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BOUGUEREAU / Dans l’enfer de Dante (Giorgia PASTORELLO)


bouguereau
William-Adolphe Bouguereau, Dante et Virgile aux enfers, 1850. Huile sur toile, 281 x 225 cm. Paris, musée d'Orsay.
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« Le Gianni Schicchi se jette sur le Capocchio, son rival, avec une furie étrange, et il s’établit entre les deux combattants une lutte de muscles, de nerfs, de tendons, de dentelés dont M. Bouguereau est sorti à son honneur. Il y a dans cette toile de l’âpreté et de la force, – la force, qualité rare ! »¹.


Âpreté.
Ce sont les mots de Théophile Gautier, décrivant le tableau du Bouguereau dans la section des « Artistes modernes » du Catalogue illustré des œuvres de W. Bouguereau de 1885. En reprenant les mots de Dante, Gautier souligne l’attention de Bouguereau pour la musculature et le drame narratif, aspects qui sautent aux yeux des spectateurs lorsqu’ils voient le tableau pour la première fois.

À la suite de deux défaites aux Prix de Rome de 1848 et 1849, le jeune peintre William-Adolphe Bouguereau décide d’impressionner le public en s’attaquant à un sujet difficile de l’histoire littéraire : il choisit un épisode tiré de la Divine Comédie, célèbre poème composé entre l302 et 1321 par Dante, écrivain et penseur florentin. Ainsi, à l’occasion du Salon du Palais Royal de 1850 à Paris, est exposé pour la première fois le tableau Dante et Virgile aux enfers, voué à une notable célébrité. Le choix du sujet est dû aux études conduites à l’École des Beaux-Arts, études qui avaient permis à Bouguereau de découvrir les toiles de grand peintres néoclassiques, et notamment de son illustre prédécesseur, Eugène Delacroix, que la Barque de Dante, alias Dante et Virgile aux enfers, exposé au Salon de 1822, avait contribué à rendre célèbre. Lorsque l’on compare les deux tableaux, il est possible de percevoir une reprise, de la part de Bouguereau, de la toile de son précurseur. Cependant, il dramatise mieux le sujet, en mettant en avant les figures de l’enfer, alors que la toile princeps met les poètes au centre, aspect qui amenuise l’effet de la représentation.

La toile représente en effet les personnages que Dante et son guide Virgile rencontrent dans le huitième cercle de l’enfer, siège des faussaires, à savoir ceux qui pendant leur vie ont falsifié de l’argent, des objets, des personnes (en usurpant leur identité) ou des mots (en étant menteurs). Selon la loi du contrepasse², principe régulateur de chaque peine des damnés dans l’univers dantesque, les faussaires sont victimes de maladies terribles qui les défigurent, comme dans le cas de Gianni Schicchi, usurpateur d’identité soumis à une rage incontrôlable. Ces maladies défigurent les damnés et pour ainsi dire falsifient leur nature – comme ils l’ont fait eux-mêmes avec la vie en faussant la vérité.

Nous pouvons constater la volonté de Bouguereau de montrer son habilité technique en capturant des corps nus dans des poses très tendues. Car comme le soulignait Gautier, Bouguereau a représenté les deux âmes damnées de Gianni Schicchi et de Capocchio au centre de la toile, dans un moment de grande férocité. Le premier, l’usurpateur d’identité, s’était approprié l’identité d’un homme déjà mort afin de détourner son héritage, alors que le second était hérétique et alchimiste. Dans un élan d’une grande brutalité, Schicchi mord violemment le cou de son adversaire tant en lui assénant un coup de genou dans le dos. Capocchio, au visage rouge et contracté de douleur, n’abandonne pas pour autant le combat en empoignant férocement la chevelure rousse de Schicchi. À l’arrière-plan, deux hommes observent la scène debout, l’air sombre et perplexe à la fois. Le premier, vêtu d’une longue toge blanche, est Virgile, le plus célèbre des poètes latins, comme on peut le déduire de la couronne de laurier posée sur sa tête, symbole de gloire et de reconnaissance sous l’antiquité. Quant au second, en habit rouge, il s’agit de Dante, observant la scène avec indignation et terreur. À droite, des corps anonymes sont regroupés indistinctement, plongés dans les flammes, tandis qu’une figure démonique avec deux larges ailes de chauve-souris surplombe la scène avec un sourire grimaçant. Cette présence surnaturelle ramène dans la toile l’atmosphère du romantisme noir, qui trouve ses origines dans le gothique anglais du XVIIIe siècle. Dernier détail glaçant : en bas à droite, un cadavre aux poings serrés est figé dans une expression de douleur terrible.

