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HOPPER / Soir bleu ou le théâtre de la solitude (Clotilde THOMAS)

Compte rendu (février 2021)

Trois coups.

Le rideau se lève, laissant apparaître une terrasse de café parisien un soir d’été. Au bord de la scène, trois tables de bistrot cerclées de métal doré ont été disposées. Assis sur des chaises pliantes, de petits groupes d’individus y sont attablés autour d’un cendrier ou d’un verre de vin plus ou moins rempli. Chaque comédien est vêtu d’un costume stéréotypé qui facilite son identification. C’est ainsi qu’à la table de droite, un couple élégamment habillé se signale comme étant bourgeois. L’homme, assis de profil, porte une barbe noire taillée et un smoking tandis que la femme est tournée de trois-quarts, laissant ainsi paraître un chignon et le dos d’une robe de cocktail bustier dorée. À leur gauche, trois personnages masculins occupent la table centrale, à commencer par un Pierrot, le célèbre clown blanc de la commedia dell’arte. Son costume se constitue d’un ensemble blanc aux manches bouffantes et d’une fraise immaculée. Sa figure est enfarinée, deux traits rouges verticaux fendent ses yeux et une cigarette s’échappe de ses lèvres teintées de rouge. Il est assis en face d’un militaire blond qui se montre de dos. L’uniforme de ce dernier, constitué d’une veste bleue marine à épaulettes blanches et d’un pantalon rouge garance, est celui qui était porté par les soldats français jusqu’en 1914. Le dernier occupant de la table centrale est un homme à la longue barbe rousse qui fume une cigarette. Il se tient de profil et un poteau en bois blanc le dissimule légèrement. Habillé d’une blouse ample noire et d’un béret de la même couleur qui lui tombe sous les yeux, il représente l’artiste peintre. Tout à gauche de la scène, un personnage à fine moustache lui tourne le dos, se tenant assis les bras croisés à une table qu’il occupe seul. La casquette qu’il porte le signale comme un marin, de même que le cendrier posé devant lui dont la forme conique et l’alternance de rouge et de blanc rappellent le phare maritime. Enfin, se tenant debout à l’arrière de la scène, une femme vêtue d’une robe verte décolletée et coiffée à la garçonne domine la terrasse de sa hauteur. Ses joues sont lourdement fardées et sa bouche arbore un rouge à lèvres d’un rouge très vif. Main gauche posée sur la hanche, elle semble toiser la femme bourgeoise d’un regard empreint de rivalité, suggérant ainsi quelque intrigue avec le mari de cette dernière.

Ces différents personnages prennent place dans un décor épuré. Outre le mobilier de bistrot parisien, une balustrade en bois blanc habille l’arrière-scène où une toile de fond est suspendue. Sur celle-ci, trois couches différentes de peinture bleue se superposent, faisant ainsi ressortir par contraste le blanc, le rouge et le noir qui colorent principalement la scène de café. Aussi, en bas de la toile peinte, le bleu mouvant des flots de la Seine se laisse distinguer entre deux balustres. Puis, au dessus de la balustrade, une bande de paysage bleu nuit se découpe sous un ciel bleu clair d’été, donnant ainsi une certaine profondeur à la scène. L’éclairage de la terrasse est assuré par quelques lampions colorés dont la lumière douce et diffuse se reflète sur la vaisselle en verre et le métal doré des tables. Sous l’effet d’un courant d’air, certains lampions oscillent légèrement...


Edward Hopper, Soir bleu (1914), Whitney Museum of American Art
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J’oublie souvent que Soir bleu est un tableau. Cette œuvre m’évoque bien davantage un travail de mise en scène théâtrale dans laquelle Edward Hopper donne à voir un panorama de Parisiens et de Parisiennes. En effet, l’artiste américain peint Soir bleu dans le souvenir des trois séjours qu’il a faits à Paris durant sa jeunesse. Sous les traits de personnages caricaturaux, Hopper réunit dans un même lieu les différentes catégories sociales qu’il lui a été donné de rencontrer, fixant ainsi le souvenir de son expérience parisienne.

