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FRIANT / L’instant flottant (Paul MOINGS)

Notice


friant
Émile Friant, Les Amoureux, 1888, Nancy, Musée des Beaux-Arts
Source de l’image


Émile Friant (1863-1932) est un peintre français, né dans la Meurthe et mort à Paris, qui a fait ses classes de peintre à Nancy avant d’enseigner le dessin à l’école des Beaux-Arts de Paris. Naturaliste dans l’âme, ses peintures sont extrêmement réalistes, presque photographiques (ce medium étant alors, au tournant du 19eme siècle, en pleine expansion). Cependant il demeure plus graveur que peintre. Le Musée des Beaux-Arts de Nancy expose une petite quinzaine de ses œuvres peintes – soit bien plus que la moitié de sa production. Et sur celles-ci, Nancy et la Lorraine occupent une place toute particulière – on pense à Jeune Nancéienne dans un paysage de neige ou Les canotiers sur la Meurthe. Cf.


Compte rendu (février 2022)


Elle a posé ses bras sur le même rebord
Dans ses yeux la fatigue, la fatigue lascive
Son regard se perd au loin là sur les rives
Et le soleil, friand d’amour, lui jette ses rayons d’or.


Il est accoudé sur un pont de fer noir aux abords d’une forêt, ou d’un petit bois. Cigarette à la main et tête penchée, il la regarde, lui parle : peut-être raconte-t-il ses exploits de la veille. Il n’a pour seule réponse que le bruit du vent dans les feuilles ou le gazouillis des oiseaux, puisque, les yeux dans le vague, sa compagne ne semble ni l’entendre, ni l’écouter. Sous leurs pieds, qui coule doucement, la calme Meurthe. Les rives, un pont en pierre, sans doute en pierres de Savonnières, jouxté d’arbres – des frênes, des aulnes, peut-être même des jeunes chênes. Enfin, au loin, l’œil perçoit quelques bâtiments, signe d’une civilisation présente éloignée, reléguée au décor du fond de cette conversation amoureuse, et qui se fond dans le décor à merveille. Le tout se reflétant sur le cours d’eau qui s’étend. C’est le calme d’un dimanche nancéien qui se dégage de ce tableau, avec toute la tranquillité d’une rivière sans remous.

Il y a dans cette huile sur toile une grande douceur, et plus on la regarde, plus il est difficile de ne pas imaginer une histoire d’amour entre ces deux personnages ; aussi, le titre nous y invite. Sa posture à lui est si vraie, si pure dans sa désinvolture. Que les jeunes fumeurs lèvent la main : qui n’a jamais fumé le coude sur la rambarde d’un pont, se voyant en James Dean dans les reflets bleuâtres, en contrebas ? Son regard à elle est dirigé vers le lointain, hors du cadre. Elle est perdue dans ses pensées, et la lumière du soleil relève la pâleur de ses joues, comme elle les pose doucement sur sa main. Sa robe noire et sa ceinture rouge semblent exister, on les voit à la manière d’une photo passée, vaguement délavée. Or c’est exactement cela que le peintre a su saisir : l’instant d’un moment vide d’action et en même temps sublime de vérité. Il n’est pas utile de représenter des gens qui parlent, des gens qui s’embrassent, des gens qui s’aiment ostensiblement. Eux, là, ne disent rien. Le moment est celui, précisément, entre deux phrases prononcées.

Le premier plan est net, le second plan l’est moins. Ce devait être en 1888 quelque chose de déjà vu, c’est aujourd’hui très fréquent. Dans les photographies, au cinéma, le flou a un rôle de plus en plus déterminé et déterminant. Ici, le flou ce sont les couleurs : rouge, vert, jaune, bleu, violet. C’est un arc-en-ciel tamisé, comme vieilli. Et le souvenir que je garde de ma Lorraine natale me murmure dans un souffle que, là encore, c’est juste. Le temps n’est pas beau, le soleil ne brille pas fort, il distribue négligemment ses rayons : il illumine ici le visage de madame, la main de monsieur, le pont, l’eau de la Meurthe. Le temps n’est pas médiocre non plus, il ne fait pas gris. Mais il y a un filtre à couleur sur l’image, et la lumière n’est pas celle des impressionnistes normands, ni celle du Piémont, ni celle des calanques de Marseille. C’est la lumière de la Lorraine. Émile Friant a peint l’endroit qu’il connaissait, un lieu-dit de Nancy, la passerelle du Pont Cassé.

