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GIRODET / La caresse de la lune (Benoit FUCILE)

Notice


girodet
Anne-Louis Girodet de Roussy Trioson, Endymion, Effet de lune, dit aussi le sommeil d’Endymion, 1791. Paris, Musée du Louvre
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À l’aube d’une Révolution dont le soleil ne darde pas encore ses rayons les plus sanglants, la lune est encore visible, là, sous les traits de sa déesse Séléné, entre les quelques nuages noircis par l’incertitude naissante. Sous cette pâle lumière nocturne qui voit celle du matin l’assaillir, un peintre entre dans sa vingt-troisième année. Le fruit de son art n’est pas encore mûr : Anne-Louis Girodet de Roussy Trioson, né à Montargis en 1767, s’en va là où tous les chemins mènent les hommes : Rome. D’abord sensibilisé aux arts littéraires et picturaux à Paris, l’élève de Jacques Louis David (1748 - 1825) suit l’instruction néo-classique à partir de 1783, avant d’entamer son voyage en Italie, à la fin de la décennie. Se succèdent sur sa route Turin, Milan, Bologne, puis Florence. Autant de villes qui supposent une richesse picturale à laquelle s’expose le jeune Girodet, voyageant sans doute en quête d’un autre idéal pictural, qu’il ne parvient pourtant pas à saisir. C’est définitivement la Ville Eternelle qui accueillera l’artiste en mai 1790, durant cinq ans. Anne-Louis Girodet peint le sommeil d’Endymion à la demande de l’Académie de France. Le sommeil d’Endymion provoque finalement l’éveil d’un peintre au monde, l’affirmation d’un artiste dont l’œuvre bien que naissante effleure déjà la peau d’un romantisme de moins en moins distant. Reconnu et apprécié à Rome, puis en France, il s’agit pour Girodet de s’émanciper, de s’extraire de l’ombre oppressante et planante de son maître Jacques-Louis David, en préférant à l’envahissante lumière solaire une lumière plus discrète, plus rare, et plus intime : la lumière lunaire et romantique. Lumière qu’il décidera de projeter sur Endymion, un jeune berger endormi à la demande de Séléné, déesse grecque de la lune, tombée éperdument amoureuse de lui. Symbole d’un désir amoureux total et dévoué, le sommeil d’Endymion cristallise la convoitise romantique, en ce sens que l’être aimé est désormais doté d’une préciosité telle qu’il se doit d’être “presque” tué pour être conservé intact.


Compte rendu (mai 2022)


L’attirance pour l’œuvre d’art ressemble parfois à celle qu’on éprouve dans un “coup de foudre” amoureux, en ce sens qu’une sensation, dans son surgissement le plus instinctif, semble s’imposer d’elle-même, omettant toute opposition. Telles des hordes de barbares fondant sur la citadelle assiégée, des sensations jusqu’alors inconnues envahissent en flot l’individu. C’est dans cet instant de passivité physique, qui est pourtant un instant d’ébullition psychique, que l’être connaît ses bouleversements les plus notables, les plus incisifs.

Inutile de situer temporellement ma rencontre avec l’œuvre de Girodet : seul compte le fait qu’elle fut fortuite, inattendue, et qu’au détour de l’une des nombreuses salles du Louvre, je la rencontrai. La peinture vient étrangement à votre rencontre, ne se laissant regarder qu'au travers du magnétisme qu'elle provoque. Cette noirceur accueillante, cette obscurité chuchotante qui murmure à votre oreille quelques mots, tandis qu’autour de vous se meuvent les touristes et autres amateurs d’art, jouit de sa propre rareté. L’on constate alors, à l’ombre de l’épais feuillage, l’individu ensommeillé, comme s’attachent à le décrire Diane et Vénus dans la fable latine de Lucien de Samosate : « Pour moi, Vénus, je le trouve charmant, surtout lorsque, s’étant fait un lit de sa tunique étendue sur une pierre, il repose, tenant de la main gauche des traits près de lui échapper, tandis que la droite, recourbée sur sa tête, encadre avec grâce son joli visage. Quand il est ainsi plongé dans le sommeil, sa bouche exhale une haleine d’ambroisie; c’est alors que je descends à petit bruit, marchant sur la pointe du pied, de peur de l’éveiller en sursaut et de l’effrayer. Tu connais ces sortes d’instants. Qu’ai-je besoin de te dire le reste, sinon que je meurs d’amour ? »¹. Nous voici donc face à Endymion, jeune berger cristallisant la plus pure beauté des Hommes, à la fois convoité, contemplé et protégé, finalement plongé dans le sommeil par Zeus, à la demande de celle qui l’irradie de son amour possessif et vaporeux, Séléné, déesse de la pleine lune.

Sans doute n’ai-je pas encore pleinement apprivoisé le sentiment que j’éprouvai durant ma première rencontre avec le tableau. L’individu s’offrant à la convoitise féminine, imposant au regard de celle-ci une seule affirmation : la suffisance juvénile d’Endymion, endormie et cernée d’obscurité reflète, lorsqu’elle est irradiée par la lune, une plus pâle et vaporeuse lumière, proche de celle que l’on observe l’été, à l’aube, fumante des champs rassis longés par un cours d’eau. Que voir au travers de la brume émanant du jeune berger endormi, qu’y a-t-il au-delà de l’amour inconsidéré d’une déesse, au-delà de ce rayon lumineux qui plutôt que d’encenser la vitalité, met en lumière la mortalité de celui qu’il atteint ?

