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Je ne suis pas Charlie (et j'ose le dire)

Je ne suis pas Charlie (et j'ose le dire)

A travers cet essai personnel, j’aimerais me questionner sur ce que « Je suis Charlie » signifie pour moi et tenter de comprendre pourquoi je ne suis pas solidaire de ce « mouvement ». Je ne ferai ici ni bref historique, ni contextualisation car je pense qu’on en sait déjà tous beaucoup (voire trop) sur cette triste affaire. Je rappellerai seulement que la formule « Je suis Charlie » est la réaction directe d’un citoyen qui n’est autre que Joachim Roncin, directeur artistique du magazine gratuit Stylist. Tout le monde (et ce n’est pas ici sans exagérer la notion de « monde » - le phénomène a été global) s’est mis à reprendre la phrase, sans questionner ni son origine, ni sa signification. Mais là n’est pas réellement le problème. Que tout le monde reprenne un slogan quasi-publicitaire pour la bonne cause, pourquoi pas. Mais cette cause, est-elle véritablement « bonne » ?

S’il serait trop long de définir le bien et le mal, ce que je laisse à la philosophie éthique, j’avance ici l’idée d’une cause honnête, non pas dans le sens de conforme aux règles morales, mais dans celui d’un acte conforme à sa pensée, d’un acte franc, sincère. Pour le dire prosaïquement, un acte « de bonne foi » qui s’opposerait ainsi à l’hypocrisie : « attitude consistant (…) à affecter des sentiments, des opinions, des vertus qu'on n'a pas, pour se présenter sous un jour favorable » (Définition extraite du dictionnaire Larousse en ligne, dernière consultation le 2 mars 201) . Dans ce sens, se rassembler sous des étendards Je suis Charlie est, pour moi, un engagement malhonnête. Je suis et reste persuadée qu’en décembre 2014, un grand maximum de francophones à travers le monde a dû, au moins une fois dans sa vie, lire un article, voire tenir un des numéros de l’hebdomadaire satirique dans ses mains. L’hebdomadaire était, à l’aube des attentats, une publication à très petit tirage. Les finances du journal étaient au plus bas et sa survie (symbolique cette fois) était sans doute plus menacée que l’intégrité physique de ses contributeurs. Charlie Hebdo était condamné à mourir, non sous le crible des balles, mais sous celui des factures. Alors que peu d’individus connaissaient la publication, c’est une condamnation collective qui s’est levée en milieu de journée du 7 janvier 2015 pour ne pas décroître jusqu’au week-end et terminer en véritable mouvement de foule le dimanche 11. La réaction semble, évidemment, démesurée (et c’est un euphémisme) bien que les actes commis aient été, en soi, autant démesurés.

Cette démesure est intimement liée au relais médiatique. La couverture des événements qui a propulsé « l’affaire » dans la sphère publique m’a fait penser, et permettez-moi la comparaison… à un jeu vidéo grandeur nature. Des policiers encagoulés, arme au poing, courant dans les rues à la poursuite des malfaiteurs, la prise d’otages commentée en direct sur certaines chaines. L’image transmise n’était-elle pas celle d’un GTA réel avec pour décor Paris, sa périphérie et la Picardie remplaçant les localités fictives de San Andreas ou Liberty City dans la version originale ? La France a vécu ces attentats de manière quasi-simultanée, traque comprise. J’ai été profondément choquée par la mise en ligne des vidéos des assauts policiers ou de l’assassinat du policier boulevard Richard-Lenoir. Mais ce petit côté « sensible » n’a pas eu l’air d’effleurer les médias français et internationaux qui se sont empressés de relayer ces images choquantes, voyeuristes, à la limite du morbide.  Nous le savons tous ; la mort et ses (re)présentations intéressent et attirent (malheureusement) les regards et les esprits, mais pourquoi ne pas médiatiser d’autres faits, d’autres occurrences de la mort qui semble tant fédérer ?

