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GRIFFE / La Poupée, du rejet à l’adoption (Louise GUIRAUD)

Notice


La poupée griffe
Marie-Laure Griffe, La Poupée, décembre 2007, Lagny-sur-Marne.
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Compte rendu (février 2022)


Il y a treize ans, La Poupée faisait son apparition sur la place de l’Orme Bossu à Lagny-sur-Marne, une petite ville de 20.000 habitants située en Seine-et-Marne à une trentaine de kilomètres à l’est de Paris. À partir de ce jour, les bancs qui permettaient aux personnes âgées de se reposer en attendant leurs petits-enfants sortant de l’école maternelle et primaire Orme Bossu ont disparu.

La révélation au grand jour de cette installation artistique, en résine, fut un choc. En effet, le projet de cette œuvre patrimoniale ayant pris plusieurs mois, une bâche recouvrait La Poupée en cours de fabrication. Cette dissimulation éveillait une forte curiosité qui était renforcée par l’attente du dévoilement du projet. Durant tout ce temps, j’avais pour ma part imaginé une œuvre d’une esthétique plus classique en lien avec l’aspect médiéval de notre centre-ville. D’une architecture de style flamand avec l’immeuble des cinq pignons, classé au patrimoine historique, il me plaisait à croire que la place Orme Bossu serait dotée d’une sculpture représentant une personnalité importante de la ville, ou du moins un élément historique et symbolique de l’histoire de notre ville.

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Regorgeant de nombreuses légendes, et d’un rapport à l’histoire très fort, Lagny-sur-Marne abrite ainsi plusieurs sculptures de personnages historiques ou témoignant du passé, tels que la statue de pierre de Jeanne d’Arc située derrière l’église Notre-Dame-Des-Ardents ou celle du soldat de la Première Guerre mondiale se trouvant dans le même jardin que la statue de Jeanne d’Arc.

Mais quelle ne fut pas ma déception en découvrant une statue en résine, qui n’avait aucun rapport avec l’histoire de la ville et donc instinctivement aucun intérêt ! Cette impression complètement péjorative éveilla une sensation de rejet en moi, mes yeux ne toléraient pas la confrontation avec une telle œuvre. Cette opinion négative s’est d’ailleurs maintenue pendant plusieurs années jusqu’à s’estomper graduellement, pour finalement tomber dans l’indifférence. Il faut croire qu’à force de voir régulièrement un même objet, l’œil s’y habitue et banalise sa présence, même lorsque ce dernier n’est au premier abord pas très agréable à observer. C’est du moins ce qui s’est produit entre cette statue et moi. Cependant, pourquoi placer une installation contemporaine dans un quartier éloigné du centre-ville qui comprend des monuments historiques ? Pour moi, ce choix prouvait que l’œuvre gâcherait le paysage historique urbain. Il est vrai que le contraste entre une telle œuvre et la place de la fontaine aurait été peu au goût des Latignaciens.

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Lorsque je l’ai vue pour la première fois, je me rendais en ville avec mes parents, je n’avais que sept ans. La surprise s’est emparée de moi, laissant rapidement place à un léger sentiment de peur. L’objet est démesuré. Les yeux bleus javel de son visage semblent écarquillés, et manifestent comme une envie de dévorer les passants, son nez droit paraît dur pour un visage enfantin, et ses lèvres fortes et charnues relèvent plus de la sévérité d’un adulte. Sa coiffure et le modelage de ses bras sont les seules parties qu’il est possible de relier à l’enfance. Elles affichent des formes rondes, lisses et douces qui permettent d’établir un lien avec la jeunesse, et contrastent avec l’austérité du visage figé de cette poupée. Cependant, il faut aussi tenir compte du reste, à savoir la tenue qui l’habille. Elle se composait d’une robe rouge, avec des boutons noirs, qui agressaient la rétine, et de simples souliers à bouts ronds. De sorte que, lorsque je passais devant elle, j’avais l’impression que cette sculpture entre bambin et poupée pouvait se lever à tout moment pour dévorer mon âme. Cette présence qui me faisait frissonner s’accentuait en hiver, quand la nuit survenait plus tôt. Ses grands yeux bleus et sa peau claire la faisaient ressembler à un être maléfique, et en même temps elle me confrontait à l’exorcisme, tant son expression est figée et ses yeux grand ouverts.

Je parle bien au passé de cette tenue, car depuis 2015, La Poupée a été rénovée. En effet, cette sculpture initialement colorée s’est vue intégralement repeinte en rouge. Sans doute las de devoir régulièrement remettre différentes couches de peinture sur les endroits tagués par les collégiens au sortir des cours, la mairie avait-elle décidé de simplifier le processus d’entretien en uniformisant la couleur de cette installation. Sa rénovation s’est ainsi certainement produite pour des raisons évidentes d’économie de moyens, mais elle aura tout de même eu l’effet bénéfique d’atténuer son expression d’ogresse, et l’agressivité de la couleur de la tenue s’est aussi estompée. Il faut préciser ici que cette décision fut prise par le nouveau maire de la ville, qui avait moins d’affinités avec l’artiste et s’est donc senti moins contraint de garder son travail originel intact.

