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MENET / Intarsimile, arrangement pour flûte seule d’après Klaus Huber (Léon POIRIER)

Notice


Jean-Luc Menet est un flûtiste français ayant collaboré avec nombre de grands compositeurs tels que Klaus Huber, Philippe Hersant, Elliott Carter, John Cage… Il interprète, enregistre et participe à la création d’œuvres orchestrales autant que mono-instrumentales. Promoteur de la musique française à l’étranger, nombreuses sont les œuvres de Ravel, Debussy ou Boulez qu’il a interprétées à travers le globe. Ami de la librairie Tschann à Paris VIe, il tint quelques concerts en ses murs, notamment après le confinement de 2020.

Klaus Huber est un compositeur suisse né en 1924 à Berne et décédé en 2017 à Pérouse, en Italie. Élève de Boris Blacher, il prend la suite de Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen et Henri Pousseur en 1964 en tant que professeur de composition et d’instrumentation du conservatoire de Bâle. Puis, en 1973, il devient professeur de composition à l’École supérieure de musique de Fribourg-en-Brisgau et en dirige l’Institut de musique nouvelle jusqu’en 1990. Son œuvre vaste et variée est teintée d’une écriture dramatique et architecturale, qui fait montre de la maîtrise d’une composition minutieuse, autant pour de grandes formations que de plus petites. En 1994, il compose les quatre mouvements d’Intarsi, concerto de chambre duquel est adapté Intarsimile, qui sera enregistré en 2004 avec l’Orchestre philharmonique du Luxembourg. Ce concerto est écrit pour piano, interprété dans l’enregistrement par Michael Wendeberg, et dix-sept instrumentistes.


Compte rendu (janvier 2023)


C’était un dimanche d’octobre 2020 attristé de grisaille, où le froid de plus en plus sec pressait les corps qui entraient au 125 boulevard du Montparnasse. La librairie, selon son habitude, avait poussé ses tables et ses murs pour laisser s’asseoir une vingtaine de spectateurs. Devant eux, la silhouette droite et sereine du flûtiste, choyant l’instrument d’un mouchoir de soie. Le public une fois installé sur les simples chaises pliables, Jean-Luc Menet prit la parole d’une voix hésitante, sensible :

« Il y a quelques années, j’étais chez mon ami le grand compositeur Klaus Huber, quand je lui demandai d’écrire une adaptation pour flûte de quelques-unes de ses œuvres. Ce à quoi il me répondit que je n’avais qu’à le faire, car il était trop fatigué pour cela. Désemparé, je lui avouai que je n’oserais jamais, mais il insista. Je me mis donc à ce travail terriblement difficile et lui présentai plus tard mes transcriptions, qu’il ne corrigea que très peu.
De cela est née la pièce suivante. Elle se nomme Intarsimile et se veut une adaptation du concerto de chambre Intarsi de Klaus Huber. Le nom de l’arrangement est un jeu de mots à partir du nom original, « incrustation » en italien, et « similaire », simile donc. »

Le silence qui n’était que poli se fit solennel. Puis les premières notes, légères, simples ondulations d’un souffle naissant, transformèrent solennité en religiosité. L’air se chargea de sinuosités, de stridences magnifiques doublées du sourd écho de l’expiration. Lorsque dans une simplicité surnaturelle la flûte s’éteignait, le silence devenait une chape recouvrant imparfaitement le caveau de la pièce, où ne perçait que le filet d’air venant de l’arrière-cour. Les vivants s’effaçaient tant, que la cadence de leur propre respiration se brisait avec celle de la flûte. Non pas que les silences rompaient le fil du chant, non pas que l’espace du souffle n’était qu’intermède ; il était en réalité tout autant musique, sans notes certes, mais également signifiant. Ce n’était pourtant que lorsque la discrète inspiration qui précède la nouvelle mesure survenait, modulation des vents infiniment espérée, que comme d’un seul corps les poumons s’autorisaient ensemble à s’abreuver. La flûte seule guidait la respiration. Nous étions les enfants de Hamelin, les prisonniers des subtils caprices d’un Pan mélancolique et férocement habile. Les soubresauts mélodiques, intenses, étaient autant d’acmés que de chutes dans des abîmes muets. Le souffle traversait les forêts de pages qui nous embrassaient et malgré nous, nous parcourions sans le savoir toutes les provinces du sensible. Mais enfin, la plainte se concentra et les esprits se réunirent dans cette ultime note, ce ré, en un long faisceau conscient de son accomplissement. La poussière retomba alors et il fallut guérir de notre apnée par des applaudissements intarissables. Étaient-ils le substrat de l’émotion commune, la sensation naïve et musicale d’une présence ou encore l’émoi d’assister à l’inédit, au si-longtemps-interdit, un des premiers concerts après le confinement national ?

