Accueil >> Vie de campus >> Vie culturelle >> Ateliers & stages

DELACROIX / La souffrance magnifiée (Anaïk FLOTTES)

Notice


delacroix
Eugène Delacroix, La Grèce sur les ruines de Missolonghi, 1826, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Source de l’image : photo personnelle d’Anaïk Flottes


Lien vers le site officiel de l’œuvre commentée


Eugène Delacroix est né le 26 avril 1798 à Charenton-Saint-Maurice et mort le 13 aout 1863 à Paris. Issu d’une grande famille occupant diverses places au service de la France, Eugène Delacroix la servira à son tour pendant la Révolution, puis l’Empire. Il entra en 1815 dans l’atelier Pierre-Narcisse Guérin, peintre très apprécié, mais qui ne reconnut pas le talent de son jeune apprenti. Ce sera Théodore Géricault qui offrira sa protection au jeune prodige.

À l’âge de vingt-quatre ans, Eugène Delacroix présente une première grande toile au Salon de 1822 : Dante et Virgile aux Enfers. Immédiatement remarqué par la critique, le peintre représentera et incarnera très rapidement une nouvelle génération d’artistes, désignés de « romantiques ». En effet, tout comme ses contemporains littéraires, Delacroix désire suivre sa manière de créer en renouvelant la conception artistique rétrograde de l’Académie. Au fil de ses toiles, il gagne de plus en plus en notoriété, apparaissant comme un peintre remarquable, bouleversant les habitudes et les règles académiques. Le romantisme en peinture se base sur le rejet du classicisme, pour promouvoir l’idéal, l’exotisme, le mystère et les couleurs qui acquièrent un nouveau côté plus symbolique.

Les œuvres de Delacroix illustrent souvent les évènements politiques de son temps sur la guerre d’indépendance grecque. C’est ainsi qu’il peint de nombreux évènements violents de la dominance ottomane sur les Grecs, le plus connu étant sans doute Les Massacres de Scio (1824). On notera aussi l’importance du courant orientaliste dans sa vie. Ce mouvement expose en effet l’intérêt de cette époque pour les cultures orientales, africaines, turques ou arabes, toutes les régions dominées par l’Empire Ottoman.


Compte rendu (février 2022)


« À la vue d’une toile de maître, quelle que soit la valeur des commentaires, quelle que soit leur place aux divers niveaux de la connaissance ou de la révolte, ils ont […] ceci de commun qu’ils arrachent les arts plastiques à leur superbe et apparent mutisme, et les font descendre sur la place publique »1. Ces mots de Jean Tardieu s’appliquent directement au tableau que je voudrais vous présenter ici, et que j'ai eu le plaisir de découvrir au Louvre le 28 octobre à l’exposition Paris-Athènes : naissance de la Grèce moderne 1675-19192.

En entrant au Louvre et en pénétrant dans les salles de l’exposition, le spectateur est tout de suite projeté au cœur de la Grèce moderne. Des tableaux, des sculptures mais aussi des vêtements propres à cette époque le dépaysent. Et, au milieu de l’exposition, le tableau se manifeste comme une apparition du divin. C’est une œuvre qui frappe, sollicite et questionne.

Quand je la vis, sa magnificence m’a laissée sans voix. C’est d’abord, sans doute, l’immensité du tableau qui interpelle, qui nous soumet à sa présence. Mesurant 213 centimètres de hauteur sur 142 centimètres de largeur, il impose la contemplation – et je l’admirai donc, en l’examinant longuement.

Je ne connaissais pas ce tableau, mais il me fit spontanément penser à la célèbre Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix. Ce fut néanmoins une erreur de ma part de penser que le tableau contemplé en était inspiré : en effet, non seulement La Liberté guidant le peuple fut peinte en 1830, alors que le tableau en face de moi fut réalisé en 1826, quatre ans auparavant, mais en outre cette huile sur toile appartenant à la collection du Musée des Beaux-arts de Bordeaux était de Delacroix lui-même !

Ainsi projetée dans la Grèce du XIXe siècle, je contemplais le tableau. Ce chef-d’œuvre représente l'histoire d’une guerre d’indépendance mais également la défense héroïque de la population grecque et ses sacrifices. C’est ainsi qu’au centre du tableau s’érige une femme, analogie de la liberté et allégorie de la Grèce. Allégorie de la Grèce ? Oui sans aucun doute, puisque le tableau fut réalisé durant la guerre menée par la Grèce contre la Turquie pour se libérer de la domination turque et obtenir, ainsi, son indépendance.

La Grèce sur les ruines de Missolonghi est représentée par une femme se dressant au cœur du tableau sur un fond très sombre et un décor macabre. Les couleurs sombres, les ruines, les cadavres gisant sous ses pieds montrent les ravages d’une tragique guerre. La femme, vêtue d’une robe blanche, la poitrine demi-découverte, et d’un manteau bleu ainsi que d’une écharpe jaune est couronnée d’un fichu aux motifs colorés. Cette femme pâle semble être anéantie : les traits de son visage mais également sa posture témoignent d’une grande souffrance. Elle paraît être en mouvement, et manifeste un mouvement d’imploration, comme le montrent ses bras écartés. Sa tristesse sinon sa désolation est expliquée à ses pieds. En effet, on remarque des ruines ensanglantées mais aussi un bras inanimé enseveli sous ces décombres. Ce bras inerte montre les dégâts de la guerre, ce qui ressort également du canon et du boulet aux pieds de la dame. Ainsi, nous pouvons voir en cette simple citoyenne menacée l’image même du peuple assassiné, prêt à succomber.

