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Freundlich / L’Homme devant une fontaine d’Otto Freundlich (Magdalena MAJKOWSKA)

Compte rendu (janvier 2021)

 

Otto Freundlich, Homme devant une fontaine, 1911/1942, Musée de Pontoise, Donation Freundlich)

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Un homme devant une fontaine, tout simplement. Il apparaît si bien devant mes yeux quand je repense à cette exposition. Je me rappelle de mon éblouissement lorsque je le découvris. Une sensation évoquée par ces couleurs douces combinées aux teintes sombres du ciel étoilé par des petites taches claires. J’ai remarqué ce tableau probablement parce qu’il me rappelait mon enfance et les illustrations de mon livre préféré. Il se trouvait juste aux portes du monde de Freundlich. Il ouvrait l’exposition. En fait, il en était aussi la clausule. Au-dessous du titre je lisais l’énigmatique « 1911/1942 ».

C’était ma première visite au Musée de Montmartre. Puisque depuis quelques mois j’habitais dans ce quartier, le musée était sur ma liste des endroits à découvrir. J’aime connaître l’histoire des lieux où je me suis installée, de cette manière je me sens appartenir vraiment à l’endroit où j’habite. Au Musée de Montmartre, j’espérais une vaste présentation des ateliers, des cabarets et des artistes de la Butte. A ma surprise, la visite débuta par une exposition monographique, consacrée à un peintre dont j’ignorais l’existence. C’était un artiste Allemand, Otto Freundlich.

Il avait vécu à Montmartre: de mars à juillet 1908, Freundlich avait loué un atelier au Bateau-Lavoir, tout près de Picasso, Braque et Herbin. Paris était son destin, il y était arrivé après des séjours à Berlin, à Munich et à Florence. Paris était le dernier lieu de son voyage de formation artistique l’année de ses trente ans. Il se fit rapidement connaître comme un artiste expérimenté, doué d’une grande sensibilité. Il avait une bonne connaissance de l’histoire de l’art, de la théorie de la musique, de la philosophie et de la littérature, qu’il avait acquise pendant ses années d’études à l’université Frédéric-Guillaume à Berlin, et à l’occasion de ses cours d’histoire de l’art et de théorie musicale pris chez Herwarth Walden, un artiste polyvalent, co-fondateur du magazine Der Sturm. C’est dans ce périodique qu’Apollinaire, en 1913, a désigné Freundlich comme étant l’un des plus intéressants artistes du Bateau-Lavoir. Il développe peu à peu sa propre technique de travail en utilisant dans la peinture «des plans colorés, clairs et purement constructifs, sans éléments naturalistes ou impressionnistes» (Heusinger von Waldegg: p.13). En conséquence, il commence à peindre ses premières œuvres abstraites à partir de 1911, qui figurent aussi parmi les premières dans l’histoire collective de la peinture abstraite.

Depuis 1908, Freundlich bénéficiait donc déjà d’une certaine notoriété. Il voyageait entre la France et l’Allemagne où il exposait son œuvre et promouvait sa philosophie dans des articles publiés dans des magazines artistiques. Il était connu pour ses textes pacifistes et sa critique radicale du régime de l’Empire allemand. En 1914, il commença à travailler sur les vitraux de la cathédrale de Chartres – une expérience qui, pour citer ses mots, «l’a marqué pour toujours». Ce minutieux travail sur les vitraux l’incita à développer sa conception de l’art comme décomposition, dont il fit le principe de base de sa création artistique future.

Au moment de l’éclatement de la guerre, Freundlich réalisa des tableaux et des sculptures contenant des signes et des formes cryptées. Ses compositions de cette période sont surtout marquées par la représentation d’une bouche ou d’un œil «cosmique». Il considérait l’artiste comme un «acteur de l’histoire» dont le rôle était de répondre, de manière dialectique, à la brutalité de la guerre et de donner à son art un caractère spirituel. De cette façon, il annonçait l’avènement de «l’homme nouveau» et de la nouvelle société qui se réaliserait à travers un renouveau spirituel et psychique par l’art. Pour que ce changement soit possible, il fallait réformer la vie sociale: renoncer à l’individualisme bourgeois d’une part, déployer l’enseignement artistique d’autre part. Dans les années 1920, il fortifia son idée de la société ainsi que de l’œuvre idéales, voire «totales» en publiant ses discours sur l’art et la société (An die Novembergruppe en 1911, Was wollt ihr von Picasso? en 1922), en donnant des conférences (notamment lors de l’Internationale Ausstellung Revolutionärer Künstleret à Berlin en 1922), et en créant quantité de nouvelles compositions (l’Œil cosmique en 1921-1922, le Corps sphérique en 1925). Celles-ci se caractérisent par une homogénéité et une cohérence intrinsèques dans lesquelles, comme dans une société utopique, aucun élément n’en domine un autre, ni la couleur sur la figure, ni la figure sur la couleur.

