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KANDINSKY / Entassement réglé (Nathan BIZEAU)

Notice


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Vassily Kandinsky, Entassement réglé, 1937-38. Huile et ripolin sur toile, 116 x 89 cm. Paris, Centre Pompidou.
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Aujourd’hui exposé au centre Pompidou, Entassement réglé est une des dernières œuvres de Kandinsky (1866-1944), peinte en 1938, lorsque sa théorie et sa pratique étaient déjà abouties. Après de nombreuses années où ses tableaux, toujours très colorés, sont restés figuratifs, dans le sillage des mouvements expressionnistes, fauvistes ou symbolistes, Kandinsky révolutionne l’art avec ses tableaux abstraits – abstraction dont il est considéré comme le chef de file –, exprimant avant tout une "nécessité intérieure". Ses tableaux furent d’abord très explosifs, puis s’affinèrent vers des éléments plus géométriques et contrastés, avant de revenir à la fin de sa vie sur des formes plus courbes, inspirées des formes de la vie et du monde. Entassement réglé fut composé avec de la peinture à l’huile et est de taille moyenne (116 x 89 cm).


Compte rendu (février 2022)


Kandinsky m’a toujours attiré. Depuis mon enfance, mon regard boulimique de couleurs et de formes fut aguiché par les explosions de couleurs, ces bonbons pour les yeux que sont les tableaux de Kandinsky. Et aujourd’hui encore, j’ai gardé cette réjouissance, cet enjouement quand je le retrouve au détour d’une salle du Centre Pompidou. Pour tout avouer, c’est presque uniquement pour lui que j’y retourne si souvent. Je le garde pour la fin de mes visites, comme un dessert ou une sucrerie. Mais une fois passée la décharge de dopamine devant cette abondance de couleurs et de formes si satisfaisantes, vient le temps de s’assoir et de se laisser envahir par les vagues d’émotions, de laisser la contemplation me porter en apesanteur et faire disparaître tout le reste, seul devant la toile.

Une des choses qui est venue avec l’âge, c’est la surprise que je ressens à chaque fois que je me rappelle que mes propres dessins, dans mon cheminement artistique, ressemblent énormément à ceux de Kandinsky, ou du moins reprennent les mêmes bases visuelles. Je me retrouve saisi par ce plagiat inconscient. Pourquoi est-ce-que je continue à en être surpris, alors que j’applique ses principes ? L’art provient de la sensation, de l’intériorité, que l’artiste doit laisser s’échapper sur le papier. Et l’on a cette sensation quand on évolue parmi les Kandinsky à Pompidou : celle d’une impulsion première qu’on aurait laissée s’échapper, impulsion de l’âme que le crayon a suivie instinctivement. Seulement, contrairement à moi, réside chez Kandinsky cette sensation d’harmonie entre les formes, et aucunement la sensation de désordre, d’aléatoire, de rupture… C’est sûrement pour ça que mes croquis ne sont pas au centre Pompidou mais restent sagement renfermés dans ma planche à dessin. J’ai encore à apprendre du Maître.

Pourquoi Entassement réglé, me demanderiez-vous ? C’est vrai, je suis moi-même bien incapable de nommer le tableau de Kandinsky que je préfère. Alors, j’ai fait comme Kandinsky aurait fait : stopper la raison pour écouter l’envie première, sans y revenir ni en chercher la cause. Je ne sais par quoi commencer : formes ou couleurs ? Elles sont ici tellement indissociables que je vais tenter de faire les deux, sans vous assommer cependant. Sur un fond couleur sable clair, l’œil perçoit une première forme bleu azur légèrement verdie, ressemblant vaguement à un cœur organique. On y trouve quelques premiers cercles discrets, épars, chacun entouré de son cortège de minuscules cercles. Mais cette première forme est presque masquée par le cœur véritable du tableau dans lequel le regard ne peut que plonger : une grande tache d’encre noire, constellée de centaines de points, indénombrables, colorés mais plutôt clairs, pastels, qui remplissent chaque espace de néant, empêchant au noir profond, total, puissant d’étendre son effet. Il reste là, on ne peut l’ignorer, mais il est dominé par l’effervescence des couleurs qui semblent se multiplier. Au milieu de ces points plus ou moins petits, se détachent des formes, typiques de Kandinsky, reconnaissables entre toutes. Mis à part quelques formes rectangulaires vers le bas, le trait est quasi absent. Ce sont des formes courbes, biscornues, irrégulières et imprévisibles. Les plus petites contiennent deux couleurs, les autres en cumulent plus.

