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DUCHAMP / La Joconde à la moustache : de la moquerie à l'œuvre d'art (Sara PIERUCCI)

Notice


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Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q., 1930, 61.5 x 49.5 cm (impression : 48 x 33 cm), mini graphite sur héliogravure. Paris, collection privée.
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Marcel Duchamp (1887, Blainville-Crevon – 1968, Neuilly-sur-Seine) est un peintre et plasticien français, naturalisé américain en 1955. Proche du mouvement Dada puis des surréalistes, Marcel Duchamp n’a cessé de penser l’art et de le révolutionner par ses propos et ses actes. Il est surtout connu pour avoir inventé le principe du ready made qui est, selon André Breton, un « objet usuel manufacturé promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste ». Sa Roue de bicyclette (1913) sera la première à recevoir cette appellation. Cependant, l’exemple le plus célèbre et le plus choquant à l’époque a été la Fontaine (1917), un urinoir renversé sur lequel il a apposé la signature « R. Mutt ».
Notamment grâce à son invention des ready-mades, le travail et l’attitude artistique de Marcel Duchamp continuent d’exercer une influence majeure sur les différents courants de l’art contemporain, dont il est considéré comme l’un des pionniers.

L.H.O.O.Q (1919/1965) est sans doute l’œuvre de la période dadaïste parisienne de Duchamp la plus connue. À l’aide d’un crayon, Duchamp altère une reproduction en couleurs de la Joconde de Léonard de Vinci sur laquelle l’artiste ajoute une fine moustache et un bouc, et lui appose l’inscription en apparence anodine, L.H.O.O.Q. Duchamp reprendra tout au long de sa vie le sujet de la Joconde dans sept versions différentes de L.H.O.O.Q. réalisées entre 1919 et 1965, avec notamment une édition de 38 exemplaires produite en 1964 pour l’éditeur Arturo Schwarz.
Dans ce commentaire, il est fait référence à la version réalisée en 1930, actuellement propriété du Parti communiste français qui l’a placée en dépôt temporaire au musée national d’Art moderne du Centre Pompidou.


Compte rendu (janvier 2023)


Art. Peut-on parler d’art ?

Décembre 2014. Noël approche.
En errant dans la salle d’exposition du Centre Pompidou, Sara s’ennuie.
Elle a 15 ans mais se sent encore comme une enfant dans cette enfilade de salles barbouillées d’œuvres inconnues. La visite d’un musée n’est pas une expérience enrichissante pour elle, et certainement pas amusante.
Mais son attention est bientôt attirée par une œuvre que l’on pourrait qualifier de loufoque, presque ridicule. On dirait une blague d’adolescent. C’est la Mona Lisa. Oui, il s’agit de la très célèbre œuvre qu’elle avait vue quelques jours auparavant au Louvre. Or son auteur n’est pas Léonard de Vinci, mais Marcel Duchamp. Étrange.
Tout à coup elle ressent une certaine perplexité, teintée peut-être de déception, face à ce tableau. Sur cette reproduction bon marché de la Joconde, l’auteur a dessiné, presque comme des petits gribouillis sur des feuilles de papier, une barbiche et une moustache en forme de guidon de vélo, évoquant irrésistiblement celle de Salvador Dali. Au premier abord, Sara ne peut s’empêcher de penser au même geste moqueur de ses pairs sur les visages imprimés dans les magazines people ou même sur les affiches de rues. Sara le faisait sur les couvertures des cahiers de mots croisés de sa grand-mère. Marcel Duchamp, le père du mouvement Dada, a fait de même sur une carte postale de la Joconde de Léonard de Vinci. Pourtant, cette fois-ci, il ne s’agissait pas seulement d’une farce immature, mais bel et bien d’une œuvre d’art, puisque la voici dans un musée.
Un sourire caché se dessine sur son visage. Jamais elle n’aurait imaginé sourire devant une œuvre d’art. Une œuvre d’art ? Plutôt que d’une œuvre d’art, pour Sara il s’agit d’un acte de vandalisme esthétique, un sacrilège, un scandale ! S’attaquer à ce que l’on peut considérer comme le chef d’œuvre absolu et universel en peinture, est-ce possible ? Pourtant, la jeune fille éprouve une forme de fascination pour l’auteur de ce geste risqué, ainsi que pour sa création. Dans sa singulière simplicité, cette œuvre minimaliste exerce en elle une attraction aussi irrésistible qu’inexplicable. Son charme augmente à la vue d’une petite inscription, fonctionnant sans doute comme titre, que la jeune fille perçoit sous la figure abîmée de Mona Lisa. Une séquence de lettres apparemment insignifiantes : « L.H.O.O.Q. ». « Une épigraphe quasi latine », pense-t-elle, dont ce n’est que des années plus tard, et avec sa connaissance plus subtile de la langue française, qu’elle pourra saisir le véritable sens.

