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HAYEZ / Le Baiser patriotique d'un artiste à sa patrie naissante (Giulia PASINO)

Notice


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Franceso Hayez, Le Baiser, 1859. Huile sur toile, 112 x 88 cm. Milan, Pinacothèque de Brera.
(photo personnelle)


Né le 10 février 1791 à Venise, Francesco Hayez fait ses premières études dans la ville lagunaire et, après avoir remporté en 1809 le Prix de Rome¹, il déménage dans la Ville Éternelle, où il étudie avec passion les antiquités et les œuvres de Raphaël. En 1823, il s’installe définitivement à Milan où il entre en contact avec la classe politique libérale et les milieux patriotiques. À partir de 1850, Hayez devient professeur de peinture à l’Académie de Brera. Il s’éteint le 22 décembre 1882 à l’âge de 91 ans, après une vie extrêmement productive. Considéré comme l’un des plus grands peintres du Romantisme italien, Hayez travaille dans une période où la peinture historique devient, de même que le roman historique à fond patriotique², le moyen privilégié pour répandre dans l’âme des Italiens une conscience commune de « Nation ».


Compte rendu (janvier 2023)


Embrasse-moi, mon cœur, baise-moi, je t’en prie,
Presse-moi, serre-moi ! À ce coup je me meurs !
Mais ne me laisse pas en ces douces chaleurs :
Car c’est à cette fois que je te perds, ma vie.


Embrasse-moi, mon cœur (La Bergerie, 1565) de Rémy Belleau (1528-1577)




Des mains qui frémissent au premier contact, des lèvres qui craignent de se toucher, des yeux alanguis et mi-clos, un baiser furtif, chaste et passionné à la fois : telle est la force du Baiser de Francesco Hayez, tableau réalisé en 1859 pour la famille Visconti. Le peintre « que la pensée Nationale exigeait en Italie »³ y représente deux amants en habits médiévaux qui s’embrassent en s’étreignant fougueusement. La jeune fille, possédant des traits semblables au modèle de la série Pensiero malinconico (1842) du même peintre, s’abandonne complètement à son amant, qui la protège en serrant son visage entre ses mains. Sa silhouette souple, presque découpée entre le collant et le manteau du jeune homme, est embellie par les reflets brillants de la robe en soie bleu pâle, adhérente au buste et gonflée de plis sous les hanches, illuminant ainsi la sombre composition. Derrière le couple se dresse un mur de pierres carrées, un fond uniforme interrompu par une porte élancée à gauche et par une fenêtre à meneaux au-dessus de l’escalier à droite.

Une scène apparemment intime et romantique qui capte le regard du spectateur : grâce à la sobriété de la toile, son œil se porte exclusivement sur les amants dont l’étreinte renferme les deux corps sur eux-mêmes, en camouflant leurs visages. Devant le corps sinueux qui vient de se former, le public assiste à un amour passionné, vrai et hors du temps. Cependant, la toile cache un message politique très évident. En fait, la sérénité du tableau est traversée par plusieurs indices sinistres : le visage couvert du jeune homme, son pied gauche posé sur une marche de l’escalier – comme s’il était prêt à s’enfuir à tout instant –, son poignard inquiétant, et l’ombre d’une personne inconnue au-delà de la porte qui semble être celle de quelqu’un les observant en cachette. Ces éléments ont poussé les critiques et les historiens de l’art à interpréter le tableau comme l’adieu d’un patriote italien à sa bien-aimée. Cette interprétation est étayée par le fait que l’œuvre a été exécutée au milieu du Risorgimento⁴. En effet, en 1859 la deuxième guerre d’indépendance contre l’Autriche fait rage, et l’Italie, grâce à l’aide de la France⁵, remporte les sanglantes victoires de Magenta, Solférino et San Martino. C’est pourquoi Hayez décide de rendre hommage à sa patrie et aux alliés en opérant des choix picturaux précis : d’un point de vue chromatique, les couleurs choisies jouent en effet un rôle central. Le blanc des manches de la femme, le rouge du collant de l’homme et le vert de sa chemise et, enfin, le bleu de la robe rappellent les drapeaux des deux pays unis ; d’un point du vue iconographique, les deux amants fusionnant au point de ne former qu’un seul corps symbolisent le « baiser » secrètement échangé entre l’Italie et la France. Cette toile répond donc parfaitement à la fonction éducative de l’art préconisée par le peintre⁶, en célébrant l’ardeur impétueuse du patriotisme de la nouvelle génération, sublimée comme amour de la patrie et de l’engagement politico-militaire : la jeune fille du tableau représenterait la nation entière et sa bouche serait le point de l’Union.