Concernant mes chers accompagnateurs, ils n’ont jamais caché leur déception à la vue constante de cette statue pour laquelle la ville avait investi une somme conséquente, entraînant une hausse des impôts. De plus, ils regrettaient l’entrée de cette statue au patrimoine de la ville, car cette reconnaissance obligeait les habitants de Lagny à entretenir une œuvre dont ils n’avaient que faire. En effet, ce fut le maire qui avait pris l’initiative de commander cette installation artistique, auprès d’une amie artiste : Marie-Laure Griffe. Cette artiste est issue d’une formation académique de l’École Nationale Supérieure d’Art Appliqués et des Métiers d’Art ainsi qu’à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Elle travaille essentiellement la terre cuite, et place l’homme au centre de ses créations. D’après ce qu’elle inscrit sur son site internet, qui relaie la liste de toutes ses œuvres d’art ainsi que sa biographie, son but est d’interroger l’interaction que nous avons entre nous, et avec l’univers. Elle place la fascination au centre de son travail artistique, ce qui peut notamment expliquer la grandeur de sa sculpture sur la place de l’Orme Bossu. Par ailleurs, le choix de travailler la terre cuite lui permettrait d’utiliser « les cinq éléments, la terre, l’eau, l’air, le feu et l’esprit », ce qui explique le choix de la résine pour la réalisation de La Poupée. Sa conception de l’art la place à mi-chemin entre le surréalisme et l’art contemporain. De plus, l’artiste confie accorder une place plus importante à la sensation et à l’idée qu’à la technique et à la netteté des formes de ses sculptures.
Une autre caractéristique de son univers, qui se retrouve dans l’installation implantée à deux pas, littéralement, de mon appartement familial, est sa « fascination » pour « l’immensité » et « l’infinité ». En effet, quand on se trouve en face de cette « poupée », on ne peut s’empêcher de remarquer sa grandeur qui la démarque et la détache du cadre dans lequel elle se situe. Par ailleurs, ses yeux rappellent les peintures de Margaret Keanes – une peintre américaine avant-gardiste et investigatrice du surréalisme pop dont le thème artistique de prédilection est l’enfance. Sa marque de fabrique réside dans les yeux démesurément grands des enfants qu’elle peint. Cette grandeur commune des artistes associés à l’enfance a peut-être un lien avec les fortes impressions que peuvent ressentir les enfants face à la grandeur du monde. Néanmoins, les sentiments qui se dégagent devant l’œuvre de Marie-Laure Griffe sont différents de ceux suscités par les tableaux de Margaret Keanes.

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Tournée vers l’entrée du collège des Quatre Arpents, assise à la manière d’un bambin avec les bras écartés, sa taille excessive la rend effrayante. Fait paradoxal pour une sculpture dont l’objectif de l’artiste était de témoigner de l’omniprésence de la jeunesse dans la ville. À moins que Marie-Laure Griffe n’associe l’émerveillement de l’enfance à la peur que peuvent susciter de nouvelles expériences ?

Ainsi, en imposant l’installation de cette œuvre dans un tel quartier, il allait de soi que l’œuvre n’allait pas être appréciée. La forte mixité sociale doublée d’un taux de délinquance plus élevé qu’au centre-ville n’a en effet pas favorisé l’accueil de cette installation. Les jeunes prenaient un malin plaisir à monter sur la tête de La Poupée pour dessiner sur son front, dans le but de l’enlaidir pour exprimer leur mécontentement face à cet art incompris et qui leur était imposé. De ce fait, La Poupée est devenue une sorte de mur d’expression de la jeunesse qui, ne trouvant aucune résonance symbolique et ne comprenant pas la présence de La Poupée, lui infligeait des modifications pour lui donner un sens, celui du divertissement, comme dans un espace de défoulement. Bien que la plupart du temps les graffitis et tagues qui paraissaient sur l’œuvre avaient des formes phalliques ou représentaient de simples écriteaux d’amour de jeunesse, certains jeunes plus critiques à l’égard de cette statue s’amusaient à dessiner des sortes de larmes noires s’écoulant le long de ses joues, afin de lui donner un air encore plus horrifique. Cependant, ces atteintes étaient la marque de la jeunesse qui indirectement et involontairement permettait à ce monument de réaliser son but initial : celui de représenter cette jeunesse. Quoi de mieux que de laisser la jeunesse s’exprimer pour la représenter ? Bien sûr, ce n’était pas dans ce but que l’installation avait été prévue, comme le prouvaient les multiples rénovations entreprises pour supprimer ces « dégradations », toutefois, en l’envisageant de cette façon, la question peut être posée. Néanmoins, le fait qu’elle soit reconnue au patrimoine atteste de son statut d’œuvre d’art. Ce paradoxe interroge donc sur l’art : dans quelle mesure une œuvre peut-elle être considérée comme artistique si le public auquel elle est destinée ne la reconnaît pas ainsi ?

