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Klein / Monochrome bleu ou le fantasme de dix-neuf cent cinquante-deux (Baptiste LEFILS)

Notice

Yves Klein, Monochrome bleu (IKB 3), 1960, Centre Pompidou


 Source de l'image

 
Le Monochrome bleu de 1960, conservé au Centre Pompidou, est l’un des aboutissements de l’«aventure monochrome» d’Yves Klein, qui décédera deux ans plus tard, à 34 ans, à la suite d’un infarctus. Marié à l’artiste Rotraut, et établi au 14 de la  rue Campagne-Première  à Paris, Klein vouait son travail à l’expression de l’absolu. C’est à travers la couleur bleue d’outremer, le « bleu plus que bleu », que l’artiste entendait restituer l’immatérialité de l’infini, créant en 1956 l’IKB ou «International Klein Blue», qui prit forme dans ses monochromes ainsi que dans ses anthropométries ou «techniques de pinceaux vivants».
 

Compte rendu (janvier 2021)

« [E]n proposant une entreprise commune dans l’art aux artistes du cœur et de la
tête, je leur propose en fait de dépasser l’art lui-même et de travailler
individuellement au retour à la vie réelle, celle où l’homme pensant n’est plus le
centre de l’univers, mais l’univers, le centre de l’homme. Nous connaîtrons alors
le prestige par rapport au vertige d’autrefois, et ainsi nous deviendrons des
hommes aériens, nous connaîtrons la force d’attraction vers le haut, vers
l’espace, vers nulle part et partout à la fois. La force d’attraction ainsi maîtrisée,
nous léviterons littéralement dans une totale liberté physique et spirituelle. »
(Yves Klein, 3 juin 1959, Conférence de la Sorbonne)

 
 
Cette phrase était soulignée dans le petit livre bleu de la conférence de 1959 qu’il m’est arrivé de lire un soir d’hiver, alors que la lumière bleue des lampadaires se déversait dans la nuit et dans la brume épaisse qui voilait la campagne. J’avais déjà vu le visage de Yves Klein sur le portrait fameux où il présente à l’appareil sa paume bleue, j’avais déjà vu son Monochrome au centre Pompidou, mais je n’avais alors pas connaissance de ce discours. La lecture en était ennuyeuse, le style décevant. Cette phrase qu’un étudiant avant moi avait soulignée me semblait sortir du lot, non pour le style, mais pour l’image de « l’homme aérien ». Les rêveries sont aussi inexplicables que pérennes. Lorsque, quelques années plus tard, il m’a fallu écrire sur Klein, sortir du rêve et dire quelque chose d’intelligent, j’ai choisi d’y rester. Car, passé le fantasme, que nous reste-t-il de l’art ? Des litres de discours liquide, qui passe, qu’on retient parfois et que l’on déforme souvent. Tout cela n’est pas sérieux.

Aussi me plaît-il de rêver que cette image de l’homme aérien a surgi du fond de la mémoire de Klein, du fond d’une photographie prise à Nice en 1952. Elle a été retrouvée dans son atelier, après sa mort, dix ans plus tard. La photographie est en noir et blanc et pourtant, on la voit bleue. On y voit le bleu du ciel et celui de la mer, on voit la mer et le ciel reflétés l’un dans l’autre. On y voit aussi le rose de la chair et le doré du soleil. Une femme plonge dans ce ciel reflété par-dessus un rocher. La photographie l’immobilise en l’air, parfaitement parallèle à l’horizon, aérienne. Le corps est droit et les pointes sont tendues. Au dos, « Nice, été 1952 ».

En 1959, au temps du sacre sorbonnard, tout le monde avait oublié cette photographie et l’été qu’elle recelait. Klein l’avait accrochée dans un coin de son atelier mais il ne l’avait pas encore mise dans son œuvre, dans les Monochromes bleus et dans les Anthropométries. La femme sur l’image pensait rarement à l’été 1952, à Nice avec son amie Rotraud et Yves, le mari. Seul le désir dans les yeux de Yves, le désir silencieux de Yves et accepté de Rotraud lui revenait parfois, lorsqu’à l’éponge elle lavait son corps bleu de peinture dans la douche de l’atelier, rue Campagne Première.