J’avancerais dans ce cas que l’intérêt est de découvrir ce qui, à la vue de cette peinture, nous submerge, ou nous accable. Dépoussiérer ce qui, sans pudeur, est révélé de la convoitise amoureuse et de l’égoïsme à l’égard de l’être aimé : comprendre ce qui transparait lorsque l’on désire plus que de raison, ce qui pousse à presque “tuer” lorsque la peur de la perte se fait constante, permanente. Déceler finalement ce qui éveille ce désir morbide, lorsque l’on rencontre le sommeil d’Endymion.

Le jeune berger endormi dans l’obscurité ignore tout du vent qui se précipite en haut des cimes : Zéphyr, en plus de personnifier le vent d’ouest, facilite la mise en lumière d’Endymion. Au-delà de son angélique silhouette, de ce sourire presque provocateur, son rôle allégorique semble parfaitement s’inscrire dans la continuité de l’œuvre : permettre aux rayons lunaires de Séléné d’atteindre l’être aimé en soulevant les branchages, influant finalement sur l’environnement même du tableau, pliant ce dernier au souhait d’une divinité. L’entrevue entre l’être aimé et l’être aimant est donc permise. L’acte même de Zéphyr, celui de permettre à cette lumière et ses rayons les plus aimants de parvenir jusqu’au cœur du tableau, impose au spectateur de considérer la scène non pas comme une simple représentation d’une fable, mais plutôt comme le cheminement d’un amour impossible, projeté par-delà la nuit, s’étendant des cieux jusqu’aux forêts les plus reculées.

La lumière s’écrase alors sur le torse d’Endymion. Si l’œil accepte de céder aux images les plus diffuses, il percevra les deux mains lumineuses de Séléné impatiemment plaquées sur le diaphragme et sur les côtes de son amant, remontant jusqu’à l’aisselle, puis l’épaule. Comme le toucher d’une déesse peut faire s’embraser un corps, les vapeurs du désir, qui descendent jusqu’aux hanches de l’endormi, sont à l’image de celles visibles dans certains espaces désertiques : le témoignage d’une réaction chimique ou physique entre deux corps, pourtant aux prises avec le néant.

Que fait l’individu de sa bestialité, de sa sauvagerie, quand celui-ci s’endort sous des yeux aussi attentifs que ceux de Séléné ? Sans doute ôte-t-il ses parures les plus clinquantes, avant d’ordonner à ses fidèles compagnons qu’il est temps, pour eux aussi, de trouver le sommeil. Couché sur sa tunique pourpre et sur le pelage d’un fauve, face au chien endormi, le berger repose loin de toute animalité, totalement dévoué à celle qui tente de l’atteindre. Cette dévotion inconsciente, comme vidée de toute masculinité, le pousse à s’offrir à la lumière, nu de toute tunique, le visage encerclé par son bras comme pour mieux rehausser son visage, qui est la beauté même. Un clair-obscur qui, finalement, fait naître des émotions très contrastée : les angoisses ancestrales provoquées par la nuit et les images de forêts lugubres s’estompent dès lors que le regard se pose sur ce visage apaisé et rassurant ; un corps nu, comme offert, qui ne craint nullement un quelconque châtiment.

Le seul rayon dont la trajectoire opaque est offerte à l’œil relie la bouche à ce que l’on peut supposer être l’astre lunaire. Séléné expose ainsi l’objet de son désir le plus précieux, les yeux rivés sur la bouche de son amant, fixant ses lèvres et leur inanité : déceler « l’ambroisie », cette nourriture d’immortalité, source de jouissance et de plaisir pour Séléné. Le rayon de lumière traduit cet immense désir qu’ont les cieux à regarder les Hommes. Peut-être cet intérêt vient-il de notre mortalité, ô combien redouté par mes semblables, ô combien désiré par les dieux ?

La volonté de Girodet, au crépuscule de sa formation avec Jacques Louis David, n’est plus d’épouser, de reproduire, ou d’imiter l’art de son maître. De la solitude du voyage naît indéniablement l’indépendance du corps, mais surtout celle de l’esprit. Girodet entendait pleinement se muer en artiste, par-delà les Alpes, sur les routes italiennes. Endymion est ce Girodet errant, se reposant à l’abri d’une forêt, n’ayant pour lampe de chevet que la lumière de la lune, réalisant finalement que la convoitise amoureuse ne peut trouver son plein accomplissement seulement par la mort de l’être aimé. Si l’un, pourtant condamné au sommeil éternel, parait pouvoir s’en libérer chaque fois que l’on tourne le dos à la toile, l’autre a su s’éveiller pendant l’orage de son siècle, pour en saisir ce qui deviendra plus tard, cette amère et douce lumière romantique.


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¹ Lucien de Samosate, Dialogue des Dieux, traduit par Eugène Talbot, 1857 ; en ligne : https://mediterranees.net/mythes/lucien/dialogues_dieux/lucien11.html


mise à jour le 3 mai 2022


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