Sans compter que des modifications majeures atteignant directement son aspect ont eu lieu, n’aidant pas à établir sa légitimité. Par ailleurs, pour une personne qui la voit pour la première fois, le dégoût est toujours présent. En témoigne l’impression de deux de mes amis parisiens qui la qualifiaient même de « poupée maléfique ». Il semble que cette impression fasse partie de son essence, de sorte que même sous une autre forme elle inspire les mêmes réactions. Cette expression me rappela le surnom que nous lui donnions à la maison : « Chucky la poupée ». Bien que je n’aie jamais vu ce film, je connais l’histoire de cette poupée en apparence innocente, mais qui finalement se trouve être une redoutable tueuse.

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Les derniers travaux visant à empêcher les actes des collégiens, furent l’installation d’arbustes bloquant son accès aux collégiens. Par conséquent, depuis maintenant presque deux ans il n’y a plus de graffitis. Le rôle des arbustes entourés d’une barrière de fils barbelés semble un moyen efficace pour dissuader les plus téméraires de dégrader ce monument, bien qu’elle suscite autant de désagrément chez de nombreuses personnes qui la trouvent laide et souhaitent la voir disparaître. Pour ma part je me suis habituée à sa vue, et cette dernière est maintenant un sujet d’amusement comportant des souvenirs d’adolescence. En effet, bien que je n’aie nullement su apprécier et admirer cette statue, le fait de la côtoyer tous les jours et d’aller voir d’autres œuvres d’art, m’a permis de les comparer et de me questionner sur l’art. Par ailleurs, les cours d’art donnés au sein de mon collège m’ont aussi permis de comprendre que chacun a une vision personnelle de l’art. De plus, même si je ne fus pas sensible à cette installation au premier abord, le fait qu’elle provoque en moi une impression de peur reste tout de même une marque si ce n’est d’admiration, au moins d’intérêt qui par la suite s’est transformé en une sorte d’attachement non pas tant pour la beauté qu’elle comporte, mais pour les souvenirs qui s’y rattachent. En effet, contrairement aux œuvres dont j’ignore l’existence, je connais celle-ci et ne puis ignorer sa présence ; par conséquent, bien que je n’aie point choisi son installation, mon œil s’étant accoutumé à la voir dans le paysage s’habituerait désormais difficilement à son absence si elle venait à disparaître. Ainsi, paradoxalement, la retirer de cette place reviendrait à dégrader le paysage qu’elle constitue avec son environnement.

Mieux vaut donc qu’elle continue à subir des graffitis et des rénovations, plutôt qu’elle ne disparaisse. Comme un enfant qu’on adopte sans le choisir, j’ai fini par adopter cette statue comme élément intégrant mon environnement. Car en fin de compte, lorsqu’une œuvre est constamment sous nos yeux, une sorte d’attachement se crée. Nous avons aussi cette sensation d’évoluer en même temps qu’un objet qui subit des modifications, comme tout le monde, nous rappelant que la nature vit et évolue. Ainsi, cette évolution en parallèle crée un lien entre un individu et une œuvre. Il se crée plus exactement une sorte d’histoire commune grâce au lieu commun dans lequel ces éléments vivent et s’exposent aux divers événements du temps. Il est alors légitime de se demander si l’art atteint le public pour son esthétisme, ou pour ce qu’il partage de commun avec lui.


Ressources


https://www.marielauregriffe.com/

DERIVERY François, « Art contemporain ? Une formule artistique en question », Ligeia, 2021/1 (N° 185-188), p. 66-69. Mis en ligne le 15/03/2021, consulté le 24/11/2021. URL: https://www-cairn-info.ezproxy.univ-paris3.fr/revue-ligeia-2021-1-page-66.htm

SCHLANGER Judith, Présences des œuvres perdues, Herman, 2010, 242p.

GAUQUELIN Anne, L’art contemporain. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2011, mis en ligne le 22/01/2012consulté le 24/11/2021. URL: https://www-cairn-info.ezproxy.univ-paris3.fr/l-art-contemporain--9782130591689.htm

SOURGUINS Christine, « « Art contemporain » : de quoi ces mots sont-ils le nom ? », Ligeia, 2021/1 (N° 185-188), p. 171-193. Mis en ligne le 15/03/2021, consulté le 24/11/2021. URL :https://www-cairn-info.ezproxy.univ-paris3.fr/revue-ligeia-2021-1-page-171.htm

Image de Lagny-sur-Marne :
https://www.marneetgondoire-tourisme.fr/fr/decouvrir/les-incontournables/flaner-a-lagny-sur-marne/


mise à jour le 10 février 2022


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