Après la première guerre mondiale, Otto Freundlich devint de plus en plus connu sur le plan international. Mais ce temps d’acclamation ne dura pas longtemps. Il avait définitivement quitté la République de Weimar pour s’installer à Paris. Jusqu’en 1937, malgré les répressions nazies, il était resté très actif, en s’associant aux groupes Cercle et Carré et Abstraction-Création, et en devenant membre de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires, tout en continuant à développer son œuvre abstraite. Son attitude révolutionnaire et ses origines familiales ne lui ont toutefois pas permis de traverser indemne la période de la Seconde Guerre mondiale. En effet, Freundlich était né en 1878 à Stolp on Pommern (aujourd’hui Słupsk, en territoire polonais) dans une famille d’origine juive. Pour ces raisons, dès 1937, plusieurs de ses œuvres se trouvant dans des musées allemands avaient été confisquées, tandis que d’autres furent intégrées à l’exposition stigmatisante Entartete KunstL’Art dégénéré»). C’est au courant de cette année 1937 que l’Homme devant une fontaine, cette œuvre de son premier essor artistique à l’époque parisienne, fut détruite par le régime nazi.

Quand j’ai appris que l’artiste avait été persécuté par les nazis, qu’il avait été interné plusieurs fois et finalement assassiné à Auschwitz, la dimension de ce petit tableau pastel a complètement changé pour moi. L’Homme devant une fontaine est devenu le témoignage du martyr qu’a été Freundlich et de la brutalité du temps qu’il a subie. J’ai bien compris pourquoi l’artiste l’avait refaite en 1942. La forme s’inscrit parfaitement dans sa conception de l’œuvre «démocratique». Même si les couleurs ne sont pas chromatiques, des flocons noirs et blancs sont parsemés sur des couleurs pastels, sans que les teintes opposées ne produisent toutefois de tension intrinsèque. Au premier regard, la composition forme un tout harmonieux. Seulement quand on regarde le tableau de plus près, on peut repérer différents éléments caractériels qui s’en détachent – ce qui est exactement conforme à la pensée artistique et sociale de Freundlich, selon laquelle l’équivalence et l’indépendance des éléments doivent composer un tout idéal, sans hiérarchie.

J’aime les couleurs de Freundlich. Ce sont elles qui m’ont le plus attirée vers cette peinture. Elles semblent flotter et n’entrent pas en opposition les unes avec les autres, ce qui prouve que déjà en 1911 le peintre avait atteint sa pleine maturité. Différente est pourtant la présence du sujet: c’est une création figurative et expressionniste, dans laquelle on identifie parfaitement l’homme habillé en orange, une fontaine, des plantes vertes. Lorsqu’on examine ainsi de plus près la silhouette et les autres détails de la composition, le tableau produit une toute autre impression. Il devient triste. La tête baissée de l’homme, les couleurs foncées de l’arrière-plan donnent à la peinture une dimension pessimiste. Quelle n’a donc pas été ma surprise quand j’ai lu dans le catalogue d’exposition de musée de Słupsk la traduction polonaise du titre: La mort du jeune homme (Śmierć młodzieńca). Je ne sais pas d’où elle vient; d’après mes recherches, le titre originel était bien Homme devant une fontaine en français. Mais même si elle est latente, la présence de la mort dans cette image est évidente.

En effet, le tableau forme un champ de forces où la mort s’oppose à la vie. Cette idée se profile bien sûr clairement quand on connaît l’histoire de ce tableau et de son auteur; elle devient encore plus claire quand on reconnaît dans la représentation de la fontaine un symbole de la vie et de l’immortalité: c’est peut-être une fontaine de jouvence qui est représentée dans la partie sombre du tableau, celle où se profile la mort.

Aussi la double datation de l’œuvre n’indique-t-elle pas seulement une chronologie dans le travail de ce peintre éblouissant. En fonction du regard d’ensemble ou de détail qu’on pose sur cette peinture, on perçoit en somme l’opposition entre les deux intentions du peintre que le tableau parvient à concilier pourtant harmonieusement: son idéal humaniste, et la férocité du temps où il a vécu.


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mise à jour le 5 février 2021


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