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LUMINAIS / La Fuite du Roi Gradlon, Entre mer et terre (Margot KNAUER)

Notice


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LUMINAIS Évariste-Vital, La Fuite du Roi Gradlon, 1884, huile sur toile (200 x 310 cm), Musée des Beaux-Arts de Quimper
Source de l’image


Remarquable artiste du XIXème siècle, Évariste-Vital Luminais (1821-1896) est un graveur et un peintre académique français. Il pratique la peinture de genre et d’histoire, particulièrement en représentant des scènes gauloises et médiévales.

En 1884, l’artiste réalisa une splendide huile sur toile représentant un épisode de la légende de la ville d’Ys, située entre la baie de Douarnenez et la baie des Trépassés, au nord-ouest de la Cornouailles. De multiples réécritures littéraires existent de cette histoire, mais Évariste-Vital Luminais s’inspire essentiellement du recueil de chants populaires de Bretagne de Théodore Hersart de La Villemarqué, le Barzaz Breiz (1839).

Plusieurs esquisses de La Fuite du roi Gradlon sont conservées aux Musées des Beaux-arts de Quimper, Rennes et Nantes ; la toile finale est quant à elle exposée au Musée des Beaux-arts de Quimper. Par son grand format et son pouvoir d’évocation, la peinture d’Évariste-Vital Luminais connut un succès retentissant lors de sa première exposition, qui n’a pas tari.


Compte rendu (février 2022)


Imaginez l’odeur de la marée. Voyez une centaine de coquillages qui jonchent le sol, un regroupement d’algues et une étendue de sable. Admirez la montée de la mer et le tumulte des vagues. Distinguez, dans un lointain horizon, un amas de rochers où se jette la houle. Dirigez votre regard à gauche de ce paysage. Y êtes-vous ? Vous pouvez apercevoir les vestiges de la ville d’Ys, dont je vais vous conter l’histoire.

Joséphine Rioux et Matthew Tobin Anderson reconstituent l’histoire de Rozenn et de Dahut, filles du roi Gradlon et de dame Malgven, dans un roman graphique1. La ville d’Ys est érigée par dame Malgven à l’aide de sa magie. Elle protège son œuvre de la mer, repousse les monstres marins et assure la prospérité du royaume. Elle meurt prématurément en laissant les princesses Rozenn et Dahut à leur père. Rozenn est l'aînée, passionnée par la nature, alors que la cadette, Dahut, aime la vie à la cour, les frivolités de la vie et les jeux de séduction. Faisant régner la débauche dans le royaume, cette dernière est responsable de l’engloutissement de la ville par les eaux. En effet, la clé qu’elle possédait pour protéger le royaume de la mer fut dérobée par un de ses amants. L’inévitable s’est alors produit : les portes de la ville se sont ouvertes et les flots l’ont engloutie. La princesse Dahut meurt de ses péchés tandis que la princesse Rozenn et le roi parviennent à s’enfuir à cheval pour rejoindre la ville de Quimper.

Dans le glossaire de ce roman graphique, la toile d’Évariste-Vital Luminais a été insérée pour illustrer la légende. Seulement, l’histoire racontée par la peinture de Luminais contient quelques particularités. L’artiste ne suit pas la réécriture de Joséphine Rioux et Matthew Tobin Anderson : nous percevons une seule femme en fuite, qui n’est pas Rozenn mais la princesse Dahut, avec le roi son père, ainsi que saint Guénolé.