Tous les jours, des personnes meurent partout, à toute heure, et bon nombre sont aussi froidement assassinées. Cependant, on ne choisit pas de couvrir ces événements-là. Les « dommages collatéraux » que sont les morts civiles en Irak et en Syrie, victimes d’une coalition dont la France fait partie, ne font pas réagir grand monde. Tout comme Rémi Fraisse, « un dommage collatéral » de l’Etat français, mort pour ses idéaux aux abords du barrage de Sivens. La foule présente le 11 janvier s’est-elle un instant interrogée sur ce qui a été montré, sur le choix des images, de la narration ? S’est-elle questionnée à propos des enjeux derrière une publication? Quels sont les événements qu’on tait, qui restent périphériques dans l’information ? Je pose ces questions à la suite car je crois que dans cet engouement collectif, on ne sait pas, on ne sait plus. On fait des raccourcis sans se poser de questions. On simplifie. On ne voit pas que ceux qui sont au pouvoir tirent toujours les ficelles et les petites marionnettes du peuple, en rang, vont faire la Marche. Ils vont célébrer la Grand Messe populaire de la bonne et honnête conscience d’être des bonnes et braves gens dans une bonne et respectable société, évidemment.

Le peuple aurait-il marché pour les « victimes collatérales » des attentats de janvier telle la policière de Montrouge, le policier du boulevard Richard-Lenoir, le technicien de surface ou encore les victimes de l’Hypercasher , si leur mort ne coïncidait pas avec la liquidation, physique et symbolique, du journal ?
A la même période, une toute jeune fille (10 ans) se faisait sauter dans un marché au Nigéria, faisant une vingtaine de victimes -
Le peuple français a-t-il marché?
Pour les victimes des récents et effroyables crimes antisémites de Toulouse et de Bruxelles-
 Le peuple français a-t-il marché ?
Pour les 200 victimes des attentats de Madrid en 2004-
Le peuple français a-t-il marché ?
Pour  les presque 3’000 victimes du 11 septembre 2001 de New York-
Le peuple français a-t-il marché ?
 
Outre en France, des marches et des veillées ont été organisées dans de nombreux pays. L’hypocrisie a été couronnée par cette demi-centaine de politiques de tous bords réunis à Paris. C’étaient uniquement de belles figures de proue de la tolérance, d’éminents représentants du respect des droits de l’Homme, des observateurs des Conventions de Genève, des pionniers en matière de droits des femmes, de fervents défenseurs de la liberté d’expression et de la presse, évidemment.

Quel est donc le sens de cette « bonne cause » qui rassemble, qui a su ou pu créer, l’illusion d’un instant, « l’union nationale » ? Le sens, je ne l’ai pas trouvé, bien que j’ai lu, vu, entendu beaucoup de choses pour tenter de comprendre. Que l’on m’explique ! Je tente désespérément de comprendre pourquoi et comment l’opinion générale a pu adhérer à l’idée que Charlie Hebdo était le dernier bastion de la liberté d’expression. Comment donc ne pas voir que Charlie avait aussi ses zones d’ombre? Une certaine dose d’islamophobie parcourant nombre de ses publications, une « liberté » parfois limitée (cf. les coups de karcher que Philippe Val a donné à l’Hebdo et dans d’autres médias). Mais je ne condamne pas ces renvois ou « nettoyages » très politiquement corrects, car se moquer de tout avec tout le monde ne me sied pas. La liberté d’expression n’est-elle pas, en elle-même légalement régie ? Le premier article de la Constitution parle de « respecter toutes les croyances », alors que l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme mentionne que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et l’article 11 rappelle que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi (Legifrance.gouv.fr, dernière consultation le 5 mars 2015.)» . Je ne commenterai pas ces articles car ils sont, je crois, sans équivoque.

La liberté d’expression tant mise en avant dans les « marches citoyennes » me fait doucement rire. Non seulement je pense que le respect de l’Autre, de ses différences et dans notre contexte, de ses croyances, peut et doit dépasser la satire, mais aussi, qui peut prétendre qu’en France, la liberté d’exprimer son opinion et celle de la presse est totalement satisfaisante ? Il semblerait d’avantage qu’aujourd’hui en France, il soit bon de rire de ce dont l’Etat décide « riable ». Comme si les blagues, les vannes, les caricatures devaient être approuvées du sceau de la République pour être diffusées, par la suite, dans la sphère publique. Avant les attentats, de nombreux médias et sans doute l’Etat n’approuvaient pas Charlie. Par la suite, les donations (publiques et privées) ont afflué tous azimuts. Posons-nous la question : le Ministère de la culture et de la communication, en octroyant des fonds considérables pour faire continuer à paraître (en un nombre de tirages inégalés !) l’hebdomadaire ne soutient-il pas, implicitement, une offense faite à une grande partie de ses citoyens ?

