Accueil >> Vie de campus >> Vie culturelle >> Ateliers & stages

GENTILESCHI / Judith décapitant Holopherne : la revanche d’un corps souillé (Meriem BORSALI)

Notice


gentileschi
Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne, 1612-14, Naples, Musée Capodimonte
Source de l'image


Artemisia Lomi Gentileschi, fille et apprentie d’Orazio Gentileschi, naît en 1593 à Rome et meurt en 1656 à Naples. Elle s’inscrit, de la même manière que son père qui en était un apprenti direct, dans le mouvement du Caravagisme, jouant notamment sur des influences profondément italiennes ainsi que sur le contraste frappant entre l’ombre et la lumière.

Artemisia Gentileschi se fait connaître notamment comme étant une des premières femmes peintres à se démarquer à une époque où ce genre d’activité n’était enseigné qu’aux hommes. A ses débuts, elle reprend un certain nombre des œuvres de son père en y ajoutant un aspect parfois plus réaliste et dramatique. Durant son apprentissage, elle est placée sous la tutelle d’Agostino Tassi pour poursuivre sa formation artistique. Ce dernier la violera en 1611, ce qui conduira Artemisia à porter plainte contre lui. Les procédures judiciaires seront longues et le procès humiliant pour la jeune femme.

Sa pièce maîtresse Judith décapitant Holopherne dépeint une scène de l’Ancien Testament où Judith, une riche et belle veuve, tranche la gorge du général Holopherne ayant assiégé la ville de Béthulie. Cette scène devient l’objet des inspirations de bon nombre de peintres, dont Caravage ou encore le père d’Artemisia, Orazio. C’est de cette violence naturaliste dont s’est inspirée Artemisia pour peindre son tableau.

C’est suite au jugement de son agresseur qu’Artemisia présente sa toile, l’œuvre étant interprétée comme un désir de vengeance de l’artiste suite à ces événements humiliants qu’elle a subis.


Compte rendu (mai 2022)


Et la lame traverse son cou sans qu’aucun son ne puisse traverser ses lèvres, ses râles de douleurs se mêlent à son sang, l’hémoglobine coule et tâche les draps blancs. L’innocence d’un corps souillé est enfin vengée.

Au-dessus des draps dont le blanc se tache, se penchent deux robes de femme comme deux taches de couleur, rouge et bleu.

La couleur rouge attire le regard. Couleur du sang, couleur de la violence, de la colère et du ressentiment, le tissu rouge apparaît de velours, on l’imagine chaud au toucher, aussi épais que l’amertume qui teinte le visage de la servante. La jeune femme maintient fermement le corps en place, affronte, perchée sur lui, la poigne désespérée de l’agresseur agressé. Il saisit son col, tire sur la gorge de son habit, vise cet endroit qu’il avait sali chez sa maîtresse. Mais bien dressée au-dessus de lui, du haut du tableau, elle ne desserre pas son emprise, aidée de l’ombre de la pièce qui amplifie son aura sombre, comme pour renforcer son mouvement. Et dans une parfaite ligne verticale, la couleur du tissu se prolonge dans les filets de liquide sombre glissant hors de la gorge ouverte, continuant le tracé de la lame jusqu’au fond.

La robe bleue sort de l’ombre. Couleur froide dans un ensemble de couleurs chaudes, le tissu semble plus fragile, plus volatile, comme une sorte de tulle ou de dentelle colorée, parsemée de dorures. La qualité de la tenue semble plus coûteuse, ce qui laisse aisément deviner le statut de maîtresse qu’occupe Judith qui, froidement, implacablement, tranche la gorge de l’objet de sa haine. Ce statut du personnage est renforcé par sa position dans le tableau qui, bien que se tenant à côté de la ligne verticale, reste central. Le mouvement de coupure formé par la position de ses deux bras rompt les lignes verticales du rouge. Sa main droite maintient le visage de Holopherne sur le côté, comme pour le repousser tout en le tenant. Ne me regarde pas. Je veux te voir mourir, mais tu ne mérites pas que mon visage soit ton dernier souvenir. Les yeux de sa victime se perdent dans le néant, la mort a déjà envahi ses iris, aussi sombre que la force guidant la lame. Son regard est éteint, sa silhouette désarticulée dans les draps sales et froissés où se perd la consistance de la dague rouillée, la matière se confondant avec son propre sang. Ses yeux à elle, à elles, restent imperturbables, sourcils froncés mais pas enragés. Elles contemplent sa mort.

