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CARDEW / Résonance muette (Gwendaël LE PICHON)

Notice

Cornelius Cardew est un compositeur anglais du 20e siècle. Il est notamment membre du groupe AMM, un groupe de la scène anglaise qui joue de la musique improvisée. Il fait partie de ces compositeurs qui ont mêlé la musique et la politique. Treatise est certainement la partition la plus connue de son œuvre. Il la compose entre 1963 et 1967. Même si elle est la plus importante à ses yeux, cette partition restera un échec pour Cardew ; elle fut seulement jouée par des musiciens solistes et de rares novices.


Compte rendu (février 2022)


C’est une œuvre multiple qui se présente à nos yeux. Visuelle ? Auditive ? Expérience du son ? Réorganisation du langage ? Dans ce foisonnement corporel, par où faut-il commencer ? Nous cherchons nos repères. Quelques signifiances nous rassurent, une clé : Fa, Sol. Une portée de notes. Le genre de la partition graphique n’a duré qu’une dizaine d’années en Europe, des années soixante aux années soixante-dix. C’est un genre éphémère dont on s’approprie difficilement les codes. Tout y est volatile, comme une basse-cour que les querelles des gallinacés auraient emplie de plumes. Quelles signifiances ont ces arabesques, caisses de résonance qui contiennent un son que notre oreille ne sait définir ? Comment résoudre la frustration du simple spectateur visuel ? Il regarde cette partition mais toutes les résonances restent muettes, aucunes d’elles ne fera vibrer la petite membrane au creux de nos cornets auditifs. Pourtant elles rêvent de frétiller aux bruits de ces sons. D’un son qu’il lui reste à imaginer. Il fallait déconstruire ce langage ; la musique ne pouvait rester cet amas de notes organisées sur une portée que le musicien restituait patiemment. Un traité impose son code ; laissons donc le paratexte entrer dans le texte, représentons notre pensée, notre imagination. Il fallait que cette écriture musicale élitiste et cloisonnée s’ouvre à son public pour qu’il y voie l’harmonie. Il ne faut pas tant chercher la signifiance que se laisser porter par elle. Elle a été conçue ainsi, comme une vague par laquelle on se laisse emporter. Comme elle donne au musicien une large part d’improvisation, le spectateur peut prendre le chemin qui lui ressemble. Faire place à une nouvelle jeunesse du langage où nous ouvrons les champs du possible et nous écrivons dans les portées vides du bas de la page. Vide à composer, vide d’un sens à trouver, d’un sens qui ne peut se dire, s’exprimer. Le sens a ses limites ; or comment exprimer les idées qui ont trouvé leurs limites ? Un traité, il traite du sens dans 193 feuillets, mais la partition, elle, ne trouve pas son sens. Le sens est brouillé jusqu’à la trajectoire de lecture, le nombre de musiciens, les instruments… Elle est une plongée vertigineuse qui nous rattrape juste avant la suffocation. Il faut reprendre de l’air, ne pas avoir peur de cette liberté qui s’offre à nous, aux musiciens…

Un modelage, miette par miette, s’élève jusqu’à l’astre solaire entouré de corolle d’où partent les pétales, fragile excroissance de création éphémère aux goûts singuliers. Où s’arrête cette liberté ? Prenons nos jumelles pour retrouver le compositeur, nous dirait Gillo Dorflès1. Quelle est la marque de l’artiste s’il ne propose qu’un support sur lequel se dresse la poésie du musicien ? C’est parce que la partition de Cornelius Cardew n’est pas un simple support sur lequel le musicien improvise. C’est là le lieu de réception d’une impression visuelle, qui traverse le corps et s’échappe de l’instrument de musique. Prenons possession de cette œuvre, puisque le rêve ultime de Cardew serait que nous soyons tous capable de la jouer, que nous soyons musicien ou non… Nous sommes en effet tous capables de sentir des sensations qui ne demandent qu’à sortir de nous. Une énonciation peut se former entre la partition, locutrice, et le musicien, allocutaire. Nous n’avions pas prévu d’entrer dans les tourments méandreux des circuits neuronaux qui envahissent notre boîte crânienne, pourtant ce sont bien eux les coupables des approches diverses dont est victime cette partition. Constellation spatiale pour les uns, partie d’équilibre, ou prise de risque dangereuse pour les autres, proche d’une liberté qui inquiète. Est-ce qu’un musicien soviétique aurait pu jouer cette pièce ? Aurait-il pu se laisser porter par sa propre vision ? Svetlana Alexievitch aurait rêvé qu’il le puisse, mais la culture de l'assujettissement qui est la sienne est trop grande, trop forte, trop imprégnée. Prenez vos libertés, ayez le courage d’exprimer vos idées, plaidez pour la liberté ! Unissez-vous dans l'improvisation à la fois individuelle et collective ! Voilà ce à quoi nous incite la partition de Cardew. Un à la fois ils ressentent et tous ensemble ils créent cette effusion volcanique du sens politique qu’ils veulent donner. Quelle est leur place dans cette unité mélodique ? Quel est la place du citoyen dans sa société ? Où s’arrête notre liberté pour préserver celle des autres ? 193 feuillets… cela nous donne le temps pour répondre à nos questions et pour nous en poser d’autres.

Suspension…

cardew
Cardew Cornelius, Treatise, Peters, 1963-1967, p.183. URL de l’image : L’improvisation musicale selon Cornelius Cardew - Balises - Le magazine de la Bpi


Le temps s’étire, s’allonge, s’arrête, nous vieillissons ensemble, en musique. La terre tourne en trois cent soixante-cinq jours autour du soleil, le temps de jouer cette partition ne se compte pas, ni d’ailleurs le temps de la comprendre, de la ressentir. Nous nous asseyons et attendons que l’aimant fasse son travail. Rapide ou lent, peu importante, il ne s’agit plus de compter le temps mais d’attendre, qu’il s’impose. Un temps discontinu qui tire sur le fil de notre curiosité ; on veut la réponse ! Il n’y en a pas, c’est comme cela… Nos yeux se piquent de ce temps que nous prenons pour comprendre. Mais il faut arrêter de comprendre, il faut accepter d’attendre. Mâchoire relâchée, rétine décrisper, les bulbes capillaires affaissés, on attend… ça viendra. Ici le temps se pense autrement, non plus comme une injonction à le prendre ou non, mais à le concocter puis l’humecter, il faut que ça mijote.


Quelques années après la parution de sa partition, Cornelius Cardew publiera finalement un traité pour comprendre son traité, oxymore d’un code absent, davantage sous la pression du public que de sa propre initiative. Finalement peu utilisé, ce petit livret se place comme une béquille aux instruments des musiciens qui, dans la grande majorité, jouent le jeu de l’expérience.


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1 Dorflès Gillo, « Objectivité et artifice dans la notation musicale moderne (1ère partie) », Musique en Jeu : Notations/Graphismes, Paris, Éditions du seuil, 1973, p.14-23.


Ressources



Interprétation de l’œuvre


mise à jour le 21 février 2022


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