Dahut est représentée affolée, tombant à l’eau. Ce visage horrifié, ce bras droit tendu vers le ciel et ce bras gauche agrippé à la cape de l’homme sur le cheval, dans un ultime espoir de survie, figure un personnage tragique. La responsable de la disparition de la ville d’Ys et principal personnage de la légende, l’est aussi dans la peinture d’Évariste-Vital Luminais. Ce dernier a placé Dahut au centre de sa composition, et a utilisé des couleurs chaudes, notamment le rouge, pour la représenter. Notre premier regard sur le tableau est happé par le rouge, par sa flamboyance, qui souligne le danger de la situation et le drame de la jeune femme. Seulement, Dahut n’est pas la victime dans la légende. Par ses multiples aventures avec différents hommes, elle a elle-même apporté le malheur dans le royaume, faisant d’elle la seule responsable de ses péchés et de sa perte. Le rouge est un indice du mal : le cheval de la princesse se cabre sous le poids de ses péchés.

Pour tenter de survivre, la princesse Dahut tend la main vers un homme qui essaye, semble-t-il, de la sauver. Mais le roi Gradlon, avec sa couronne dorée, sa barbe blanche, sa cape rouge et son vêtement noir ne parvient pas à relever sa progéniture. Il n’a toutefois pas d’expression horrifiée, comme peut l’avoir le cheval sur lequel se trouvait la princesse. Veut-il vraiment sauver sa fille de la noyade ?

Si des doutes existent sur les réelles intentions du roi Gradlon, on le voit clairement empêtré dans la chute de sa fille. Le rouge de sa cape, flottant au-dessus de la jeune femme, est de la même couleur que les péchés de la princesse, comme pour accentuer le danger et le drame de la scène. Le tourbillon dessiné par le mouvement circulaire des deux capes rouges agitées, encerclant la jeune fille dans sa chute, achèvent de dramatiser l’événement.

La sentence vient du moine. Avec son doigt levé, orienté vers le ciel, et son visage furieux, il semble représenter la voix de Dieu en ordonnant au roi Gradlon de laisser sa fille se noyer, comme nous l’indique le livret du Salon du Musée des beaux-arts de Quimper: « Débarrasse-toi du démon que tu portes en croupe, car c’est lui qui par ses désordres a attiré la colère du ciel »2. La noirceur du personnage rend l’ordre funeste, et la vivacité du cheval qui se cabre dans l’eau montre la ténacité de l’homme de vouloir survivre.

Dans les premières esquisses du tableau, Évariste-Vital Luminais représentait seulement le roi Gradlon et Dahut : la scène s’interprétait alors davantage comme un accident. Ce n’est que par la suite que l’artiste ajouta le moine saint Guénolé, pour mieux représenter la scène comme sacrifice. Mais pourtant, le doute subsiste : un père peut-il vraiment sacrifier sa fille bien-aimée ?

En effet, que fuient le roi Gradlon avec sa fille Dahut et saint Guénolé ? Ils abandonnent la ville d’Ys, alors submergée par les flots. Cette ville est représentée, encore entièrement construite, dans la partie supérieure gauche du tableau. Dans cet espace, un ciel bleu semble se dégager, comme pour apporter un brin de joie sur la ville. La partie supérieure droite est, elle, beaucoup plus grise et sombre. Le ciel, exactement situé sur la ligne médiane de la toile, est menaçant, alors que la mer est plutôt lisse.

La mer occupe une place importante dans la peinture de Luminais. Elle recouvre les trois quarts de l’arrière-plan de l'œuvre. Seulement, au contraire du ciel, les vagues qui déferlent ne sont ni grandes, ni aussi menaçantes qu’elles devraient l’être ; elles semblent même être démesurément petites par rapport à l’acte d’engloutissement qu’elles vont accomplir. Le niveau de l’eau est même bas : observez seulement les pattes arrières du cheval à la robe isabelle. Comment penser au sacrifice de Dahut en voyant cette vague et l’arrivée des chevaux sur la terre ferme ? Évariste-Vital Luminais ne cherche pas à reconstituer la légende d’Ys de manière fidèle.