Septembre 2022.
Sara est de retour à Paris, huit ans plus tard. Plus mature et plus consciente cette fois-ci.
En déambulant dans les couloirs du Centre Pompidou, cette Joconde à moustache qu’elle avait tant envie de revoir n’était plus là. « Elle a été déplacé », lui dit-on.
Pourtant, Sara ne peut s’empêcher de penser à cette œuvre qui l’avait tant indignée et fascinée à la fois quelques années auparavant. Et c’est donc en voyageant dans le temps, jusqu’à cette lointaine année 2009, que Sara continue à l’imaginer...


Art. Peut-on véritablement parler d’art ?


Dans sa réflexion, Sara n’était pas seule.
Ce facétieux sacrilège artistique du maître du dadaïsme ne tient pas uniquement sa célébrité de l’icône qu’elle pastiche mais aussi des questionnements inhérents à l’œuvre de Duchamp qu’elle soulève.
Pas de coups de pinceau délicats et harmonieux, pas de détails minutieux. Ce n’est pas une toile, mais une carte postale ; pas une peinture, mais une reproduction. Enfin, c’est le résultat d’un geste révolutionnaire. Rien de plus simple, mais le tout cache une originalité et un génie artistique incomparables.
Sara ne le comprend qu’à l’âge de 23 ans.
Grâce aux connaissances tirées de ses études d’histoire de l’art au lycée, Sara relie facilement cette œuvre au principe du ready-made. Ce n’est pas à proprement parler un courant artistique mais plutôt un type d’œuvre préconisé par le Dadaïsme où l’intervention de la main de l’artiste est relativisée dans le processus créatif. De cette façon, l’artiste n’est pas un créateur, mais se contente d’attribuer une signification nouvelle à un objet existant.
« Une technique bien pratique pour les artistes fainéants » : Sara n’avait pas honte de le penser.
Sortir un objet de son contexte ordinaire pour le redéfinir objet d’art, bouleverser les conventions de l’art visuel, remettre en cause les normes sociétales et artistiques en pratiquant satire, ironie, jeux et calembours : voici l’esthétique du ready-made, et plus largement du mouvement Dada.

L.H.O.O.Q. Se répète Sara. Pour elle, c’est dans ce calembour phonétique que réside principalement la portée subversive du ready-made de Duchamp. Cinq initiales incompréhensibles et mystérieuses, en apparence anodines pour la petite Sara, qui ne se dévoilent dans leur vérité que des années plus tard. À voix haute, Sara épèle les cinq lettres du titre. Une lecture rapide donne à la fois un homophone du mot anglais look et un allographe de la phrase « Elle a chaud au cul », dont les connotations à la fois anatomiques et érotiques « composent une plaisanterie très osée sur la Joconde »¹. Elles démystifient le sourire énigmatique de la jeune femme et pervertissent son regard emblématique. L.H.O.O.Q.The LOOK. Le rôle du regard, déjà central dans la toile de la version originale de Mona Lisa qui semble constamment fixer ses spectateurs où qu’ils soient, devient ici le symbole de la révolution de Duchamp : en observant l’œuvre de l’artiste, Sara n’est plus la proie de la Joconde, mais plutôt la proie de l’espièglerie de l’artiste, qui a habilement déplacé l’attention des yeux vers les poils hirsutes de la femme.