Le Baiser devint rapidement l’icône du Romantisme italien et des idéaux patriotiques, ce qui poussa Hayez à en réaliser deux autres versions, en 1861 et en 1867. Ces versions ne diffèrent pas beaucoup entre elles ; et nous y retrouvons toujours la profonde signification politique. Dans la deuxième version⁷ qui est réalisée dans la même année de l’Unification italienne, Hayez décide toutefois de supprimer le bleu, et donc la référence à la France qui avait trahi l’Italie l’année précédente, en habillant la femme d’une robe entièrement blanche. Ce faisant, il affiche uniquement les couleurs du nouveau Royaume d’Italie dont le tableau fait la célébration.


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Le Baiser (1861)
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Le Baiser (1867)
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Il faut savoir qu’en 1823, Hayez avait déjà traité le thème du baiser dans son tableau intitulé Dernier adieu de Roméo et Juliette. Le peintre y avait mis en scène Roméo qui, avec le pied droit posé sur la marche de la fenêtre et la main accrochée à la colonne de cette dernière, se tourne vers Juliette et l’embrasse tendrement. La scène, très romantique, est un prélude du drame qui va bientôt submerger le couple malheureux.

Par ailleurs, fort de son succès dû à sa charge érotique et à son essence politique, Le Baiser est devenu un véritable modèle pictural. Preuves de sa fortune exceptionnelle sont les œuvres de nombreux peintres contemporains imitant la toile de Hayez : Gerolamo Induno (Milan, 1825-1890) confirme l’influence culturelle – et picturale – du peintre vénitien avec La partenza del garibaldino (1860) et Triste presentimento (1862) ; Giuseppe Reina (Côme, 1829-1905) lui rend hommage avec sa toile Una triste novella (1862). De son côté, Sebastiano De Albertis (Milan, 1828-1897) reprend le thème du baiser en l’actualisant dans la réalité d’une guerre contemporaine avec son tableau Accampamento alle porte di Milano 1859 (1878). Et c’est jusqu’au XXe siècle que Le Baiser trouve un fort écho : en 1922, Federico Seneca, directeur artistique de la chocolaterie Perugina, retravaille la toile de Hayez en recréant l’image des deux amants sur un fond étoilé pour la boîte bleue typique des Baci Perugina. Toujours dans les années 1920, Tamara de Lempicka présente son propre Baiser, dans un remaniement de la composition originale ; tandis qu’en 2011, Daniele Urgo réinterprète ironiquement Le Baiser. Son remake, intitulé Le Baiser au mauvais endroit au mauvais moment, présente le couple de Hayez interrompu par un marchand de roses extracommunautaire, qui fait irruption dans la scène en brisant l’idylle amoureuse.