Soir bleu m’apparaît également comme un hommage de Hopper à la peinture française, et plus particulièrement aux peintres impressionnistes dont il a découvert les œuvres à Paris par l’intermédiaire de son ami et concitoyen Patrick Henri Bruce, lui aussi peintre. En effet, en contemplant la toile de Hopper, comment ne pas penser aux célèbres scènes de café d’Édouard Manet ou d’Edgar Degas? Et ce poteau qui coupe la vue – et l’oreille du peintre, comme pour rappeler l’oreille coupée de Van Gogh –, ne rappelle-t-il pas précisément le point de vue singulier que Degas adopte dans son pastel Femmes à la terrasse d'un café le soir?


Edgar Degas, Femmes à la terrasse d'un café le soir (1877), Paris, Musée d’Orsay
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Toutefois, à l’indistinction du regard que privilégie Degas – suggérant les secrets que cachent les femmes sous leurs apparences mondaines –, s’oppose le réalisme aux couleurs contrastées et au décor épuré de Soir bleu. C’est la raison pour laquelle Hopper parlera par la suite d’un «impressionnisme modifié» pour évoquer ses œuvres parisiennes.

Soir bleu constituait donc un tableau riche de sens pour Hopper, qui lui a consacré de nombreuses heures de travail. C’est d’ailleurs la toile la plus grande qu’il ait peinte dans toute sa carrière artistique. Aussi, on ne peut que comprendre la profonde meurtrissure qu’il a ressentie lorsqu’en 1915, le tableau exposé pour la première fois à New York fut dédaigné et dénigré par la critique américaine qui lui reprocha d’être trop «français». La déception du peintre fut telle que de son vivant, il n’a plus jamais exposé Soir bleu.

C’est à Paris que j’ai rencontré pour la première fois l’œuvre d’Edward Hopper, à l’occasion d’une grande rétrospective que lui consacrait le Grand Palais, il y a quelques années de cela. Si c’est avec un véritable plaisir que j’ai découvert l’ensemble des toiles de l’artiste américain, aucune ne m’a fascinée autant que Soir bleu. Aussi, lorsqu’il fallut choisir la peinture que j’emporterais avec moi – sous la modeste forme d’une carte postale – mon choix s’est immédiatement porté sur celle-ci.

L’attrait que je ressens pour Soir bleu tient en grande partie à l’atmosphère singulière qui se dégage de la scène peinte. Je suis, à chaque nouvelle contemplation du tableau, frappée par la force des oppositions qui régissent sa composition. En effet, que penser de ce silence total et pesant qui emplit la terrasse du café, lieu de convivialité si cher à la vie parisienne? Et comment expliquer la distance qui s’étale entre les personnages, réunis mais pourtant absents au monde qui les entoure, comme plongés dans leur vie intérieure? De toute évidence, une incommunicabilité généralisée est ici à l’œuvre. Les lampions colorés qui éclairent la scène ne peuvent donc pas tromper plus longtemps: l’heure n’est pas à la fête mais bien plutôt à la mélancolie. D’ailleurs, coupées par le cadre, ces sources lumineuses semblent être peu à peu rongées par la tristesse ambiante.

Cette atmosphère sombre qui entre en contradiction avec le sujet traité tient sans doute au fait qu’avec Soir bleu, Hopper n’a pas seulement peint une scène de café mais plutôt, qu’il en a peint une selon sa vision personnelle de Paris. En effet, selon lui, «La seule qualité artistique qui survive est une vision personnelle du monde. Les techniques passent, la personnalité reste.» C’est ainsi que, sous son pinceau, le Soir bleu se comprend avant tout comme le soir du blues. Hopper retranscrit dans sa toile la sensation de solitude et d’isolement qu’il ressent et, dès lors, on comprend mieux son choix d’intituler sa toile Soir bleu. C’est peut-être même un emprunt au court poème Sensation d’Arthur Rimbaud, dont le premier vers – Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers –, suggère pleinement la sensation du blues des soirs bleus.

