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CHAGALL / La Promenade : un rêve d’amour entre ciel et terre (Giorgia CINTI)

Notice


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Marc Chagall, La Promenade, 1917-1918, huile sur toile, Musée russe de Saint Pétersbourg
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Marc Chagall (1887-1985) est un peintre et graveur biélorusse, naturalisé français. Il fait ses études à l’École des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg et commence à travailler dans l’atelier de Léon Bakst où il rencontre Bella Rosenfeld, qui devient très tôt sa femme et sa muse. En 1910 il part pour Paris, où son art subira de profonds changements. En effet, il y découvre les courants de l’avant-garde, tels que le fauvisme et le cubisme, qui exercent une influence évidente sur son travail artistique. La couleur devient plus claire et vivante, et les traits de son pinceau tendent à déconstruire les sujets et les objets de ses tableaux. Entre 1912 et 1913, il expose ses premiers chefs-d’œuvre au Salon des Indépendants, et en 1914 a lieu sa première exposition particulière à Berlin. La même année, il rentre à Vitebsk, sa ville natale, où il reste jusqu’en 1922. C’est une période très productive pour l’artiste : « dans ses peintures au dessin ferme, aux couleurs claires et fortes, il développe une vision personnelle où se mêlent la fantaisie et le fantastique aux influences du futurisme, du cubisme et du suprématisme »¹ . En outre, il commence à produire ses premières gravures qui sont à la base de son projet d’autobiographie poétique intitulée Ma vie. À partir de 1923, il s’installe à Paris où il travaille pour le grand marchand d’art Vollard mais, pendant la seconde guerre mondiale, il est obligé de s’enfuir aux Etats-Unis à cause de ses origines juives. En 1948 il retourne en France, à Vence, où il répond à de nombreuses commandes publiques et privées, en diversifiant ses techniques artistiques. Il continue à travailler jusqu’à sa mort en 1985.

La Promenade est une huile sur toile peinte par Marc Chagall entre 1917 et 1918. Elle mesure 170 cm de haut sur 163,2 cm de large et elle est conservée au Musée russe de Saint-Pétersbourg. Elle représente le peintre en autoportrait avec sa femme Belle Rosenfeld.


Compte rendu (février 2022)

Je ferme les yeux et je me retrouve soudainement dans ce rêve d’amour. Les deux amants, Chagall et sa femme, se tiennent la main, et moi, de mon côté, j’observe silencieusement la douceur de ce lien si évident et pourtant si mystérieux. Les couleurs vivantes du sol se heurtent à la lumière plus faible de l’arrière-plan. Des associations visuelles très fortes, parfois en collision, se dévoilent peu à peu. Le vert du paysage presque surréel et le rouge de la nappe du pique-nique posée sur l’herbe dominent le regard, et s’opposent au rose pâle du ciel, de la synagogue et de la robe de Bella. Les éléments urbains se confondent avec ceux naturels, par le biais de la couleur verte qui les unifie. Pourtant, dans l’extrémité gauche du tableau, la nature semble devenir prédominante sur le reste du paysage. Mon regard s’attarde alors sur les petites branches aux feuilles bleues qui apparaissent sur le côté gauche du tableau, ou encore sur les fleurs multicolores qui figurent sur la nappe. Ces fleurs, sont-elles naturelles ou brodées ? Sur ce tableau, la nature devient fictive ; en exploitant l’art de la broderie, le peintre joue avec les concepts de reproduction et d’imitation, intrinsèques à la peinture elle-même.

L’image semble aisément lisible au premier abord, même si des détails cachés se révèlent petit à petit : l’on découvre alors que les deux figures humaines à l’avant plan ne sont pas les seuls acteurs de cette expérience onirique. Le cheval noir presque imperceptible dans le fond, et le petit oiseau dans la main gauche du peintre sont les témoins de cette connexion amoureuse qui resterait autrement ineffable. Les regards joyeux des deux amants donnent l’illusion de pouvoir partager ce bonheur si flagrant. Néanmoins, ma présence est destinée à rester extérieure et temporellement limitée, comme si j’étais transposée dans un rêve qui ne m’appartient pas.

Les enfants qui s’aiment ne sont là pour personne
Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit
Bien plus haut que le jour
Dans l’éblouissante clarté de leur premier amour.

(Jacques Prévert, Paroles, « Le Point du Jour », 1946)

Ces mots tendres de Prévert suscitent en moi, en tant que spectatrice, les mêmes sensations que je ressens en regardant ce tableau. Les deux amants se réjouissent d’un sentiment si pur et si intime qu’ils se situent dans une dimension séparée du reste du monde.

