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GHÉRASIM LUCA / Le livre dans l’écran (Bastien FERY)

Notice


luca
Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir, 1988. Film télévisé réalisé par Raoul Sangla, coproduction La sept/FR3 Océanique, 56 mm (DVD, José Corti, co-edité avec les éditions Héros-Limite, 2008)
Source
(agencement de deux captures d’écran à partir du film Comment s’en sortir sans sortir, respectivement à 0:25 et 0:32)
 

Ghérasim Luca (1913–1994), poète apatride (politique et poétique), évolua entre l’esseulement artistique d’un Bucarest sous le giron de la censure dans les années 1940 et Paris, à partir des années 1950, dont la scène poétique florissait pendant et au sortir de la grande vague surréaliste. Il trouva une résonance vive en son temps : loin d’être un majeur, il obtint toutefois la reconnaissance de ses pairs en proposant sa voix et ses mots lors de nombreux festivals et récitations publiques, où ses performances, précises, sobres et prenantes, ne laissaient jamais indifférent – en témoigne le torrent d’applaudissements recueilli au Polyphonix du MoMa de New York en octobre 1984.

Raoul Sangla (1930–2021), « prodigieux inventeur d’écriture filmique »¹, n’en est pas à son coup d’essai dans la réalisation du genre des films de lectures. Il est une des figures majeures du panorama télévisuel français depuis les années 1960, ayant notamment été aux commandes de la fameuse émission de Denise Glaser. Comment s’en sortir sans sortir est un des stigmates de son tournant artistique des années 1980, à partir duquel la littérature prend de plus en plus de place dans ses productions ; et cette œuvre est un juste témoin de sa vision novatrice et engagée de l’audiovisuel et du petit écran.

Par cette alliance subtile du poète et du réalisateur, Ghérasim Luca peut fixer sur pellicule une lecture de cinquante–cinq minutes, compilant sept poèmes issus de trois recueils différents, pour mieux projeter, de toute sa force vocale, ses mots sur les parois blanchâtres d’un studio dépouillé. Sangla trouve quant à lui chez ce poète une voix pour exprimer ce qu’il y a de plus littéraire dans son art de la composition cinématographique.


Compte rendu (janvier 2023)


Rarement aura-t-on vu si grand orateur – et bègue ! (du moins le fait–il bien croire²)
Preuve en est : cinquante–cinq minutes – un film – et pourtant un homme, un seul, pas de paysage où laisser se perdre le regard, tout est blanc – du montage ? – très peu, juste de quoi assurer une respiration entre chaque texte – on s’y ennuie alors ? – sûrement pas, bouche bée devant ce spectacle (de bouche), on regarde se faire et se défaire des mondes dans la diction absolument précise d’un homme, un seul. Pas besoin pour Sangla d’en faire trop – il l’a bien compris –, à quoi bon illustrer un texte quand, en amont, les mots ont déjà fait le travail par leur force d’évocation ? Quand ils ont déjà suscité, en deux phrases, tout ce qu’on pouvait donner aux yeux. Mais qu’est ce qui justifie alors qu’on filme ce bonhomme et qu’on ne le laisse pas à son texte si celui-ci se suffit visuellement à lui–même ? Voilà tout l’enjeu.

Noir – Luca, ses chaussures, sa chemise – sur blanc – le studio vide, l’espace dépouillé, le livre toujours dans ses mains. De quoi laisser de la place, toute la place qu’il faut. Que l’œil cerne bien le centre névralgique (et nerveux, ses mains tremblent) de ces micro–incantations : Ghérasim Luca, lui–même, doublement auteur du spectacle en cours – écrivain et proférateur. Raoul Sangla rend compte de ce phénomène en reporter : en duplex pour La sept, il filme sans fioritures, sans excès, l’épicentre de ce séisme phonétique, le cratère d’où l’éruption verbale prit forme en ce jour de 1988. Ce qui est donné à voir, c’est ce face à face. Deux artistes qui se confrontent et s’appréhendent mutuellement. S’approcher – pas trop, de quoi voir une lèvre frémir – plan plus large – sans perdre le sens du détail, une page qui se tourne, un regard vers la caméra, un mouvement du bras.

Tout cela nous donne l’impression prenante que l’orateur se mêle au signe qu’il lit. En atteste la lecture du Carnet de doute de Sangla³. Tout entier, Luca n’est qu’une marque noire qui se débat, lentement, et macule le fond blanc de sa seule présence corporelle et vocale (matérielle et vibratoire). « Une lettre / c’est l’être lui–même »⁴, scande ainsi Luca pendant sa lecture du poème « Le Verbe », comme pour sceller l’affaire, si on ne l’avait pas bien compris. C’est Sangla qui opère la transmutation, dans ses yeux, par le maniement du viseur : il confond, nous invite à confondre, le poète et son produit, le signe scriptural, ou, peut–être – inversion des sources –, confondre l’inscription langagière, la lettre, et le poète qu’elle produit, qu’elle adoube⁵. L’image que Sangla filme est en elle–même inscription linguistique et réflexion métatextuelle – le regard de Sangla force la mise en question, il comprend et nous comprendrons.