Je peux donc ainsi affirmer que je ne suis pas Charlie, dans le sens où je ne me sens pas solidaire du mouvement populaire que les attentats ont suscité et non pas dans le sens où je ne déplore pas là une tragédie sociale et culturelle. Je ne me retrouve pas dans ce qui est mis en avant pour défendre cette « cause ». Le tout semble, pour moi, malhonnête. Un frisson me parcourt chaque fois que je marche boulevard Richard-Lenoir et que j’aperçois les amas de gerbes de fleurs, de bougies et autres dessins commémoratifs. Une nausée me prend lorsque des touristes prennent en photo la nouvelle décoration de l’allégorie de la République, sur la place du même nom. L’hypocrisie de notre société est dans ces endroits pour moi toute condensée. Liberté, Egalité, Fraternité sont de beaux mots sur les parvis des Mairies et des Ecoles, mais ont-ils encore un sens aujourd’hui ? Lorsque j’aperçois les monticules de fleurs fanées, j’ai envie de crier : remettez-en question le système dans lequel vos actes s’inscrivent ! Questionnez-vous sur les valeurs, culturelles et morales ; sont-elles objectives ou relatives ? Fuyez le consensus ! La pensée ne peut-elle être uniquement réduite à néant par une kalachnikov ? Les médias ne sont-ils pas muselés quotidiennement par des moyens beaucoup plus subtils et en même temps plus pervers qu’une balle qui traverse la tête ? Et la société ne perçoit-elle pas la marche du monde qu’à travers les œillères de ces mêmes médias ?

Mon ressenti et mon constat suite à ces événements (dans le sens où je l’entends, qui comprend tant les attentats que les réactions) est le suivant. Notre société est malade. Les attentats étaient une rechute. Le mouvement « Je suis Charlie » n’en est pas le remède, mais l’expression d’un symptôme. La vraie question n’est pas de savoir si je suis Charlie ou non mais comment des citoyens français en arrivent à commettre de tels actes. Comment avons-nous (dans le sens où nous faisons société, nous sommes la société) pu créer ces terroristes (ou laisser cela arriver, pour la version édulcorée) ? Participer à la marche, déposer des fleurs sur le lieu des crimes, n’est-ce pas peut-être une manière de « se laver les mains » ? Se persuader que nous avons fait notre « BA » et ne plus y penser ? Il faut aller plus loin sinon cette réaction populaire sera encore plus vide qu’elle ne l’est déjà. Que faire après cette intensité faible? Les réactions ont été intenses dans le sens d’excessives et faibles car sans véritable contenu, force intellectuelle ni répercussion, je le crains. Ce n’était pas là un acte de résistance comme les médias (eux à nouveau !) ont voulu nous le faire croire, mais une réaction massive spontanée rappelant notre état grégaire, notre condition de moutons de Panurge.

Je pense qu’il est véritablement temps de se questionner sur les notions de liberté, de liberté d’opinion et de liberté d’expression, mais également sur les notions de pouvoir, de culture, de média et sur la place de notre individualité dans tout cela. Charlie Hebdo n’est pas le dernier bastion libre de s’exprimer. La liberté d’expression existe encore, ne vous en faites pas ! C’est à chaque citoyen de s’en servir, parallèlement à son sens du discernement. Je vous en conjure, osez affirmer, crier, hurler que l’assassinat de tout individu est injustifiable et fermement condamnable, quel qu’en soit les circonstances. Osez vous lever pour des causes, pas forcément sponsorisées par une coalition consensuelle entre les médias et les gens au pouvoir. Osez penser par vous-même ! Osez dire que vous êtes vous et non pas Charlie !

En définitive, je peux l’écrire à nouveau : non, Je Ne Suis Pas Charlie. Je le répète encore et encore et je n’ai pas honte de le dire. J’utilise cette liberté d’expression tant mise en avant dans les réactions suscitées par ces actes odieux. J’affirme que si rien ne change, nous mourrons tous de bêtise avant que le djihad ne devienne une véritable menace. Je ne suis pas Charlie. Je Suis Moi-Même et c’est déjà ça. Je Suis Moi. Je pense par moi-même. Je m’exprime. Et je l’assume. Quel qu’en soit le prix.
 

mise à jour le 28 avril 2015


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