La nuit et le jour deviennent des repères temporels inexistants et anodins face à un amour qui se veut éternel. Le ciel se teint alors d’une couleur presque indéfinie, entre le gris à la base et le rose qui rappelle la présence dominante de Bella. Cette combinaison des couleurs donne une forte luminosité à la scène, et permet de mettre l’accent sur les deux figures humaines qui sont au cœur de l’œuvre. Certes, si l’on considère la date de création du tableau, il semble inopportun d’employer le mot enfants pour décrire les deux amants. Pourtant, l’image est d’une légèreté si puissante qu’elle laisse revivre des émotions comparables à la stupeur enfantine. Cet émerveillement momentané s’avère être le vrai sujet de la peinture de Chagall : le pinceau sert de moyen pour donner forme à une émotion profonde car, comme il l’affirme dans son autobiographie Ma Vie (1923), l’art serait « surtout un état d’âme ». Dans ce cas particulier, j’observe le sourire éclatant de Chagall et je ne peux qu’éprouver une sensation de gaieté.

Puis, je me concentre sur ses mains qui me révèlent les raisons de son bonheur : d’un côté, il tient un petit oiseau vert qui se confond et se fond dans le décor, et de l’autre côté sa femme, qui s’envole librement dans le ciel. Le peintre se réjouit de la proximité de ces deux êtres qui lui font atteindre un état de béatitude. Il a l’air victorieux et brandit à la main sa femme comme un trophée précieux. De plus, la liaison entre ces deux sujets me frappe spontanément : Bella est en effet corrélée à un élément naturel, comme pour souligner la nature limpide et innocente de la femme. En outre, grâce au pouvoir de voler qui lui est attribué, elle occupe une position de supériorité par rapport au petit oiseau, qui ne vole pas, et à son amant. C’est Chagall lui-même qui la laisse « survoler à travers [ses] toiles, guidant son art », comme il l’explique encore dans Ma Vie: en effet, dans beaucoup de ses tableaux, Chagall peint sa femme comme si elle était une créature appartenant au ciel, qui se languit après les hauteurs. De même, l’acte de voler devient une représentation artistique et visuelle de la légèreté d’esprit qui caractérise le sentiment amoureux éprouvé par Bella, partagé avec le peintre lui-même.


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Marc Chagall, Au-dessus de la ville, 1914-1918, Galerie Tretiakov, Moscou
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Toutefois, Bella ne se borne pas à être la femme-ange des poètes du dolce stil novo ou la muse qui inspire l’art du peintre : elle incarne un être presque sacré qui accompagne son mari dans une dimension inexplorée et surélevée, par le biais de sa simple existence. C’est exactement à partir de ce constant désir de tendre vers le haut et vers l’autre que l’art de Chagall développe ses propres fondations. Il n’est pas un hasard alors que dans ce tableau, comme dans de nombreux d’autres, l’on remarque une référence à la sphère religieuse, évoquée ici à travers la synagogue : le peintre rappelle ainsi ses origines et il insiste sur la sacralité de son lien avec sa femme.

Face à cet amour inexprimable, entre ciel et terre, je me plais à m’attarder sur chaque détail pour les admirer soigneusement, et je sens un étrange mélange d’espoir et de mélancolie monter en moi. Je me retrouve alors avec un « cœur sans défenses », et quand j’ouvre les yeux, je ne perçois que de « la tristesse après l’amour »², comme le chantait si bien Aragon...



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¹ https://musees-nationaux-alpesmaritimes.fr/chagall/marc-chagall-biographie consulté le 13 décembre 2021.
² Louis Aragon, Celui qui dit les choses sans rien dire, Maeght éd., 1976, citation à la page 42 (Comme tes couleurs sont jolies, Chagall IX), https://www.lavieb-aile.com/2016/08/celui-qui-dit-les-choses-sans-rien-dire-aragon-et-chagall-a-landerneau.html consulté le 18 décembre 2021.

Ressources


  • ARAGON Louis, Celui qui dit les choses sans rien dire, Maeght éd., 1976
  • CHAGALL Marc, Ma Vie, autobiographie, 1923 (1ère éd.)
  • PRÉVERT Jacques, Paroles, Le Point du Jour, 1946 (1ère éd.), pp.254.

Sitographie :


mise à jour le 10 février 2022


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