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Il y a deux ans de cela, j’ai été saisie par la force mystérieuse qui émanait de Marine, une huile sur toile de René Ménard exposée au Musée Rodin. J’étais venue admirer les œuvres renommées du sculpteur, mais la toile de cet artiste mystérieux avait captivé mon attention. J’écris dans le souvenir du 26 janvier 2018 ; je tâcherai de restituer aussi fidèlement que possible ma rencontre avec le tableau.
Au milieu des sculptures déchirantes et passionnées des amants de Rodin, se tenait cette peinture marine aux nuances saisissantes, presque surnaturelles. La blancheur du marbre encerclait l’eau colorée de la toile et racontait l’amertume d’une passion qui avait pâli. Autour de moi, tout se confondait : les tons chauds du tableau, les ravages de l’amour, la clarté des pierres et le tumulte de la mer.
Le peintre n’avait pas seulement ressuscité la beauté insaisissable de la nature : il l'avait transcendée, sublimée par des couleurs féeriques empruntées à son imagination. La surface de l’eau, entremêlée à celle du sable, était recouverte d’un voile nacré comme pour montrer l’absence des coquillages. L’ambre du sable, lisse et humide, reflétait la chaleur du soleil ; le bleu-gris signifiait la profondeur de l’océan, tandis que le parme et le prune des vagues se déposaient avec douceur et délicatesse sur le rivage. L’horizon impénétrable était, quant à lui, scindé par le pastel du ciel et la noirceur de l’eau. Les reflets irisés de la toile variaient selon la lumière du jour et faisaient divaguer mon esprit. Ils chantaient les premiers vers du poème « Et la mer et l’amour » de Pierre de Marbeuf :
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
La poésie insondable du tableau et l’idylle orageuse des amants dont je voyais les marbres autour de moi résonnaient dans ces vers mélancoliques. L’osmose passionnelle et spirituelle de l’homme avec l’eau me rappelait cette sensation de fusionner avec la mer matricielle, lorsque le tumulte de l’âme trouve refuge dans l’impétuosité des vagues. Je contemplais la toile comme je contemplais la mer. Libre, émue, pensive, vulnérable, fière. Cette dualité symbolique est évoquée avec justesse par Marguerite Yourcenar dans Feux. L’amour, comme la mer, nous accueille quand on est las de se fuir : « Où me sauver ? Tu emplis le monde. Je ne puis te fuir qu'en toi ». Il est vain de lutter contre les fureurs de l’amour et de l’océan.
Le tableau n’avait pas besoin d’être immense pour dire l’immensité. Son calme assourdissant intimidait, sa beauté capricieuse enivrait. J’étais happée par la nature enchanteresse de ce monde marin que le peintre avait magnifié. La toile énigmatique et pleine de vie s’animait magiquement devant moi. Les ondulations gracieuses de l’eau murmuraient l’évasion et sondaient mon inconscient. Je sentais la sérénité des sirènes. J’entendais les rouleaux se briser majestueusement contre le rivage ; j’imaginais le déferlement continuel des vagues ; je voyais le feu du ciel imposant s’embraser devant mes yeux, je me figurais la répétition lente et sensuelle des mouvements aquatiques et la blancheur immaculée de l’écume. Devant mes yeux se dressait un fragment d’éternité. L’œuvre lyrique et atemporelle m’appelait et colorait mes souvenirs d’été. Seule la signature du peintre « E.R. Ménard » apposée en bas à droite du tableau, me ramenait à la réalité matérielle du Musée Rodin. La pierre du sculpteur et la mer du peintre résumaient, à elles-seules, le paradoxe de l’amour : solide mais fragile, immense mais insaisissable.
mise à jour le 3 février 2021