Au second plan, la lumière du ciel est voilée d’un drap sombre accompagnant un second personnage. Ce dernier, à la peau mate, représente la population ottomane. Il est vêtu d’un costume oriental bouffant de couleur rouge et d’un manteau noir serré à la taille par une large ceinture laissant entrevoir des armes. Cet homme tourné vers la gauche est indifférent à la souffrance de la femme. Il semble le vainqueur de cette bataille. Tandis que la femme pleure et semble démunie, lui plante son étendard sur le sol grec d’un geste conquérant.

Ce tableau est aussi magnifique que terrible, aussi beau que glacial. Les couleurs choisies par Delacroix sont à dominances froides et sombres, hormis la peau et la robe de la jeune femme. Le paysage gris, le ciel couvert d’un voile noir, le manteau de la femme, sont des couleurs de tonalités froides. Ces funestes teintes sont réchauffées par une autre couleur bien plus sombre : le rouge, couleur du sang et du revers de la manche du cadavre. Un contraste est ainsi mis en lumière, celui des parties sombres du tableau et du corps éclairé de la jeune femme. « Impétueuses, les couleurs sont à la fois violemment affrontées les unes aux autres, et harmonisées par grandes masses qui se répondent », écrit Daniel Bergez au sujet des couleurs utilisées par Delacroix3. On observe ainsi un jeu des couleurs se déclinant entre le clair et l’obscur. Ce jeu si caractéristique de l’art de Delacroix permet d’accentuer la tonalité tragique du tableau.

Les choix esthétiques de l’artiste démontrent son ambition de réactualiser la querelle des Anciens et des Modernes, en donnant à la femme grecque des traits de héros antiques. Sur ce point, sa posture, son visage mais également sa beauté n’est en effet pas sans rappeler les statues grecques et les personnages antiques. Car les Anciens soutiennent et favorisent l’idée selon laquelle la création repose sur l’héritage de l’Antiquité. A contrario, les Modernes soutiennent et militent pour des formes artistiques nouvelles et adaptées à l’époque moderne. C’est ainsi qu’Eugène Delacroix s’érige en moderne, actualisant la peinture romantique, remettant aussi en lumière la querelle du coloris, comme l’indique le contraste des couleurs précédemment évoqué et comme l’écrit Daniel Bergez à ce propos4.

Pour Charles Baudelaire, « M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes ». Ainsi, le poète fait d’Eugène Delacroix, un peintre de tous les temps, surpassant même les querelles.

Je ne reviendrais jamais assez sur la beauté de cette femme qui est au centre du tableau. Delacroix réussit à nous faire ressentir sa peine, sa souffrance et sa désolation. On comprend ici comment la peinture possède un fond d’écriture, comment la peinture résulte de la poésie. Ce sont les littératures épiques, mythologiques et bibliques qui sont à l’origine des sujets picturaux. La peinture n'est-elle pas considérée comme une poésie parlante ? Or tout est poésie ici, la beauté de la jeune femme, sa poitrine à demi-nue qui nous bouleverse, son visage fascinant, rempli de larmes, qui nous transmet les sentiments tragiques qui l’animent. La poésie est pure comme ce tableau. La cruauté et le massacre du tableau nous font imaginer la souffrance des corps sans vie, mais également les gémissements terribles de la femme.

Mon analyse est peut-être incomplète, mais j’ai simplement souhaité partager ici mes sentiments et ma rencontre magnifiquement bouleversante avec cette œuvre. J’espère néanmoins que vous y verrez comme moi, la beauté et la pureté de l’art de notre cher Eugène Delacroix qui savait, comme nul autre, magnifier même la souffrance.


——————————
1 Jean-Pierre Leduc Adine, Des règles d’un genre : La critique d’art In : Romantisme, 1991, n°71. Cri-tique et art. pp. 93-100.
2 Exposition Paris-Athènes : naissance de la Grèce moderne 1675-1919 du 30 septembre 2021 au 7 février 2022.
3 Bergez, Daniel, Le sang dans la peinture.
4 Ibid. « Peintre des passions ardentes et des tourments insondables, Delacroix prend nettement place dans la “querelle du dessin” qui remonte à quelques siècles : entre “poussinistes”, qui privilégient l’art intellectuel et maîtrisé de la ligne, et “rubénistes” qui privilégient la couleur, c’est du côté de ceux-ci qu’il se place, avec un instinct très sûr. Chez lui la cou-leur porte le trait, ou le suggère dans le mouvement d’un geste puissant qui s’imprime dans la touche ».


Ressources

  • BERGEZ, Daniel, Le sang dans la peinture.
  • BOUYSSY, M : « Chapitre 7. Delacroix, sang et cri pour une allégorie », L’urgence, l’horreur, la démocratie, essai sur le moment frénétique français 1824-1834.
  • DELACROIX, Eugène : La Grèce sur les ruines de Missolonghi, 1826, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.
  • DELACROIX, Eugène, Journal 1823-1850, Paris, librairie PLON, PLON-NOURRIT et Cie, Imprimeurs éditeurs. Disponible en ligne sur Gallica.bnf.fr. (p99).
  • VALÉRY, Paul, « Autour de Corot », Œuvres, 1957.
  • TARDIEU, Jean, Romantisme, n°71 (19991- I).

- Dossier pédagogique pour le premier degré autour de l’œuvre La Grèce sur les ruines de Missolonghi d’Eugène Delacroix (1798-1863), Musée des beaux-arts, Bordeaux, disponible en ligne


mise à jour le 28 février 2022


Â