Un film, et pourtant ! La blancheur du cadre vient éteindre toute notion de profondeur, un sujet seul au centre de ce studio à nu – de cette toile, de cette page –, rien ne semble se passer – le mouvement déclamatoire se suffit –, pas d’intrigue – quoique, à chaque syllabe prononcée l’attente irascible, affamée, de la prochaine –, des péripéties ? – chaque phrase une joute de plus –, et la chute ? – la résonance infinie d’une parole qui ne cesse de se déplier même une fois l’orateur parti, les talons tournés, qui se frotte la tête – hagard ? – et sort tranquillement du champ avant que les crédits et remerciements ne le rattrapent. Ainsi Sangla comprend et s’adapte mieux que quiconque au texte de Luca. La chambre d’enregistrement, le studio capitonné, redoublant la même mise en scène à chaque texte, répétant ses procédés contre toute logique de divertissement, refusant la variation par pure ascèse, par respect du fonctionnement du texte de Luca, vient effectivement faire de son film un partenaire parfait pour le texte. Il se fait l'exact mime de phrases qui se regardent entre elles et font l’expérience de l’étrangeté de leur reflet imparfait, procédant par changement progressif, lent, au coup par coup.


ma té ma gra
ma grande ma té
ma terrible passion passionnée
je t’ai je terri terrible passio je
je je t’aime
(Ghérasim Luca, « Passionnément » dans Le Chant de la carpe⁶)

Finalement ce qui nous fait face c’est l’écran : ce mode d’être à part. Le rayonnement des tubes cathodiques, les légers reflets d’une dalle LCD – dans la lenteur d’un processus qui nous retient, une voix fait sa place. Reconfiguration de la portée spatiale du poème : allumer sa télévision en 1988 et y voir paraître Ghérasim Luca c’est laisser entrer chez soi ce corps, ces mots, ce livre⁷. C’est œuvrer pour la propagation d’une parole, qui résonne par son fonctionnement interne, et de fait, par la somme des supports par lesquels ses ondes se réverbèrent, encore, encore⁸. Dans la foule d’écrans, la multiplication de la voix, sa propagation – quasi virale –, pour une contamination permanente nécessaire à ce qu’une voix ne s’éteigne pas. Ghérasim Luca demeure dans la voix de Ghérasim Luca, dans l’écho de sa voix. Par cette plurimodalité du texte et ce mélange des genres – texte sur scène, livre à l’écran, voix dans le livre, corps dans la voix, caméra sur le corps – s’écrit ce renouveau d’un poème qui ne peut s’extirper de son carcan d’une « tradition vague et de toute façon illégitime »⁹ qu’en jouant de ce flou entre les lieux d’expressions, pour être et demeurer « comme le funambule suspendu à son ombrelle»… accroché à « [son] propre déséquilibre »¹⁰, en permanente position d’équilibre instable : sur ses deux jambes noires.

Sangla par son infiniment blanc et la sobriété de son exécution ; Luca par sa diction et son «corps–langage»¹¹ : sur la scène résonante de l’écran, ils reconfigurent les perspectives du texte et de la caméra pour s’imposer – dans un effort à (deux) corps perdus – comme ceux qui de nos contemporains auront le mieux saisi l’enjeu d’une parole poétique télévisée.


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¹René Gardies et Marie-Claude Taranger, Télévision : questions de formes, L’Harmattan, 2001.
²Voir l’analyse qu’en fait Dominique Carlat dans Ghérasim Luca l’intempestif, José Corti, Paris, 1998.
³Raoul Sangla, Heures ouvrables et carnet de doute, Paris, L’Harmattan, 2008, p.155.
⁴Ghérasim Luca, « Le Verbe », Le Chant de la carpe, in : Héros-Limite suivi de Le Chant de la Carpe et de Paralipomènes, Poésie/Gallimard, Paris, 2001 / José Corti, Paris, 1986 / Le Soleil Noir, Paris, 1973.
⁵Charlène Clonts, « Ontophonie et pictopoésie dans l'œuvre de Gherasim Luca. : etude de la "variation continue"», thèse de doctorat des Universités de Pau et des pays de l’Adour (dir. Isabelle Chol), 2016, p.312, sur l’assimilation de Luca au signe littéraire, p.313 pour une explicitation du brouillage des entités poète / livre en citant Ghérasim Luca, La Créaction, dans Notes théâtre, GHL ms 181, Fonds Gherasim Luca, Bibliothèque Littéraire Doucet, Paris : « Les mots sont sur la page blanche / Je les porte sur la scène / Je suis porté sur la scène / par les mots eux-mêmes ».
⁶Ghérasim Luca, Le Chant de la carpe, in : Héros-Limite suivi de Le Chant de la Carpe et de Paralipomènes, Poésie/Gallimard, Paris, 2001 / José Corti, Paris, 1986 / Le Soleil Noir, Paris, 1973.
⁷Eliane Beaufils, « Théâtralisations radiophoniques de poèmes », Germanica, 64, 2e trimestre 2019 : la parole poétique radiophonique implique un « écho situationnel », p.190, car la voix s’immisce dans le quotidien de l’auditeur du fait de ce support.
⁸Dominique Carlat parle de « qualité singulière de réverbération » en p.9 de Ghérasim Luca l’intempestif, José Corti, Paris, 1998.
⁹Ghérasim Luca, Je m’oralise, José Corti, Paris, 2018.
¹⁰Ghérasim Luca, L’inventeur de l’amour suivi de La mort morte, José Corti, Paris, 1994.
¹¹Serge Martin, Ghérasim Luca, une voix inflammable, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2018, p.44.
 


mise à jour le 16 avril 2023


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