Néanmoins, la couleur de l’eau indique que la mer semble avoir été agitée. Elle n’est pas d’un bleu marine habituel, mais adopte des colorations grises et vertes, comme si elle était boueuse : celles-ci ne forment-elles pas les traces d’une certaine agitation ? Les tempêtes marines et les naufrages sont de puissantes sources d’inspiration pour l’univers romantique de la première moitié du XIXe siècle. Les paysages marins reflètent en effet les émois de l’âme romantique : par sa démesure et sa violence, la mer fait écho aux tourments intérieurs des artistes. En représentant un ciel menaçant, une vague se brisant et des personnages en danger, Évariste-Vital Luminais place sa mise en scène dans une prise de décision au plus haut point dramatique. N’est-ce pas faire écho aux peintures d’Eugène Delacroix, chef de file du romantisme français ? La Barque de Dante3 exprime le même point de souffrance. Ceux qui luttent pour tenir sur la barque expriment le même désespoir que la princesse Dahut luttant pour remonter sur le cheval.

Observons également le dynamisme de la composition du tableau. Luminais a créé une véritable dynamique à partir de la tête de la princesse Dahut, devenue le centre géométrique du tableau. Le groupe auquel elle appartient, placé au centre de la peinture, invoque un jeu de courbes : tout n’est que mouvement, entre l’action des chevaux, des bras et des corps. Seule une ligne horizontale, démarquant la mer du ciel, structure la scène, comme pour la couper en deux. Cette ligne sépare, de manière symbolique, la vie et la mort. Allégorie de l’irréparable, la vie de la princesse tient sur cette fine limite. Seulement, ayant provoqué l’irréparable, Dahut semble basculer du côté de la mort. Hormis cette ligne, le reste n’est que cercles et courbes pour produire l’impression d’un mouvement, et indiquer que tout se joue dans le cercle tragique à l’avant-plan.

Car les trois personnages du tableau sont pourchassés par une vague déferlante : le roi Gradlon et le moine saint Guénolé semblent réussir à s’échapper du cadre alors que la princesse Dahut lutte encore pour sa survie. Le jeu des mains illustre cette dualité : le doigt vengeur du moine semblant obtenir satisfaction grâce aux doigts qui poussent Dahut dans l’eau, tandis qu’elle essaye de s'agripper au péril de sa vie aux pans de la toile de son père, qui tient son poignet : est-ce pour la retenir, ou pour la rejeter ?

Dahut lutte pour sa survie alors que le roi semble hésiter à intervenir dans le destin tragique de sa fille. Entre désespoir et ambiguïté, le drame de la toile est double.


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1 Joséphine Rioux, Matthew Tobin Anderson, Sœurs d’Ys, Rue de Sèvres, 2020, 220 p. Le roman s’inspire de Le Foyer breton, Contes et Récits populaires d’Émile Souvestre en 1874 ; Les Grandes Légendes de France par Édouard Schuré en 1908 ; et Le Roi d’Ys par Édouard Blau, un livret pour l’opéra d’Édouard Lalo en 1888. Ces trois versions de la légende diffèrent légèrement du récit de Théodore Hersart de La Villemarqué.
2 Lien vers le livret du Salon du Musée des beaux-arts de Quimper : https://www.mbaq.fr/fr/nos-collections/peintures-d-inspiration-bretonne/evariste-vital-luminais-la-fuite-du-roi-gradlon-504.html
3 La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, Eugène Delacroix, 1822, huile sur toile (189 × 241,5 cm), Musée du Louvre, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010065871


Ressources


La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, Eugène Delacroix, 1822, huile sur toile (189 × 241,5 cm), Musée du Louvre

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Article de présentation de l’œuvre sur le site officiel du Musée des beaux-arts de Quimper : https://www.mbaq.fr/fr/nos-collections/peintures-d-inspiration-bretonne/evariste-vital-luminais-la-fuite-du-roi-gradlon-504.html

Article de présentation de l’œuvre sur le site Bretagne Musées :
https://bretagnemusees.bzh/collection/la-fuite-du-roi-gradlon-par-evariste-vital-luminais-vers-1884/


mise à jour le 22 février 2022


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