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KANDINSKY / Peindre la liberté (Margot BLANC)

Notice


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Vassily Kandinsky, Bleu de ciel, 1940, Huile sur toile. Paris, Centre Pompidou.
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Vassily Kandinsky (1866-1944) est un peintre russe, naturalisé allemand et français. Né à Moscou en 1866 dans une famille aisée, après la séparation de ses parents, Vassily grandit à Odessa. Il passe son enfance avec sa tante maternelle, laquelle s’intéresse à son éducation musicale et artistique. Après avoir abandonné une carrière juridique en 1895, il consacre sa vie à l’art. Il apprend la peinture à Munich, en Allemagne, où il crée, avec d’autres artistes munichois, l’association Phalanx. Il se consacre d’abord à des petites peintures représentant des paysages impressionnistes, mais il ne prend son essor qu’au moment où il commence à développer ses thèmes de prédilection, des paysages et la culture populaire, par une approche nouvelle, devenant de plus en plus abstraite. En 1911, Kandinsky travaille à la création d’un nouveau groupe d’avant-garde expressionniste en collaboration avec son ami et artiste Franz Marc. Ces deux artistes donnent vie au groupe Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu), dont les adhérents sont Gabriele Münter, August Macke, Heinrich Campendonk et Robert Delaunay. Pourtant, ce n’est qu’avec la publication de l’essai Du spirituel dans l’art, en 1912, que Kandinsky s’affirme en tant que père de l’art abstrait. Son art se tourne toujours plus vers la représentation de son intériorité et de ses émotions, à travers une maîtrise innovative de la couleur et des formes. Après une dizaine d’années d’enseignement dans l’école Bauhaus en Allemagne, Kandinsky s’installe en France au début de la Seconde Guerre mondiale, où il vivra jusqu’à sa mort en 1944. Parmi ses œuvres les plus célèbres, on compte Composition VIII ; Jaune, rouge, bleu et Contrasting sounds. Le tableau Bleu de ciel que nous commentons ici a été réalisé en 1940, au moment où la France est déjà occupée par l’armée allemande.


Compte rendu (janvier 2023)


Centre Pompidou, le 18 novembre 2022. Cela fait désormais toute la journée que j’emmène l’une de mes plus chères amies italiennes venue me visiter dans les musées les plus célèbres de Paris. Si au musée d’Orsay ou au Louvre mes connaissances sommaires en histoire de l’art m’aidaient dans la compréhension des tableaux présentés, le Centre Pompidou, au contraire, me défie continuellement.
Inscrite à la faculté d’art et de design de Florence, mon amie passe en revue chaque œuvre sans hésitation, que ce soit un tableau ou une étrange installation : voici le chef-d’œuvre de Miró ; regarde par-là, tu peux admirer un Picasso ; n’aimes-tu pas la vision qu’exprime Mondrian avec ces lignes ? Je me perds dans son enthousiasme, entourée comme je suis par des tableaux énormes, aux formes trop abstraites pour mon caractère pragmatique et aux couleurs si vives qu’ils me semblent faussés.
Je ne me sens pas à l’aise.

Pourtant, voilà tout à coup un tableau qui m’attire. Il se situe à la gauche de l’entrée de la salle, près d’autres tableaux beaucoup plus grands que lui. Il ne mesure qu’un mètre environ en hauteur et il est exposé dans un cadre blanc qui semble se confondre avec le mur. Mon amie me rejoint, le regarde – Ah ! Celui-ci aussi est un chef-d’œuvre de Kandinsky ! -, et elle s’élance vers le triptyque bleu de Mirò.

Moi, cependant, je reste devant le tableau, enchantée. La couleur bleue qui constitue l’arrière-plan me fascine, elle est différente de toutes les autres tonalités de bleu que je viens de voir dans la même galerie, Mirò inclus. Cela me fait penser à la couleur du ciel, sans toutefois que ce ne soit le bleu foncé qu’on a l’habitude de dessiner quand on est petit, ni le gris ou le blanchâtre que je vois tous les jours depuis que je me suis installée dans la capitale française. C’est un bleu réel, le bleu du ciel de chez moi, qui encadre les montagnes chaque matin, générant un contraste et une vivacité impossibles à décrire ou à reproduire. Pourtant, Kandinsky y est parvenu. De plus, aux coins du tableau, de légères nuances plus claires, composées de tâches indéfinies de blanc, comme des nuages qui s’ouvrent, me font penser qu’il s’agit bien d’un ciel vraisemblable, avec son caractère hétéroclite et en perpétuel état de changement.