Je crois donc que dans son tableau, Hopper met en scène le sentiment de mélancolie qu’il ressent dans le monde moderne du début du XXe siècle. Par le biais de ses personnages noctambules esseulés, c’est une impression de désunion de la société qu’il traduit. Cette désunion me semble apparente dans la composition même du tableau, composition dans laquelle le poteau et la balustre blancs sont autant d’éléments qui divisent la scène et séparent les personnages à la manière d’un triptyque. Hopper peint donc une société qui ne fait plus corps et dans laquelle il ne trouve pas sa place. Le personnage de Pierrot, qui attire l’œil par sa blancheur éclatante et sa situation centrale, me semble particulièrement représentatif de cette déchéance sociétale moderne perçue par Hopper. En effet, bien loin du personnage naïf et bouffon qui emblématisa la commedia dell’arte, le clown blanc au visage fermé prend ici place dans un triste théâtre de la solitude. Il est celui que décrivit Verlaine dans le premier quatrain du sonnet qu’il lui dédia:

Ce n’est plus le rêveur lunaire du vieil air
Qui riait aux jeux dans les dessus de porte;
Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas! est morte,
Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.

(Paul Verlaine, « Pierrot », dans Jadis et Naguère, 1881)

C’est effectivement à la manière d’un spectre que Pierrot, l’insaisissable personnage de théâtre, est représenté dans la toile de Hopper. Unique élément non réaliste dans un décor réaliste, ce Pierrot m’apparaît ainsi intervenir comme une allégorie, celle de la mort de la gaieté du monde ancien «qui riait aux jeux dans les dessus de porte». Il n’est plus que spectre mélancolique, figure creuse du blues du monde moderne. Rien d’étonnant dès lors que le peintre du tableau, dissimulé en partie par le poteau et son béret, regarde le Pierrot. Ce peintre est en effet la figure picturale de Hopper qui, en regardant le clown blanc, regarde la Mélancolie en même temps qu’il la représente sous les traits de ce Pierrot déchu.

Pendant longtemps, à la différence de Hopper, je ne me suis pas sentie particulièrement proche de ce Pierrot solitaire et bariolé hantant la terrasse du café. Puis la crise sanitaire est arrivée. Avec elle, de nouveaux termes ont fleuri dans les conversations quotidiennes, à l’instar des «gestes barrières», «confinements», «distances physiques» ou encore «distanciations sociales». Il fallut se rendre à l’évidence: la crise sanitaire se doublerait d’une crise de la solitude. Aussi, en ces temps troublés où les lieux d’études et de vie ont fermé les uns après les autres, j’ai eu tout le loisir de me replonger dans la contemplation de Soir bleu dont la carte postale accrochée à mon mur faisait office de dernier contact palpable avec l’art. Et le tableau a trouvé en moi une résonance nouvelle. Pour la première fois, je me suis identifiée à ce Pierrot triste. Tous les deux, nous ressentions la même solitude, le même sentiment de présence-absence dans notre rapport au monde environnant devenu fantomatique. C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’avais trouvé la clé pour entrer dans le tableau de Hopper. J’ai donc tiré une chaise et j’ai pris place, moi aussi, dans ce théâtre de la solitude.

 

Notice

Edward Hopper (1882-1967) est un peintre et graveur américain. Il commence par faire des études d’illustration puis, en 1900, il entre à la prestigieuse New York School of Art. Afin de compléter sa formation, il effectue trois séjours à Paris entre 1906 et 1910. Hopper tombe alors sous le charme de la culture française et c’est à Paris qu’il peint ses premières toiles, le plus souvent en plein air. Toutefois, exposées à New York, ces œuvres ne sont pas au goût de la critique américaine. Hopper renonce alors à ses influences françaises et consacre le reste de sa carrière à un art plus américain. Il est par la suite considéré comme l’un des grands représentants du réalisme américain.

Soir bleu est une huile sur toile peinte par Edward Hopper en 1914. Elle mesure 91,4 cm de haut sur 182,9 cm de large et est conservée au Whitney Museum of American Art.


mise à jour le 11 février 2021


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