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FAZLALIZADEH / Les femmes à la rue (Inès LIKOUND)

Notice


Née à Oklahoma en 1985, Tatyana Fazlalizadeh est une artiste afro-américaine qui se fait remarquer dans le street art. Elle a en effet lancé en 2012 son projet le plus connu : Stop Telling Women to Smile (« Cessez de demander aux femmes de sourire »). En se basant sur des entretiens avec des femmes maltraitées, harcelées ou violées dans la rue, elle s’inspire de leur vécu pour réaliser leurs portraits, qu’elle placarde sur les murs de Brooklyn comme des affiches. En dessous, elle ajoute des légendes en écho à l’histoire du visage concerné. Ainsi, les portraits mettent en lumière le harcèlement de rue pour dénoncer la société patriarcale dans laquelle on vit encore. Ses affiches en papier, collées à l’aide d’un liquide adhésif à base de blé sont conçues comme des œuvres éphémères. Traitant de sujets à nature controversée, elles sont souvent vandalisées. Il est difficile de trouver les dates ou les endroits des affichages, ce qui participe à l’aspect intemporel de l’œuvre. Celle-ci reflète ainsi le caractère du harcèlement de rue omniprésent et perpétuel.


Compte rendu (janvier 2023)


Imaginez-vous dehors. Vous allez retrouver des amis, vous allez au travail, vous rentrez à la maison. Vous êtes dans la rue et la voyez. Une femme placardée au mur et une phrase en noir sur blanc sous son visage : « Cessez de demander aux femmes de sourire ». Vous vous attardez un instant, puis continuez de marcher. Vous en rencontrez une autre. Puis une autre. Encore une. Elles envahissent les murs, s’accaparent les rues. « Harceler les femmes ne fait pas de toi un homme ». « Ma valeur ne se réduit pas à mon corps ». « Je ne suis pas là pour toi ». Vous poursuivez votre chemin, arrivez à votre destination, mais les images vous ont accompagnées et ne vous quittent plus.

Il y a toujours un moment dans la vie d’une femme où elle se rend compte de sa position vulnérable dans la société. Pour nombre d’entre elles, ce moment a lieu dans la rue.

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Fazlalizadeh a « l’art » de nous mettre face à la situation, sans aucune échappatoire. En cela, elle nous pousse à vivre l’expérience féminine. Le harcèlement de rue, enfant du patriarcat et de la culture du viol, est encore trop dangereusement banalisé dans notre société. L’action Stop Telling Women To Smile nous y rappelle, en tournant le lieu même de l’oppression en lieu de dénonciation. Les femmes victimes deviennent justicières et retournent sur le lieu de leur traumatisme pour en faire celui de leur lutte. Elles rendent ainsi, à leur tour, la société aussi inconfortable qu’elle l’est pour elles au quotidien. On dit que les actes marquent plus que les mots, mais ici, Fazlalizadeh allie les deux pour se faire entendre. Derrière ces déclarations, se dresse en effet le refus d’être mise de côté. En jetant la lumière sur un sujet essentiel, elle redonne aux femmes la voix qui leur est retirée.

Tous les choix esthétiques sont réfléchis. Le regard des modèles est franc, direct, perçant. Même si le visage est légèrement de profil, l’œil ne fuit jamais. Il nous captive, nous défie. Le trait du crayon semble évasif à première vue, pourtant, il se précise au niveau du visage. La maîtrise du crayonnage met en lumière des zones plus sombres que d’autres, à partir du cou. Le trait est appuyé, gris voire presque noir au niveau des yeux. Il semble que l’artiste laisse à ses modèles une certaine intimité. Elles sont visibles, oui, mais elles gardent une part cachée. Cela peut être intriguant ou frustrant pour le public, qui ne parvient pas à déchiffrer tous les traits, mais c’est une sécurité pour la femme représentée. Celle-ci ne sourit jamais et reste stoïque face à la société qui lui en demande tant. Quand une femme s’exprime sur son expérience du harcèlement, c’est elle qui est remise en cause. On pointe du doigt la manière dont elle s’habille, dont elle se déplace. Dans ses travaux, l’artiste habille ses modèles de manière sobre, sans artifice. Le corps est mis de côté, négligé afin de redonner au regard sa place primordiale. Car la valeur des modèles ne se réduit pas à leur corps, c’est vrai. Elle se trouve dans leurs yeux, dans leur personne.