Elena Palumbo-Mosca « a posé » pour Klein. Il faudrait sûrement dire « s’est posée » pour décrire le rôle qu’elle a eu dans la réalisation des Anthropométries. Les formes sur la toile sont ses formes, le bleu sur la toile est sa chair nue. Pourtant, au moment des Anthropométries de l’époque bleue, ces grandes toiles peintes par le déplacement d’un corps imbibé de peinture, le désir n’était plus là ; seul restaient le souvenir, un résidu de désir et la photographie. Le corps qu’on voit plongé dans le bleu de la mer et du ciel n’est pas un corps désiré, il est le pinceau vivant commandé par Klein qui dirige les mouvements comme un chef d’orchestre les violonistes. Le désir de Klein est le même que celui d’Elena. Ils jouent tous deux la partition d’un désir commun, celui de Dieu qui est pour Klein la couleur et pour Elena, le mouvement. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le film de Peter Morley et la petite séquence de 2 min 48, datée de février 61, où l’on voit Klein monté sur une échelle superviser les déplacements d’Elena sur la toile. On voit aussi Elena s’enduire avec minutie de la substance bleue et se mouvoir sur le fond blanc de la toile qui est le fond de l’univers. La danse de la jeune femme que l’on sait de son aveu avoir été choisie pour savoir « utiliser son corps avec précision » n’est pas érotique. Elle est chamanique. Les sourcils froncés et les yeux rivés sur Elena ne dessine pas un regard de désir : c’est là la concentration de l’artiste, l’application du mystique. L’excitation n’y est pas.

Il n’est pas étonnant que le rocher de la photographie soit retranché de l’œuvre. Il a fallu choisir : soit le corps nu de la femme non-désiré soit le rocher du désir lui-même. Il y a bien pourtant une Anthropométrie dans laquelle est le rocher. Il s’agit de la Grande Anthropophagie bleue qui est la seule « anthropométrie » de désir charnel. Le désir y est violent, brusquement ravivé, brusquement cannibale et instantanément réalisé. Si Klein a demandé à deux femmes inconnues de peindre, c’est que la seule présence d’Elena aurait été l’aveu du désir coupable, aurait été suspect. Il n’en reste pas moins que l’arrachement des chairs bleues au contact de la toile jaunâtre symbolise le corps déchiré d’Elena manquant le plongeon et retombant sur le rocher. La violence de cette œuvre, c’est l’anéantissement rêvé du corps de la jeune femme sur les côtes niçoises et, dans le même temps, le retour imprévu d’un désir oublié dans l’angle de l’atelier - c’est Thanatos, c’est Eros. Ce soubresaut de la mémoire a fait renaître au cœur de la série asexuée, à l’heure des pinceaux vivants, le désir de 52, l’époque des chairs dorées sous le soleil méditerranéen ; désir dont Klein pensait s’être débarrassé dans la peinture bleue des Monochromes.

La mauvaise foi psychanalytique de certains dira que la grande théorie de l’Immatérialité prononcée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne n’est que justification et sublimation d’une libido démesurée. D’aucuns reconnaîtront là le schéma immémorial de l’artiste désirant son modèle. D’autres – les plus cruels – iront jusqu’à affirmer que l’art n’a été que prétexte à la perversité. Je ne crois pas que ce soit de cela dont il s’agisse. Yves a désiré Elena, c’est avéré. Mais s’il a pu lui demander d’appesantir son corps sur la résine nue, c’est qu’il ne la désirait plus. Son désir s’était déjà tourné vers l’Immatérialité, vers la Vie. Ce transfert n’est ni conscient (perversité), ni inconscient (sublimation) : il est un défaut de la vision.