L’influence de Caravage se fait très présente dans ce tableau, en plus du fait que ce dernier a également peint cette scène. Que ce soit par la violence de la scène ou par le jeu d’ombre et de lumière, Judith décapitant Holopherne apparaît comme une véritable représentation du style naturaliste italien du XVIIe siècle. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que la source de la lumière se trouve en face du personnage de Judith, laquelle se trouve ainsi éclairée comme pour l’assimiler à la justice, à la vérité autant qu’à l’avenir. Cette mise en avant permet de la positionner comme force centrale. Il ne s’agit pas de la dépeindre comme une meurtrière mais comme une victime vengeresse. Il s’agit de mettre en avant les victimes qui, par le passé, ont été éclipsées par l’aspect scandaleux et la curiosité malsaine portée sur leurs situations. Le lit où gît le mort se trouve également mis en lumière, ce qui accentue le contraste avec les taches de sang qui le souillent. L’illumination de ces deux éléments, le lit et Judith, permet de donner une portée symbolique au lit, puisqu’il représente le lieu où la jeune femme s’est fait agresser.

Le personnage éponyme du tableau fait référence à une scène biblique dans laquelle Judith tranche la gorge d’un général ennemi désireux d’invasion. Il n’est pas difficile de faire un rapprochement entre l’image de la colonisation de territoire et l’emprise qu’un agresseur peut avoir sur sa victime durant un viol. De ce fait, les ressemblances entre les personnages du tableau et des personnes réelles sont accentuées, retrouvant alors les traits d’Artemisia en Judith et ceux de son agresseur, Agostino Tassi, en Holopherne.

Marie-Jo Bonnet, historienne de l’art ayant analysé l’œuvre de Gentileschi, affirme que le rôle de Judith dans la toile possède une fonction réparatrice¹. Nous pouvons aller plus loin en positionnant Judith comme la personnification d’une forme de justice, autant par ses particularités physiques – la couleur et la finesse de sa robe – que par ses actes – plus exactement par son calme apparent et son geste décidé, ainsi que par le fait qu’elle se positionne en tant que bourreau dans la scène.

Bonnet pointe également le rôle de la servante qui fait apparaître une forme de sororité entre les deux femmes. Néanmoins, nous pouvons imaginer Artemisia seule. Seule face à ce tribunal inquisiteur, voyeur, moqueur. Seule face à sa réputation bafouée, ces regards curieux, sans gêne. Seule face à cet homme, alors que ses forces l’abandonnent et que le noir se fait complet. Les deux femmes peuvent également être vues comme les représentations d’Artemisia à différentes époques. La servante de rouge, de colère, celle à laquelle s’agrippe l’agresseur, celle qui domine l’ombre et s’efface au contact de la lumière, est l’Artemisia du passé, l’Artemisia agressée, exposée, brisée. La maîtresse de bleu, de justice, de la maturité de l’âge mais à la mémoire vengeresse, représente la détermination d’une femme violée qui retrouve son agresseur. Deux personnages, comme tant d’autres, et une même histoire. Dans cette toile, il n’y a qu’elle. Elle et sa rage. Elle et sa souffrance. Elle et son désir de justice. Les mains se confondent, les gestes se ressemblent, les doigts se rejoignent en un même centre : celui de cette gorge ensanglantée, semblable à son cou étouffé, comme a dû le raconter Artemisia lors de son procès.

——————————
¹ Marie-Jo BONNET, Les femmes dans l’art : qu’est-ce que les femmes ont apporté à l’art ?. Paris, La Martinière, octobre 2004, 252 p.


mise à jour le 30 mai 2022


Â