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Trois formes ressortent particulièrement, par leur complexité, mais aussi leur centralité dans le tableau. Est-il nécessaire de préciser ? elles ne figurent rien. Cependant, la première me fait penser à une lyre ou une harpe, image difficile à ignorer lorsque l’on sait l’importance que Kandinsky accordait à la musique et les comparaisons faites entre les deux arts dans ses travaux théoriques. Tout comme la deuxième, elle est intérieurement séparée par des lignes ordonnant les couleurs. La troisième forme, la plus grosse, est en réalité constituée de plusieurs éléments séparés les uns des autres, mais dont, il me semble, les fragments font partie de la même unité. On a l’impression de faire face à une bête indéterminée, un insecte cartoonisé. On retrouve à la fois les lignes délimitant les couleurs, mais aussi les points dans son corps.

Une fois cela dit, qu’a-t-on avancé ? Pas grand-chose, c’est vrai, mais on a au moins pu remarquer à quel point cette œuvre de Kandinsky, malgré son désordre apparent, est organisée et réfléchie. Et puis, cela nous fait voir le grand nombre d’emboîtements de motifs auxquels on fait face. Devant cette composition apparemment simple et en deux dimensions, nous rentrons finalement progressivement dans plusieurs dimensions successives, lentement attirés vers la plus microscopique, et l’indistinction des dimensions est amplifiée par la profondeur du noir. Il est d’ailleurs connu que Kandinsky se rapproche progressivement des formes biologiques à la fin de son existence. Que regarde-t-on ? La coupe d’une cellule, la biosphère du fond d’un océan, la grandeur de l’univers… Tout à la fois ? En tous cas, cela attire d’abord l’œil, puis le toucher, et enfin le corps tout entier, qui veut plonger dans cette immensité minuscule et gigantesque, indéterminée.

Plus on regarde ce tableau, plus on y voit donc une profondeur, mais aussi un mouvement. Les couleurs ont été capturées dans leur flux qui précède et qui suivra, ondoyantes. Ce mouvement-là s’est détaché de toute lourdeur relative à la pesanteur : la gravité n’existe pas chez Kandinsky, pas plus que le haut et le bas : une légèreté universelle l’emporte. Dans les tableaux de Kandinsky, surtout les premières œuvres abstraites, on a souvent l’impression d’être face à une explosion, ou à l’instant qui la précède ; mais ici, si extension, mouvement il y a, cela ne s’accompagne pas d’un éclatement : les cellules bigarrées sont contenues, leur flottement domine, comme si elles dérivaient dans l’eau, en douceur – idée qui je pense est appuyée par cette tâche bleue débordante.

Débordement et concentration, harmonie et fantaisie, composition et pulsion, mouvement et éternité figée : Kandinsky réussit une avec Entassement réglé à tracer une impression aussi paradoxale mais juste qu’une flamme brillante dans une nuit d’ouragan.

"Le monde est rempli de résonances. Il constitue un cosmos d’êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant." (Vassily Kandinsky, Regards sur le passé, éd. Hermann, 1974, p. 160)

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Ressources


● Kandinsky Wassily, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Munich, Piper,1911
● Kandinsky Wassily, Point et ligne sur plan, Munich, Verlag Albert Langen, 1926
● Kandinsky Wassily, "Regards sur le passé", Kandinsky 1901-1913, Berlin, Der Sturm, 1913, (p. III-XXIX)
● Breedlove, Byron, "Chaos in Form and Color Yields to Harmony." Emerging Infectious Diseases, vol. 23, no. 10, Oct. 2017, pp. 1763+. Gale Academic OneFile, link.gale.com/apps/doc/A512775701/AONE?u=unipari&sid=bookmark-AONE&xid=dcd7f84d. Accessed 28 Dec. 2021.
● Dubor Françoise, "Du regard de Kandinsky, un essai expérimental" Naissance de la critique littéraire et de la critique d’art dans l’essai, in Rencontre : Paris, Classique Garnier, 2019, p. 391-407
● German Mikhaïl, Kandinsky, New York, 2015, Confidential Concepts


mise à jour le 11 février 2022


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