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Le blanc du papier tranche avec la saleté des murs, la saleté de la rue à laquelle les femmes font face tous les jours et à laquelle elles sont si souvent réduites. Mais le blanc tranche aussi surtout avec la peau des modèles. À la fois femme et noire, le modèle de Fazlalizadeh se situe au carrefour de ce qu’on appelle l’intersectionnalité. Hypersexualisée, négligée et persécutée, la femme noire apprend très tôt que son naturel est méprisé, de ses cheveux à la carnation plus ou moins foncée de sa peau. Mais ici, placardée et consacrée sur ces affiches, elle se place là où l’on ne peut l’ignorer, fière et libre. Si l’on se concentre quelques minutes sur l’affiche en elle-même, on se rend compte que certaines sont découpées autour de la silhouette féminine. Ce procédé fait du mur le fond du dessin. Blancs, marrons ou en brique, la confrontation de leur texture et de leur couleur avec le travail de Fazlalizadeh empêche de passer à côté de ses affiches sans les remarquer. Témoins silencieux du harcèlement de rue, les murs tentent de remédier au problème en dirigeant notre regard sur le travail de l’artiste. Ils sont à la fois le fond du problème, aussi inséparables de la rue que des corps placardés sur elle, et leur fond de dénonciation même. Les coupures arrondies, contrairement aux affiches rectangulaires traditionnelles, viennent apporter une certaine douceur au regard en face de nous, le rendant plus frappant. Mais la lutte continue, surtout dans le rectangle autour de la légende juste en bas.

Le street art est l’art de la rue, au sens littéral. Celui qui sort l’œuvre des quatre murs fermés des musées et la place au vu et su de tous. Pas besoin d’abonnement ou de ticket, l’art de la rue est libre d’accès. Ce refus de l’élitisme fait de lui un art remis en cause, méprisé : un non-art. Mais là où les musées tiennent leur public à une distance de sécurité, l’art de la rue s’invite dans l’espace public, pousse le marcheur à réagir. Stop Telling Women To Smile vient se poser sur des murs déjà taggués ou marqués, vestiges d’autres luttes et revendications. L’expression plurielle en plein air nous pousse à réfléchir à l’importance de la rue dans l’expression artistique et pose la question de sa fragilité. La rue appartient à tout le monde, et donc les messages s’y multiplient, se répondent et se confrontent. En concevant son œuvre comme éphémère, Fazlalizadeh s’inscrit dans la tradition de l’expression de rue, où rien ne perdure, et semble en même temps tester son public.

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Si les affiches se décollent, sont recouvertes de graffitis ou vandalisées, est-ce qu’il se sent toujours aussi concerné ? Mais surtout, l’initiative de l’artiste prend la forme d’un acte collectif, depuis 2015, qui lui confère une dimension universelle. La street artist crée en effet autour de son projet un événement annuel où, un soir chaque année, des femmes aux quatre coins du monde impriment les affiches et les collent, à la manière de l’artiste, dans les rues de leurs villes. Le geste artistique devient une action simultanée en Allemagne, au Canada, au Mexique et en France, accentuant la puissance d’une communauté qui ne parle que d’une seule voix. Tant que le sexisme persistera, l’œuvre de Fazlalizadeh ne sera jamais finie. Comme elle le dit elle-même : « C’est une chose dont je ne pourrais jamais me défaire, donc elle aura toujours une place dans mon travail ».

Art de la rue et art de la vie. En attendant, je continue de marcher. Et à vous qui marchez aussi, sachez que sur votre chemin vers les musées se trouve déjà l’art que vous cherchez. Il suffit de lever la tête, et de regarder les murs.




mise à jour le 2 février 2023


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