Des signes masculins qui déstabilisent à la fois la valeur artistique de Mona Lisa et son apparence féminine. Il n’en faut pas plus à l’artiste pour créer un chef-d’œuvre et troubler son spectateur. Femme travestie en homme, ainsi que l’indiquerait sa pilosité faciale ? Homme travesti en femme, comme pourraient le suggérer sa longue chevelure, ses vêtements, et sa poitrine généreuse ? Hermaphrodite ? Une fois apposées sur l’énigmatique visage de la Joconde, moustache et barbichette plongent Sara dans un doute certain quant à la sexuation de cette dernière. Les paroles de Duchamp dévoilent le mystère : « Ce qui est curieux dans la moustache et la barbiche, c’est que quand vous les regardez, Mona Lisa devient un homme. Ce n’est pas une femme déguisée en homme ; c’est vraiment un homme »². L’apparence féminine de Mona Lisa est renversée, comme dans un miroir, par sa transformation en son analogue masculin. L.H.O.O.Q. déconstruit ainsi le regard du spectateur en montrant que l’immédiateté et la transparence de la vision ne sont qu’une illusion qui se laisse aisément manipuler.

Dans la Joconde à moustache, Duchamp brouille les apparences, jongle avec des évidences. Virilisant la Joconde, il joue avec les signifiants, comme il le fera plus tard lorsqu’il inventera le personnage de Rrose Sélavy, l’alter ego féminin de l’artiste, qui met en avant le jeu de mots propre aux dadaïstes (Rrose Sélavy est prononcé « Eros c’est la vie ») et son jeu constant avec la notion d’identité de genre.
La célèbre photo prise par Man Ray de Duchamp en Rrose Sélavy permet d’observer cette même transformation : avec un chapeau et du maquillage, Duchamp se métamorphose en femme.

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Man Ray (1890-1976), Marcel Ducham en Rose Sélavy, 1921. 12 x 9 cm négatif au gélatino bromure d'argent sur verre.
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Art. On peut véritablement parler d’art !

La question revient. Elle ne cesse de tourner autour de Sara.
Duchamp joue au barbier, riant pour ainsi dire au nez et à la barbe de l’art. Controverse. Provocation. Désacralisation. Comment un simple gribouillage peut-il faire d’une carte postale une œuvre d’art à part entière ? En dessinant sur la peinture de Léonard de Vinci, Duchamp s’approprie son œuvre de manière insolente, d’autant plus irrespectueuse qu’elle est estimée comme le chef-d’œuvre de la peinture, objet d’admiration et d’appropriation populaire. Objet d’hostilité et de railleries, la Joconde incarne le symbole d’un art dépassé, d’un art qui empêche la force créatrice.
Mais Duchamp ne se limite pas à subvertir l’autorité de l’original. Il questionne même la possibilité de définir l’art, le statut de l’artiste et l’acte créateur, et plus spécifiquement les notions d’original, de savoir-faire, de virtuosité et d’œuvre. Par cela, il rend problématique un certain nombre de concepts, voire de certitudes. En effet, pour Marcel Duchamp, le seul critère esthétique ne suffit pas à définir ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas. La composition, la manière, le talent, le style, l’expression, le goût, la beauté … toutes les qualités traditionnellement attachées au mot « art » cessent dorénavant d’être pertinentes pour définir son essence.
Duchamp veut provoquer le spectateur et lui faire développer une relation profonde et engagée avec l’objet d’art. Objet d’art qui n’est pas destiné à être la cible d’une contemplation idolâtre et passive ; il doit réveiller une réflexion active, conduire à une participation totale à la création de l’objet, déterrer des sentiments.
Plaisir ? Confusion ? Indignation ? Rire ?

Rire ? C’est exactement ce que suscite l’œuvre d’art de Duchamp. En réponse au sérieux qui prédominait à son époque et derrière sa réflexion sur son rejet du goût, il fait entrer le rire dans l’art avec le ready-made. En effet, Sara, à 15 et à 23 ans encore, avait souri à cette œuvre, amusée par le geste simple de l’artiste qui s’attaquait à une image canonique de la peinture occidentale pour la tourner en dérision. En insufflant un vent de légèreté dans un monde qui se prend trop au sérieux, de nombreuses créations invitent au sourire, à la joie, à la liberté et au rêve.


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¹M. Duchamp, A. d’Harnoncourt et K. McShine, Marcel Duchamp, New York, 1973, p. 291.
²M. Duchamp, cité in C. Tomkins, Duchamp, A Biography, New York, 1996, p. 222.


mise à jour le 27 janvier 2023


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