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DELAUNAY / Le bal orphique des couleurs (Gaia RUTIGLIANO)

Notice


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Sonia Delaunay, Le Bal Bullier, 1913. Huile sur toile à matelas, 97 x 390 cm. Paris, Centre Pompidou.
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Sonia Delaunay, née Sara Sophia Stern Terk, naît en 1885 dans une modeste famille juive près d’Odessa, en Ukraine, et est élevée en Russie par un oncle appartenant à un milieu beaucoup plus aisé. Elle s’installe à Paris en 1905, où les courants fauvistes et le postimpressionnisme inspirent ses premières peintures, dont la plus connue est sans doute Philomène (1907).
Son premier mariage avec Wilhelm Uhde en 1908 lui permet d’intégrer des cercles littéraires et artistiques influents, où elle rencontre celui qui devient son deuxième époux en 1909, Robert Delaunay. Sonia et Robert Delaunay développent ensemble leur propre courant pictural, l'orphisme, mouvement abstrait né du cubisme et caractérisé par l’association de couleurs très vives à travers les formes géométriques du cubisme.
Conformément à la conception des arts russe, selon laquelle les formes artistiques sont équivalentes, Sonia Delaunay est convaincue que, pour se renouveler, l’art de son temps doit abolir la hiérarchie entre arts mineurs et arts majeurs. Ainsi, la créatrice étend très tôt ses recherches plastiques dans le champ de la décoration intérieure et de la mode.
Au-delà de cette abolition des frontières, une autre passion l’anime : la couleur. En 1911, elle réalise sa première œuvre abstraite : ce n’est pas une toile mais une couverture de berceau composée de bouts de tissus pour son fils Charles.

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Sonia Delaunay, Couverture de berceau, 1911. Tissus cousus sur toile, 111 x 82 cm. Paris, Centre Pompidou. © Getty
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Pendant quelque temps, elle abandonne la peinture pour continuer à créer des collages en jouant avec des morceaux de tissus et de papiers colorés qu’elle juxtapose. Quand elle reprend ses pinceaux en 1912, elle transpose cette formule tout naturellement en peinture.
Sonia Delaunay souhaite que les couleurs verbalisent l’action de ses compositions. Elle compose alors ses toiles suivant la loi du « contraste simultané ». Élaborée en 1839 par le chimiste français Michel-Eugène Chevreul dans son ouvrage De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, cette loi indique que l’intensité d’une couleur varie en fonction de celles qui se trouvent à proximité, et que le maximum de la vivacité est atteint par la confrontation de couleurs complémentaires.
Cette loi du contraste simultané est notamment utilisée par Sonia Delaunay dans ses créations consacrées à la mode autant que dans son art pictural, pour traduire plastiquement le dynamisme de la vie moderne. Dans Prismes électriques (1914), par exemple, elle dévoile, par le biais des couleurs en contraste, l’éclatement de la silhouette des passants du boulevard Saint Michel sous l’effet de l’éclairage électrique. Ou encore, dans le gigantesque tableau Le Bal Bullier, dont nous rendons compte ici, elle rend visible les danses endiablées du Bal Bullier de Montparnasse.

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Sonia Delaunay, Prismes électriques, 1914. Huile sur toile, 250 x 250 cm. Paris, Centre Pompidou.
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Compte rendu (janvier 2023)


Un jeudi soir en 1913, Sonia et Robert avancent main dans la main dans les rues de Paris dans leurs « vêtements simultanés » aux rythmes animés et aux formes scintillantes de couleurs vibrantes. Robert porte un veston violet, un gilet beige et un pantalon nègre. Sonia, quant à elle, est habillée d’un tailleur violet avec une longue ceinture violette et verte, et, sous la jaquette, un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées, où se mêlent le vieux rose, la couleur tango, le bleu nattier, l’écarlate, apparaissant sur différentes matières telles que le drap, le taffetas, le tulle, le pilou, la moire et le poult-de-soie juxtaposés. Les Delaunay traversent l’Avenue de l’Observatoire pour arriver à l’entrée principale en style Art Nouveau du grand bal Bullier¹, surmontée d’un fronton en céramique sculptée. Ils rejoignent la salle de danse d’inspiration mauresque, composée de bois, de céramique, de lustres suspendus. Ils entrent dans un monde brillant.

Tous les jeudis, ils arrivent ici, tard, et sur la piste les couples dansant le tango s’arrêtent un moment. C’est une attraction : on regarde « les Simultanés » qui avancent vers leur table, au pied de l’orchestre, la seule place où ils aiment s’asseoir. Leurs déguisements sont à la fois un jeu dont le couple rit aux éclats et, pour Sonia, une expérience sur les couleurs de ses robes simultanées quand elles bougent sur son corps. Apollinaire, dans un article publié le 1er janvier 1914, invitait tout le monde à aller voir au bal Bullier, « le jeudi et le dimanche, Mr et Mme Robert Delaunay, peintres, qui sont en train d’y opérer la réforme du costume. L’orphisme simultané a produit des nouveautés vestimentaires qui ne sont pas à dédaigner² ».