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La flûte alto n’est pas à mon sens un instrument que l’habitué de musique classique et contemporaine rencontre souvent isolément. Il existe un certain nombre de pièces pour flûte seule (Syrinx de Claude Debussy, Pièce pour flûte seule de Jacques Ibert…) mais aucune n’exploite avec tant de virtuosité la science de la respiration. Chez les autres s’affirme la facilité de l’instrument à la mélodie enchanteresse, à cette voix qui se déroule comme un long et fascinant ruban de soie ; et si la plainte parfois s’essouffle, si elle s’offre un répit, ce n’est qu’à peine comme un écart à sa continuité. Pourtant dans Intarsimile, le soupir est art. Ses attentes silencieuses ressuscitent le spectre de l’orchestre, condensé en l’unique cantique de la flûte. C’est un chant de l’absence, celle des dix-huit instrumentistes d’Intarsi et celle de l’antagonisme du piano – un chant de solitude et de manque. L’instrumentiste et compositeur se démène, s’arrange, pour combler l’éternel interstice laissé par le dépouillement, le départ. Le sensible se fond alors aussi dans l’espace, dans l’intermède, l’interstice, ce qu’on nommerait « silence », mais qui devient pleinement révélation d’une mélodie des choses, celle de R. M. Rilke, peut-être.
La simplicité de l’instrument, ce sifflet de roseau traversé de vents mythologiques, se pare d’une technicité incroyable qui n’a rien à envier à la complexe architecture du concerto. Ce qu’elle perd en adversité, elle le gagne en expressivité, reprenant à son compte dix-huit voix aussi subtiles que singulières. Entendez les gouttes d’eau, les cliquetis d’Intarsi : est-ce une percussion effleurée ou la corde pincée d’un alto ? Pour la flûte, c’est peut-être un pizzicato, un coup de langue ou de lèvres. Mais ce piano dont la phrase s’échoue en deux notes et un souffle, poursuivi et habité par ces heurts discrets et versatiles ou par la mort de la plainte d’une corde frottée, comment le siffler ? Jean-Luc Menet n’en reproduit rien en réalité, si ce n’est son infinie mélancolie, lancinante autant que saccadée. Il synthétise les voix en une, contracte leurs intentions, amplifie leurs cahots. Ces déchirements consécutifs, ces rages souterraines, l’orchestre les dissimule. Mais la solitude de la flûte permet d’atteindre une expressivité dramatique plus naturelle ; d’architectural, on passe à organique, on rejoint le sentiment du lone piper face au champ de bataille encore fumant. Dans les repos, les silences et les prières du vent mugissant, on contemple l’indicible, l’incertain, l’absolu. Le flûtiste est face à l’infini, face à lui-même, et se transpose en son instrument. Ce n’est pas uniquement l’effet de la flûte en sa mélodie, ce ne sont pas que ses comblements musicaux ou ses soupirs, c’est aussi l’effet de l’homme qui la tient ; car ce jour-là, la pièce fut plus qu’un chant de l’absence, plus qu’un chant du manque ; ce fut un chant du deuil, joué quelques années après la disparition de Klaus Huber. Ce fut un chant d’hommage.

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Jean-Luc Menet.
Photographie par Philippe Gontier. Source : site officiel de Jean-Luc Menet


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mise à jour le 2 février 2023


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