Le choix de faire disparaître la netteté au fur et à mesure de la distance suggérée par la perspective est un des rouages discrets qui fait surgir l’émotion du tableau. L’artiste était fasciné par la photographie, alors toute jeune à l’échelle des siècles de la peinture ; il est fort envisageable qu’un mimétisme, de medium à medium, ait pu s’appliquer. En premier lieu, la passerelle du Pont Cassé offre à voir des lignes nettes, clairement définies et quasiment jumelles à la réalité visible par le peintre (semblable aux photos des années 1910). Puis, le regard glissant vers l’arrière- plan, les formes s’émancipent de la vérité figurative, les feuilles s’amalgament, les reflets sur l’eau se font doux chaos. On ne peut que deviner les bâtiments au loin. On sent dans cet effort de représentation une double volonté de la part de l’artiste. Celle de faire mieux que la photographie en faisant comme la photographie, mais avec des pinceaux et l’expression d’une technique longue et exigeante. Une deuxième raison apparaît, beaucoup plus intéressante et sensée que la première. Notre regard fuit ainsi que le regard de la jeune femme semble le faire. Elle est perdue dans ses pensées en écoutant sans écouter ce que son compagnon lui susurre à l’oreille. Et l’on devine ce qu’elle voit dans un de ces moments où, entendant sans entendre, les yeux s’évadent et les formes s’amollissent tandis que l’on se contente d’osciller gentiment la tête vers la personne qui nous parle, sans prêter plus d’attention à ce que celle-ci dit. Le flou au loin participe d’un effet de réalisme photographique, et d’une manière de représenter subjectivement la vision d’un des personnages, en l’occurrence, celle de la jeune dame. Ainsi, cela nous recentre sur l’objet de la pensée des amoureux : il pense à elle, et elle pense, sans l’ombre d’un doute, à lui. On l’imagine bien, son regard vague flottant sur le clapotis de la Meurthe, se demandant : « M’embrassera ? M’embrassera pas ? ».

Car je vois de l’amour dans ce tableau, le moment de flottement avant le premier baiser, ce moment où l’on songe à s’abandonner tout en se retenant encore. Certes, l’on pourrait y comprendre aussi la fin d’une relation, la terrible rupture à laquelle les couleurs ternies acquiesceraient tristement. Cependant je ne pense pas que la fin de quelque chose soit représentée ici ; cela me semble aller à l’encontre de l’intention du peintre, de cette douce rigueur avec laquelle il a tenu à représenter sa scène. Pourquoi un lieu qu’il aime, qu’il connaît ? Pourquoi un moment si calme ? C’est l’instant paisible qui compte, l’instant juste avant l’amour. L’action est à l’arrêt, prise dans le temps. Voici le génie de l’artiste : quand un tableau représente une action suspendue, un instant de l’action, une pause, ou un paysage vide, Émile Friand prend l’instant entre les actions, celui où rien n’arrive et tout se prépare, et le donne à voir au spectateur. Ce n’est pas un paysage où une multitude d’actions mineures se déroulent simultanément ; c’est un moment absolument anecdotique de la vie des personnages. S’ils pouvaient parler, et voir cette œuvre, ils nous diraient : « après cela, nous nous sommes embrassés ». Ou : « avant cela, nous nous sommes racontés des choses banales parce que nous avions peur de nous aimer » ; mais jamais ils ne raconteraient cet instant là, ce flottement précis. Le public ne s’était pas trompé sur la valeur de cette représentation, reconnaissant à l’artiste un talent indéniable, un don pour montrer la beauté. Encore maintenant, ce tableau attire tous les regards lorsque l’on passe devant, alors que vraiment, il ne s’y passe pas grand-chose, il ne s’y passe même rien ; et c’est un bonheur de rester debout face à lui, simplement à le contempler, en y laissant flotter ses yeux.


mise à jour le 11 février 2022


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