des traces de doigts. À l’inverse, davantage dans la partie supérieure et la partie gauche de la toile : des taches de lumière, le regard se brouille et hallucine comme s’il voyait le ciel bleu après avoir regardé le soleil en face. Bleu aussi irisé qu’une pupille hétérochrome. Ce n’est pas « La couleur de mes rêves », ce n’est pas le même bleu (plus clair dans le triptyque même s’il est loin d’être un bleu ciel – proche du bleu azur là où la « peinture-poème » ressortit davantage du bleu-roi). De 1925 à 1961, le bleu demeure, mais il varie. Quoi de plus sain, quoi de plus vivant ? La couleur vibre, et l’espace avec elle.

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À propos des trois Bleus, le cartel de Beaubourg indique une « très grande tension intérieure, pour arriver à un dépouillement voulu ». Dépouillement est juste, intériorité peut-être mais toiles extrêmement matérielles, tactiles ; touchent au dehors et suppriment la frontière. La main qui trace est mimétique de la respiration, respiration d’abord intérieure mais qui se fait cosmique. Accomplissant parfaitement l’invitation faite par Deleuze à tous les créateurs, toutes les créatrices : dépasser le petit moi tout rabougri, les mots d’ordre de l’information, aller chercher le monde, délirer le cosmos, rejoindre les puissances de vie. Bleu I, Bleu II, Bleu III : Ritournelle. Rendre à la terre un peuple, des raisons de croire en ce monde.

Dans le bleu-noir-rouge,
Par l’Iris,
Sous les Nébuleuses,
À travers la Schize,
Assumant la Plaie,
Nous ferons meute.


mise à jour le 6 février 2023


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