Mais on pourrait parler aussi de « simultanéisme social » sur la piste de danse du bal Bullier : les artistes, les poètes, les dandies, les étudiants et la classe moyenne à la mode se mêlent dans le tourbillon musical. Robert aime danser, mais Sonia non. Elle reste assise à la table à observer les danseurs. Mais elle ne les regarde pas comme Toulouse-Lautrec, Degas ou Renoir, qui les regardent – tout simplement – d’un point de vue de spectateur.
Sonia, elle, cherche à capturer ce qu’elle éprouve dans la vibration de la danse.
Moi, je le ressens.

Un jeudi après-midi de pluie à Paris, cent dix ans plus tard, en m’asseyant sur le banc face au tableau, je me trouve là, à côté de Sonia, comme au pied de l’orchestre.
Devant mes yeux, il n’y a rien d’immobile. Je suis à la fois spectatrice et danseuse dans ce panorama de mouvements colorés qui se donne à lire dans les deux sens.

L’espace de l’action se distingue des corps par l’emploi d’aplats de couleurs plus géométriques.
Les corps, en revanche, sont voluptueux : leurs courbes étincelantes semblent s’enlacer.
Les couples sont reconnaissables, enivrés dans l’étreinte d’un tango sous les disques des projecteurs. Leurs formes échappent à toute figure géométrique : aussitôt rompues, elles obligent l’œil à ne percevoir que la musique visuelle de la lumière en mouvement. La musique prend le pas sur la danse, au point d’envelopper les danseurs, d’effacer leurs corps, et seule demeure la vibration de la danse.

Imbibée par cette mélodie, je me tourne souriante vers Sonia. Je ressens qu’elle est également immergée dans ces sons et qu’elle est en train de faire danser son âme, bien qu’immobile comme moi devant ce spectacle. Elle a cependant su coudre les couleurs de la musique non seulement sur son magnifique corset-mosaïque, mais aussi sur cette immense toile à matelas. En utilisant des couches épaisses et stratifiées de peinture, qui rappellent les morceaux de tissu qu’elle porte ce soir, elle a donné à son œuvre une apparence texturée, presque « rembourré », et un sens de dimensionnalité.

La gamme de couleurs est scandée de blanc cassé, de jaune pâle.
Les rouges se rebellent contre les verts, les jaunes résistent aux violets, les oranges assaillent les bleus foncés.
Quel bruit font les rouges à côté des verts ?
Quelles sonorités produit l’alternance des contrastes simultanés ?
Toutes ces teintes complémentaires restent parfaitement dans le rythme de l’orchestre qui combine de façon contrastée les trois durées – rapide, moyenne et lente – des mélodies du tango.
Chaque couleur inclut de subtiles variations, chacune dansant en rythme, en contraste, en dissonance, et finalement en harmonie : c’est le bal des couleurs.

L’orchestre fait une pause et les danseurs se délacent de leurs étreintes lorsque la voix de haut-parleur annonce que le musée va fermer dans une demi-heure. Mes yeux sortent du cadre de la danse orphique et s’arrêtent sur les touristes tournoyant dans la salle. Leurs corps se balancent, s’arrêtent, se croisent dans cette salle où les toiles de Sonia et Robert composent leur propre musique au sein du « bal Delaunay ».


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¹Le bal Bullier était une salle de bal situé au 31, avenue de l’Observatoire, en face de la station actuelle du RER Port Royal. Il a été créé par François Bullier au milieu du XIXe siècle. Dans les premières années de 1950, le bal Bullier ouvrait tous les jours, proposant de la balançoire, des promenades dans les allées et les bosquets, des jeux de plein air et des danses. À partir de 1859, le bal n’ouvrit plus que les soirs des dimanche, lundi et jeudi et se recentra sur le bal uniquement. Le bal Bullier ferma ses portes définitivement en 1940.
²Guillaume Apollinaire, « Les Réformateurs du costume », Mercure de France, n° 397, 1er janvier 1914, p. 219-220.


Ressources

  • Apollinaire, Guillaume, « Les Réformateurs du costume », dans Le Mercure de France, n ° 397, 1er janvier 1914, p. 219-220.
  • Cohen, Arthur A., Sonia Delaunay, New York, Harry N. Abrams Inc., 1988.
  • De Brondeau, Astrid, « « Prismes électriques » de Sonia Delaunay », Les yeux d’Argus, 14 novembre 2013 : https://lesyeuxdargus.wordpress.com/2013/11/14/prismes-electriques-de-sonia-delaunay/ (consulté le 26 décembre 2022).
  • Desanti, Dominique, Sonia Delaunay magique magicienne, Paris, Éditions Ramsay, 1988.
  • « Michel-Eugène Chevreul », dans Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel-Eugène_Chevreul (consulté le 29 décembre 2022).
  • Warnod, André, Les Bals de Paris, Paris, Les Éditions Georges Crès & Cie, 1922.

mise à jour le 27 janvier 2023


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