Ce n’est qu’après avoir observé cet arrière-plan si attrayant pendant une dizaine de minutes que je me rends compte du sujet représenté. Des formes bien définies mais en même temps insolites semblent flotter dans un espace illimité, sans aucune contrainte spatiale ; c’est un mouvement lent et désordonné qui les caractérise. Je me rapproche pour mieux comprendre de quoi il s’agit, j’essaie de les identifier. Le défi est impossible. Les couleurs, dont la plupart contrastent avec le bleu, semblent mêlées au hasard, ainsi que les formes qui créent toutes sortes de petits monstres. J’y reconnais parfois la carapace d’une tortue, des petites pattes en mouvement, une longue queue ondulante ou encore des tentacules flottants. Ces figures pseudo-animales semblent se bouger dans l’espace sans se heurter et sans communiquer, comme si chacune d’entre elles se trouvait dans une bulle transparente. Le temps est suspendu et une sensation de légèreté et de liberté absolue dans les mouvements prévaut.

Face aux autres œuvres de Kandinsky qui habitent cette salle du musée, l’on dirait que celle-ci appartient à un autre artiste. Des lignes fluides et délicates, des tons doux et discrets comme le rose, l’azur et le jaune pâle, avec quelques touches de rouge vif à peine, s’opposent à l’imaginaire de l’art abstrait habituel de ce peintre. Les lignes droites et les formes strictement géométriques, toujours bien marquées d’un trait noir, de la Composition VIII sont ici mises à côté, laissant leur place à une représentation plus adoucie et homogène dans l’ensemble du tableau. 

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Vassily Kandinsky, Composition VIII, 1923. New York, musée Solomon R. Guggenheim.
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Quel changement de perspective ! Pourquoi a-t-il tant ressenti le besoin d’évoluer dans son art ? Ce n’est qu’au moment où je lis la toute petite description qui se trouve en bas du tableau que j’en découvre le sens. « Kandinsky rêve d’un monde cosmique et poétique », lit-on sur le cartel, pour échapper à la période historique qu’il est en train de vivre, à savoir l’Occupation de 1940. La fuite semble ainsi se dédoubler : l’envol dans le bleu de ciel, qu’il est vraisemblablement en train de contempler de sa maison de Neuilly-sur-Seine, se combine avec une évasion mentale dans un monde fantastique, habité par des micro-organismes sympathiques à l’aspect biomorphe.

Qu’éprouvait Kandinsky quand il a peint ce tableau ? La guerre, l’occupation, la solitude… l’envie de s’enfuir ? Un poème de Paul Eluard me revient en mémoire, qui semble pouvoir donner une clé de lecture de la toile énigmatique que j’ai devant les yeux :

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom
[…]
Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.

(Paul Eluard, Poésies et vérités, éditions de la Revue Fontaine, Alger, 1942).

Kandinsky ne rêvait-il pas aussi à cette liberté refusée ? L’art peut-il réussir à nous entraîner dans ce but d’évasion, même dans des situations apparemment irréversibles et désespérantes ? Évidemment oui, et l’on peut tout à fait lui reconnaitre le talent d’avoir réussi à produire cette sensation de fuite à la fois spatiale et mentale vers un ailleurs, dans un effet qui affecte autant le peintre que le spectateur du tableau. Car dans cette œuvre, la liberté est partout : dans les couleurs douces, dans les traits fins et dans ces petits organismes d’origine onirique qui nous font imaginer un monde invraisemblablement différent de nôtre.

L’affirmation de toute sorte de liberté, si fortement réprimée dans les années 1940, frappe encore le spectateur moderne. En effet, ce tableau semble rappeler à l’homme de chaque époque son besoin primaire de s’exprimer, de représenter ou de parler librement. Voilà que chaque spectateur s’envole aussi, probablement en chevauchant l’une de ces bizarres figures. Après avoir rejoint les autres personnages, tellement sympathiques et gentils à son égard, il sera finalement libre d’exprimer ses pensées, ses sentiments et ses capacités sans restriction, sans être jugé par personne. Respecté par tout le monde, il se trouve alors dans un univers parallèle où la tolérance et la paix règnent au-dessus de tout. Mais me serais-je aventurée trop loin dans l’interprétation de ce tableau et des intentions du peintre ? Suis-je aussi en train de rêver de m’envoler vers un autre univers ? Mon amie me retrouve dans la même position où elle m’avait laissée, des dizaines de minutes plus tôt, et me rappelle à la réalité ; il faut y aller. Mais, aujourd’hui encore, je me plais à continuer de rêver à d’autres aventures que ce bleu de ciel si réel et ses petits monstres si merveilleux me permettent de vivre… en toute liberté.


Ressources

  • HENRY, Michel, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, PUF, Paris, 2005.
  • Kandinsky, Catalogue de l’exposition, sous la direction de Christine Derouet, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2009.
  • Kandinsky, collections du Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne, éditions du Centre Pompidou et Réunion des musées nationaux, Paris, 1997.
  • « Vassily Kandinsky » (2023), dans Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Vassily_Kandinsky

mise à jour le 27 janvier 2023


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