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Centre-périphérie

Ouest-est : dynamiques centre-périphérie entre les deux moitiés du continent.

Des regards pluridisciplinaires

 

La boîte à outils conceptuelle et méthodologique qui s’offrait comportait déjà, en raison du profil de ce Centre, une aptitude à la pluridisciplinarité comme approche et à la relation et à la comparaison est-ouest comme contenu. Alors pourquoi appliquer à cette relation et à cette comparaison le clivage rokkanien centre-périphérie plutôt que les autres clivages ?

 Les contenus est-ouest développés au CIEH semblaient favoriser la relation centre-périphérie, car ce clivage spatial détermine tous les autres chez Stein Rokkan : au-delà même du balancier politico-militaire très ample et des messianismes afférents qui ont amené les croisés des deux parties du continent très loin sur l’autre bord (de Constantinople en 1204 à Stalingrad en 1942, de Vienne en 1683 à Prague en 1945), cet axe est-ouest est l’axe du développement industrialo-commercial, qui a placé le centre de gravité du continent à l’ouest, érigé dès lors comme modèle dans les relations est-ouest et comme déterminant dans les rapports sociopolitiques représentées par les autres clivages (Eglise/Etat, employeur/employé et ville/campagne). Le poids des traditionalismes religieux, agraire et rural s’accroît progressivement vers l’est et marque de son empreinte régimes politiques, systèmes des partis et culture en général.

C’est un Hongrois, Jenö Szücs, qui a rempli d’un contenu historique ce modèle politologique grâce à sa tripartition de l’Europe : son critère discriminant relève plutôt du clivage Eglise/Etat, avec l’autonomisation de la sphère politico-sociale par rapport à la transcendance divine, mais il reçoit immédiatement une transcription spatiale dans Les trois Europes.

A l’ouest, la sécularisation débouche sur la liberté de parole, le développement de l’esprit critique et d’initiative, et le libre jeu des intérêts socio-économiques … mais aussi, avec la laïcisation et le développement de l’Etat post-westphalien, sur la divinisation de la raison de l’Etat national, la mobilisation des masses au nom de valeurs politiques communes et sur tous les excès impériaux et totalitaires des nouvelles religions politiques. Je renvoie là aux travaux de George Mosse, Emilio Gentile et Roger Griffin sur le fascisme et ses racines révolutionnaires et modernistes.

 

Les critères de Szücs appliqués à l’Europe centrale nous introduisent au cœur de l’ambiguïté du clivage rokkanien dans l’espace européen. L’esprit et la pratique de la liberté n’auraient pénétré au sein de la société centre-européenne qu’au niveau des seules et pléthoriques élites nobiliaires, livrant une population essentiellement agraire aux prises avec un premier servage tardif et dur et laissant les activités urbaines aux minorités nationales. Pour notre problématique du clivage/rattrapage/transfert, cette définition de l’Europe centrale présente une ambivalence fondamentale : d’une part, l’Europe centrale apparaît comme un espace d’Etats faibles, minés par les tendances centrifuges de cette aristocratie mal structurée, dont les archétypes sont la noblesse polonaise à la veille des partages et la noblesse hongroise à la veille de Mohács. Mais d’autre part, cette liberté aristocratique même interdit un nivellement linguistique et grammatical, une normativité stylistique et une mise au pas généralisée et/ou durable des régionalismes et des libertés provinciales. Ces libertés polymorphes sinon cette liberté abstraite cultivée et divinisée à l’Ouest au point d’être étouffée par la Terreur en 1793, ces libertés vivantes et territorialement ancrées donc, ont sans doute forgé un ethos particulier parmi les élites centre-européennes. Elles y ont peut-être puisé une liberté de style et de ton qui leur ont permis de contribuer pleinement à la réflexion sur la centralité du sujet, sur l’importance des structures, donc sur la modernisation des formes littéraires.

Faut-il pour autant conclure de ces transferts mutuels à un brouillage, voire à un véritable renversement de la centralité sur le Vieux continent ? Washington, le véritable centre de l’Europe mutilée de la guerre froide, peut-il toujours arbitrer et décider de l’emplacement de la « vieille » et de la « jeune » Europe ? Ce serait aller un peu vite en besogne et oublier notamment qu’un centre vivant et tenant à le rester comme le couple franco-allemand sait se nourrir des apports essentiels des périphéries, qui ne sont pas simplement des images affadies du centre, mais plutôt des zones frontières qui filtrent les aliments indispensables venus d’ailleurs et les préparent sous forme consommable pour l’ensemble du système. Ce rôle de membrane interface ou de pont sélectif de la frontière ne se confond d’ailleurs pas totalement avec les périphéries, qui génèrent des œuvres spécifiques créant de la pluri-centralité au sein du système continental tel qu’il se met en place. Mais tout l’effort d’intégration européenne à l’égard des nouveaux membres tend à articuler cette pluri-centralité, afin de donner davantage de cohérence à une construction mutuellement profitable – à commencer par les périphéries exposées, qui devraient être les plus intéressées à l’efficacité du fonctionnement de l’Europe.

L’Europe orientale correspond chez Szücs aux grands empires césaro-papistes, où la voix du tsar, du basileus ou du sultan se confond avec celle du pontife. L’absence de liberté politique et la prédominance durable de l’agriculture n’ont pas empêché l’émergence de grandes puissances, qui tenaient par l’autorité quasi-religieuse du pouvoir politique et la brutalité de ses méthodes. La plupart du temps, ces puissances se sont situées d’elles-mêmes en-dehors de l’Europe occidentale et centrale, sans aspirer à s’y agréger (voir les travaux de Dimitri Kitzikis sur la « zone intermédiaire » Russie-Balkans-Moyen Orient-Machrek-Maghreb) : ainsi l’Empire byzantin jusqu’à la veille de la chute de Constantinople, la Russie tsariste puis soviétique et postsoviétique, la Turquie jusqu’à la Guerre froide, etc.

La relation avec cette troisième Europe complexifie notablement le clivage centre-périphérie. En laissant de côté le long héritage des alliances de revers entre l’Europe occidentale et les puissances orientales contre les puissances d’Europe centrale –, cette organisation aspire à prendre au mot la Stratégie européenne de sécurité, qui réserve aux pays d’Europe centrale un rôle d’expertise important dans la définition de la Politique européenne de voisinage à l’égard des Etats-tampons orientaux (Ukraine, Biélorussie, Moldavie, mais aussi Sud-Caucase). Le rôle de pont sélectif avec l’Europe orientale et de centre avancé de l’Europe occidentale se vérifie ainsi, sans pour autant supplanter, pour le moment du moins, des relations plus directes entre capitales ouest-européennes et Bruxelles d’une part, et Moscou de l’autre.

 


mise à jour le 29 octobre 2013


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