À force d’admirer les photographies dans l’atelier mal éclairé de la rue Campagne Première, à la lueur de quelques bougies, les yeux harassés par l’obscurité et les effluves de peinture, à force de fantasmes hallucinés, Klein a cessé de voir la photographie telle qu’elle était. Petit à petit, la forme longiligne de la femme s’est fondue dans le tracé net de l’horizon. Dans la nuit de l’atelier, Elena et l’horizon se sont joints. Puis l’horizon a lui- même disparu, absorbé dans les reflets mutuels de la mer et du ciel. Restent le rocher et la couleur, le bloc de résine peint de bleu. Progressivement, la pulsion érotique s’est mue en pulsion vitale à la faveur de la disparition progressive des figures qui ne sont dans le tableau que sous la forme inoffensive et métaphorique du rocher lissé et de la courbure des angles. Je me plais à penser que le Monochrome bleu n’est pas tant la réalisation du fantasme de 1952 qu’il en est la conjuration.

Pour comprendre cela, il faut les regarder en rêvassant, comme Klein lui-même les voyait, et voyait du même œil l’amie de sa femme s’élancer dans l’océan. Pour ne parler que de lui, le Monochrome bleu sans titre exposé au centre Pompidou n’est autre que le rocher du désir lui-même, non pas le rocher tranchant de la Grande anthropophagie bleue – exposé à sa gauche – mais le rocher lisse, sans accros ni prise, le rocher du fantasme demeuré. Et s’il blesse, ce n’est qu’à la manière du fantasme qui blesse d’obséder.

Et c’est bien cette obsession qui fascine le spectateur : après avoir vu la Grande anthropophagie sur laquelle il a pu exercer son imagination ; sur laquelle il a revécu pleinement le désir charnel de Nice ; sur laquelle il a rêvé l’instant de la création, du grand rituel de la danse bleue sur la toile, après cette toile dont il a tissé tous les sens possibles, toutes les combinatoires figuratives, il doit faire face à l’étendue bleue, uniformément bleue, sans histoire sinon celle d’un coup de rouleau sur une surface en résine, sans forme où laisser filer l’imagination. Cette œuvre épuise le spectateur dans sa tentative d’en épuiser le sens. Le tableau n’a même pas d’angles où pourraient se briser deux lignes droites, où l’attention continue du spectateur épuisé pourrait venir s’échouer et se reposer, car Klein les a rabotés. Le spectateur s’absorbe dans la continuité, dans l’infinité d’une couleur pure. Rien n’y fait : on ne peut rien en tirer, rien en faire, on est contraint de la regarder à jamais et de ne jamais rien faire d’autre que de la regarder. Si la Grande Anthropophagie est un désir réalisé, le Monochrome bleu est un fantasme inexaucé. Il ne se laisse pas pénétrer, il n’accepte pas sa propre réalisation dans le regard du spectateur, il se tient dans la solitude du fantasme inavouable.

Le Monochrome vient tout droit de 1952, il est le bleu de la mer et du ciel, du ciel dans la mer répétée. Les formes de la femme sont dans le rabotement des angles en ligne courbe. Le rocher, on l’a dit, est le tableau. Et parce qu’il est un fantasme, il obsède jusqu’à ce qu’arbitrairement le spectateur se décide à passer à autre chose, à sortir du musée, comme l’image obsédait Klein jusqu’à ce qu’il passe à autre chose, aux vraies femmes qui dansent, aux éponges bleues, aux désirs réalisables de l’Immatérialité.

Par la peinture, Klein accède à une sensibilité pure, il se débarrasse de l’égo désirant qu’il dit être le « fléau moral de l’Occident », celui qu’il laissera ravager la toile qu’il nommera Grande anthropophagie bleue. Au fond, il n’y a là, dans l’arrachement de Klein à ses désirs, dans la mise à mort monochromatique du fantasme, dans cette histoire fantasque que j’invente avec délice, rien qu’il n’y ait en germe dans le discours de la Sorbonne, dans l’image de l’« être aérien [lévitant] librement dans une totale liberté physique et spirituelle ». Et tout est aussi en germe dans l’adhésion d’Elena Palumbo-Mosca au projet artistique : il fallait une aspiration plus grande, il fallait se sentir, plus qu’un objet de désir masculin, un « symbole et un instrument de l’énergie vitale ».

Mon rêve tient dans cette idée : la femme aérienne de la photographie niçoise est une métaphore de l’artiste, elle est l’Artiste.

Ressources

        
               
  
                                                  
 
 

mise à jour le 3 février 2021


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