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CARAVAGE / La morsure enfouie (Léa BAKERDJIAN)

Notice

Michelangelo Merisi da Caravaggio, Garçon mordu par un lézard (1593-1594), 65,8 x 52,3 cm. Florence, Fondation Longhi

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Michelangelo Merisi, dit Caravage, est un peintre italien de la Renaissance, né en 1571 et mort en 1610. Fils d’un maçon mort de la peste en 1576, le jeune Michelangelo Merisi est encouragé dans sa vocation artistique par sa mère et apprend la peinture auprès de l’un des plus grands de ses contemporains milanais, Simone Peterzano. Lorsqu’il quitte sa Lombardie natale pour Rome en 1592, Michelangelo Merisi est encore un illustre inconnu. Son talent est cependant assez vite remarqué, et particulièrement l’aisance avec laquelle il peint les natures mortes. Il contribuera à développer le genre, notamment en intégrant les natures mortes dans la série de ses autoportraits de 1593, comme Le jeune Bacchus malade ou le Garçon avec un panier de fruits, qu’on trouve dans la Galerie Borghese. C’est dans cette série d’autoportraits à natures mortes qu’il peint aussi Le Garçon mordu par un lézard, daté de 1593-1594.

Nous ne savons pas grand chose de sa vie, qui fut mouvementée mais pleine d’opacité et d’interrogations. Ce qui est sûr, c’est que son travail a eu une influence déterminante pour le développement de la peinture et de l’art en général, principalement par sa technique très appuyée du clair-obscur, versant dans le ténébrisme, et pour son réalisme extrême dans le traitement des sujets. À cet égard, son œuvre a inspiré le réalisateur Martin Scorsese, comme il s’avère de quelques scènes de Goodfellas ou de Mean Streets. Toutes les scènes dans le bar de Mean Streets sont ainsi conçues selon la technique du clair-obscur qui fut caractéristique du Caravage. Scorsese prétendit à propos du peintre qu’«il aurait fait un très grand réalisateur, sans aucun doute».


Compte rendu (février 2021)

Ce tableau frappe.

Vieux de plus de quatre cents ans, il frappe encore son spectateur comme s’il sortait tout juste de l’atelier du peintre. Il ne frappe pas parce qu’il est beau, ni parce qu’il est laid. Ces questions n’importent que peu ici.

Ce qui frappe à la première vue de ce tableau, c’est la douleur criante dans le regard du garçon qui est dirigé vers le spectateur. Cette douleur se perçoit à la posture tendue du sujet pris dans un saisissement. Elle est aussi rehaussée par l’usage du clair-obscur, méthode qui consiste à créer un contraste entre des zones sombres et des zones claires pour mettre ces dernières en relief, procédé dont Caravage demeure le maître. Il permet ici de réduire tout le tableau à la douleur du garçon, à ce regard déstabilisant, glaçant, qui nous transmet son effroi sans aucune médiation. À l’inverse, le lézard, cause subreptice du saisissement du garçon, est à première vue quasiment invisible, presque dissimulé dans la nature morte qui est incluse dans le tableau.

Le mouvement en avant de l’épaule contraste avec le recul de la tête, ce qui intensifie encore l’expression de la douleur. D’ailleurs, le jeune homme s’hérisse devant nous, comme cela ressort aussi de la crispation de ses mains, notamment la main gauche, de laquelle il fait un geste de frayeur. Sur sa main droite, tous ses doigts semblent essayer de s’échapper de quelque chose, à l’exception du majeur, mordu par le lézard.

Ce qui frappe encore, quand on regarde ce tableau, c’est la jeunesse du garçon, comme si aux yeux du Caravage cette jeunesse était nécessaire à la représentation de la scène. Car c’est aussi l’un des effets du clair-obscur que le peintre a recherché, en faisant ressortir la jeunesse du personnage par le blanc éclatant qui domine au centre du tableau, et symbolise la pureté présumée de la jeunesse. L’épaule blanche qui est découverte donne au tableau une dimension presque érotique, qui semble à première vue en contradiction avec le thème de l’effroi.

Et pourtant… au fur et à mesure que nous scrutons le tableau, notre regard glisse vers ses parties sombres, et un sens latent semble poindre qui explique autrement la souffrance du jeune homme.

En effet, à la clarté de l’épaule et d’une partie du visage fait écho celle de la rose blanche dans les cheveux du garçon, rangée derrière son oreille. C’est sans doute en voulant s’emparer des fleurs dans le vase qu’il s’est fait mordre inopinément par le petit vertébré caché parmi les feuilles sombres. Le désir du garçon de cueillir ces fleurs dans le vase nous incite à rêver à la vie mouvementée et obscure de celui qui nous laissa ici son autoportrait.

Une dimension érotique plus nette se fait voir ainsi dans le désir ressenti par le garçon de saisir les fleurs dans le vase, et qui l’a amené à se blesser à la place. À l’inverse de la rose que le garçon a dans les cheveux, celle dans le vase, rempli d’eau, semble fanée. Si la fleur évoque le désir amoureux, alors le Caravage pourrait bien avoir voulu faire transparaître l’idée d’un amour fané ou perdu, comme le symboliserait la fleur dans le vase dont le jeune homme n’a pas eu le temps de s’emparer. Le saisissement provoqué par la morsure du lézard symboliserait alors la souffrance inopinée des amours contrariées qu’a ressenti pour la première fois le jeune peintre.

Cette allégorie de l’amour récusé qui est implicitement représentée ici, est à mon sens le message le plus frappant que le peintre tente de nous transmettre, alors même qu’il ne se perçoit pas immédiatement. La blessure du jeune homme nous frappe dans la blancheur du tableau, tandis le vrai sens de sa douleur n’est éclairé que dans l’ombre. Une ambivalence s’installe ainsi dans le jeu du clair-obscur. Un sens profond mais enfoui dans les teintes sombres symbolisant un amour blessé éclaire singulièrement la partie illuminée du tableau qui se perçoit d’abord.

Ce tableau est bel et bien tout juste sorti de l’atelier du peintre. Il nous saisit à chaque fois que nous croisons le regard de ce jeune homme, nous rappelant les morsures enfouies de nos propres douleurs.


mise à jour le 15 février 2021


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