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La boîte bleue des Baci Perugina avec les amants de Hayez
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Le Baiser (1922) de Tamara de Lempicka
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Le Baiser au mauvais endroit au mauvais moment (2011) de Daniele Urgo
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Aujourd’hui, Le Baiser se dresse tout seul sur un mur de la dernière salle⁸ du riche parcours muséal de la Pinacothèque de Brera à Milan, ce qui lui confère une position privilégiée par rapport aux autres œuvres de l’artiste. Encadrée d’un simple bois doré, la toile est éclairée par le haut d’une lumière chaude. Les amants intemporels déstabilisent encore le spectateur qui s’approche d’eux : grâce à l’obscurité de la salle, comme de la scène représentée sur le tableau, il est happé par ce monde médiéval, intime et fugace, où la force de l’amour et l’emportement de la passion sont dépeints dans une force éternelle. La fougue du baiser isolant les amoureux est un thème universel, dans la mesure où il traverse toute l’histoire de l’art depuis la nuit des temps, mais que Hayez a su décliner d’une manière très personnelle. Il nous en livre en effet une interprétation pleine de valeurs et d’idéaux politiques : le tableau se dresse donc comme le baiser de l’artiste à sa patrie naissante, enfin unie, à l’image du couple du tableau. Malheureusement, cette valeur patriotique profonde d’une « nation » à défendre s’est perdue au fil du temps, également en raison de l’extrême versatilité de la toile dans le domaine pictural et commercial. À force de coups commerciaux et de baisers redoublés à travers le temps, la valeur politique et esthétique initiale du tableau s’est en effet perdue dans l’imaginaire du public – ou, comme le dit le proverbe, qui trop embrasse mal étreint…

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¹Il s’agit d’une bourse d’étude proposée par l’Académie des Beaux-Arts de Venise permettant aux jeunes artistes de séjourner à Rome pendant environ un an.
²Un exemple du roman historique à fond patriotique – qui est étroitement lié à l’histoire politique de la nation italienne – nous est donné par Les Fiancés d’Alessandro Manzoni (1825-1842). Ce roman, qui fait de son auteur un précurseur des patriotes de l’unification à venir, est une porte d’entrée sur le Risorgimento italien, parce qu’il évoque une Lombardie sous la domination espagnole (XVIIème siècle), alors que les contemporains de Manzoni vivaient celle autrichienne au XIXème siècle.
³Fossi, G. ; Reiche, M. ; Bussagli, M. (2015), L’arte italiana. Dalle origini a oggi, Florence : Giunti Editore, p. 308 (<it. « che il pensiero Nazionale reclamava in Italia »).
⁴Le Risorgimento, dont le nom en italien signifie « résurgence » ou « renaissance », correspond à la période historique où les rois de la maison de Savoie unifient une grande partie des territoires italiens qui constitueront le futur Royaume d’Italie (17 mars 1861). Le mot Risorgimento s’impose dès les années 1820-1830 pour ensuite s’établir comme nom d’époque dans les années 1880.
⁵Cette alliance a été possible grâce aux accords secrets de Plombières (21 juillet 1858), signés par Napoléon III et le premier ministre Camillo Cavour. Il s’agit d’un traité par lequel la France accorda au Royaume de Sardaigne son assistance militaire en cas de conflit avec l’Autriche. En contrepartie, la France obtint le comté de Nice et le duché de Savoie.
⁶Renonçant aux modèles et aux fictions mythologiques de ses premières années, Hayez se tourne vers la représentation du « vrai », terme avec lequel il indique la réalité, la société et ses propres sentiments. Les tableaux de l’artiste associent également au vrai la « beauté », c'est-à-dire une certaine idéalité. En outre, le vrai et le beau correspondent à un contenu sérieux, fait d’idéaux, de sentiments élevés, de pensées édifiantes. L’œuvre d’art ne s’adresse plus donc à une élite savante comme dans le passé, mais au peuple entier.
⁷Commandée par la famille Mylius, cette deuxième version a été présentée à l’Exposition Universelle de Paris en 1867.
⁸La Pinacothèque de Brera compte trente-huit salles. Le Baiser de Francesco Hayez se trouve dans la salle XXXVIII, consacrée à la peinture italienne du XIXème siècle.
 


Ressources


BIBLIOGRAPHIE
  • CRICCO, G., DI TEODORO, F. (2015), Il Cricco di Teodoro. Itinerario nell’arte. Dall’età dei Lumi ai giorni nostri, Bologne : Zanichelli Editore.
  • FOSSI, G. ; REICHE, M. ; BUSSAGLI, M. (2015), L’arte italiana. Dalle origini a oggi, Florence : Giunti Editore.

SITOGRAPHIE


mise à jour le 2 février 2023


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