Chaque personnage donne à voir l’émotion ressentie de ce moment fulgurant : il s’agit de l’étonnement pour Virgile et de la crainte pour Dante, tandis que Schicchi exprime de la colère et de l’acharnement dans sa morsure qui fait crier Capocchio. Seul le démon rit et se délecte de la peur et de la surprise ressentie par les deux poètes. Un jeu de regards se met ainsi en place : le spectateur est attiré par les âmes luttantes, comme Dante et Virgile qui, eux-aussi, se focalisent sur les damnés, tandis que le démon regarde les poètes. Nous pouvons penser que l’artiste, pour peindre cette scène, s’est inspiré des mots de Dante qui suivent :

Mais ni à Thèbes, ni à Troie, jamais en aucun lieu on ne vit autant de furie, ni si cruelle à déchirer, non des membres humains, mais des animaux même, que j’en vis en deux ombres pâles et nues qui, en se mordant couraient, comme le porc lorsqu’on ouvre l’étable. L’une se jeta sur Capocchio, et au nœud du cou enfonçant les dents, elle le tira de manière qu’elle lui fit gratter le ventre contre le fond solide ; et l’Arétin, qui demeura tremblant, me dit : « Ce follet est Gianni Schicchi, qui, dans sa rage, va ainsi accoutrant les autres »³.

Le poète, témoin impuissant d’un combat sans merci, dépeint cette scène à travers ses mots pour nous donner une idée de ce qui est en train de se passer dans la huitième bolge. Il décrit la lutte entre les deux damnés en en soulignant la cruauté : « en se mordant couraient, comme le porc lorsqu’on ouvre l’étable »⁴. La violence peinte par Dante avec les mots prend sous le pinceau de Bouguereau des teintes infernales.

Car le Leitmotiv de la scène est la terreur. Elle caractérise en effet tous les personnages présents : les âmes luttant, les poètes regardant, le cadavre grimaçant allongé sur le sol et, certainement aussi à sa manière, le démon ailé, incarnation de la terreur pour le spectateur. Même les couleurs du tableau traduisent cette atmosphère effrayante : Bouguereau a choisi des teintes sombres, où le rouge et le marron dominent, pour représenter ce lieu infernal, tout en mettant en relief les deux corps luttant par des tons plus lumineux, qui attirent le premier regard des spectateurs. La couleur permet en outre un démarquage spatial dans le tableau : les tons les plus clairs sont placés à l’avant, alors que les plus obscurs sont à l’arrière.

Aspect saisissant du tableau est l’extrême réalisme de la scène, exacerbant la cruauté de la représentation : les corps de Capocchio et de Gianni Schicchi sont peints de façon si précise qu’ils semblent être photographiés. Tendons, muscles, nerfs et peau étalés nous donnent l’impression d’assister effectivement à cet affrontement et d’avoir ces deux corps devant nous. Le peintre exagère les contrastes et exacerbe la puissance des corps : il suffit de regarder les doigts de Schicchi s’enfoncer dans les plis de la chair de Capocchio. En nous rappelant les mots de Gautier de l’épigraphe, nous pouvons admirer toute l’audace du peintre : « il se livre à une sorte d'exploration des limites esthétiques : exacerbation des musculatures, allant jusqu'à la déformation expressive, outrance des postures, contrastes des coloris et des ombres, figures monstrueuses et grappes de damnés »⁵.

En représentant l’enfer sans filtres, l’œuvre académique de Bouguereau fait figure d’exception : l’artiste nous place face au contraste infernal des émotions fortes et diversifiées représentées sur une scène dont l’effet, engendré auprès des spectateurs, est bien cette âpreté qu’évoquait Gautier – mais l’âpreté de l’enfer.


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¹« Catalogue illustré des œuvres de W. Bouguereau », dans Artistes modernes, Paris, éd. Baschet, Libraire d’Art, 1885, p. 15-16. Disponible sur: https://archive.org/details/catalogueillustr00boug?ref=ol&view=theater, consulté le 14 décembre 2022.
²La loi du contrepasse est le principe régulateur de l’univers dantesque, choisissant la peine à affliger aux damnés par le contraire de la faute ou par analogie de celle-ci.
³Dante, Divine Comédie, trad. Lammenais, Flammarion, Paris, 1910. Disponible aussi à l’adresse suivante : « https://fr.wikisource.org/wiki/La_Divine_Comédie_(traduction_Lamennais) », consultée le 16 décembre 2022.
Id.
⁵Citation tirée du site du Musée d’Orsay. Disponible à l’adresse : https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/dante-et-virgile-153692, consultée le 4 décembre 2022.


mise à jour le 6 février 2023


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