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Vies de poètes fictifs I

Écrire avec les livres - 2017


CAHIERS D’UN JEUNOT
Shane Haddad

Sans doute Mathias Raymond est né en 1931, puisqu’on dit qu’il est mort en 1963, à tout juste 32 ans. Sans doute Mathias Raymond est né en Décembre, puisqu’on dit qu’il était blanc comme la neige et calme comme la lune. Il reste un long mystère, ce jeune, puisque rares sont les personnes qui le connaissent sous ce nom. Mathias est le jeune garçon, Pierrot est le poète.

Mathias le silencieux est né à Tourville-Sur-Auge là-bas en Normandie, reculé dans les terres, éloigné de l’ambition. Marthe et Jean sont ses parents, deux gaillards maigres et raides intransigeants et pourtant transgressés par leur propre enfant. Du coin de l’oeil, Marthe dirige la maison sans qu’un mot ne soit pipé. Aucune plainte, mais aucun sourire et l’éternelle rancoeur sur le visage. Marthe fait peur, oui, c’est ce qui dégouline des poèmes du jeunot. Jean est sans doute un bon chrétien, proche du prêtre mais loin de Dieu. L’enfance du fils unique se résume à faire face sans rien dire à deux antisémites. Deux hargneux qui font germer la haine dans le ventre de Mathias. Alors sans crier gare, le petit marmot arrose cette haine contre ses propres racines, viscérales et dégueulasses. Mathias est sage, il a su construire un double qui lui ressemble, qui lui ôte la parole à table et débarrasse en paix les assiettes. Le silence l’a protégé, plus tard il l’écrira comme ça : « Le silence résonne / et m’empêche d’entendre / les ombres de mon passé »

Mathias n’apprécie pas ses parents. Et de vous à moi, il ne semble pas non plus les aimer. Mais il continue ses études à leurs côtés, parce que ça lui plait de s’échapper la journée pour travailler, apprendre des choses sur le passé, réfléchir et fuir sa sourde maison, propre mais souillée. On dit que ses parents ont dénoncé des juifs habitants dans un toit pendant deux ans. On dit que Mathias, ce jour-ci où il a croisé une voiture de police au loin et a entendu ces cris juifs dans le fond de son sommeil, Mathias est devenu Pierrot. Pierrot le double, celui qui protège. Cette nuit-là, il a su que ses parents ne seraient plus que des gens, anonymes et pourris, dans une maison morte, et là vers trois heures quarante du matin, il a écrit son premier poème d’horreur et de peur qui en fit cet être silencieux et aimant mais timide et errant. Pierrot mélancolique accroché au ciel pour fuir sa chambre crasseuse. Cette nuit, il a écrit Les visages du sommeil.

Cette même nuit où les juifs sont partis, il a vingt-et-un ans. Ses études sont finies, alors au Diable les parents, qu’on s’recroise dans les bas-fonds, où vous porterez votre crime comme je porte ma haine. Mathias sait bien que sa poésie ne vaut rien, évidemment qu’il ne cherchera pas à la publier, elle n’est qu’un moyen de rabibocher l’écorchure énorme qui violente son corps. Il sera prof’ de français à Villeneuve-les-Avignons loin de la pluie et du passé chez sa tante Marguerite. Mathias se sauve.

À pieds qu’il est, sur les routes vers ailleurs. Rien de spécial à la main, un cahier (sans ça il ne serait pas poète) et des cigarettes, son silence et son existence. Il marche. Je l’imagine avancer sans un bruit sans doute affamé le pouce levé vers une voiture bien intentionnée qui partirait vers Marguerite sa tante bien-aimée avec qui les correspondances n’ont jamais cessé. C’est parce qu’il a levé ce pouce droit tout au long de la route que Mathias n’est pas parti à Villeneuve-les-Avignons. Ce pouce levé et le regard absent il a marché avec des semelles usées et après des jours et puis encore des jours une voiture s’est arrêtée. Une voiture qui part pour Paris pas le choix, c’est comme ça, tu viens ou tu viens pas, mais tu verras Paris c’est sympa et puis vu ton état, t’aurais besoin de te reposer. C’est comme ça, vous l’voyez bien, épuisé et abandonné, il ne décline pas. Mathias monte. Enchanté, moi c’est Émile. Tu m’brises le coeur dis, on a le même âge t’en fais quinze de plus. C’est quoi ton nom sinon ?
 Moi c’est Pierrot.

Il part vers Paris contre lui, les choses en ont décidé ainsi.
Pierrot se trouve une chambre petite mais lumineuse aux périphéries. Là aussi il va marcher pour rencontrer les autres qui peuplent la ville. Les rumeurs sont que l’on ne croisait jamais le jeune dans le centre si parfait de Paris. Il se trimballe dans les rues plus sombres, dans les bars plus glauques, parce que ça lui plait de regarder les gens qui ne font pas de bruit dans l’histoire du monde. Ça lui plait de se faire tout p’tit et d’observer ce qui semble sale. Les rumeurs continuent de dire que ni la tour Eiffel, ni Notre-Dame, ni le Pont neuf, ni le Grand palais, ni le Parnasse ni toute sorte d’institution ne lui ont plu. À vrai dire, il a l’air de se conforter dans l’anonymat.
« Regardez dégueuler ces beautés vulgaires, marquées, gueulardes et amoureuses ». Ses années à Paris sont imprimées dans la chair de ses cahiers.

Il fait ses heures de travail dans un lycée malmené, et il se balade. À force, Pierrot les a rencontrés, ses compagnons de vie. On ne connait pas le poète sans ses acolytes. Je le vois bien entrer dans ce bar à l’aveuglette comme toujours, descendre les escaliers en pierres, entrer dans cette cave enfumée et ces hommes en costards et ces belles femmes toujours coiffées maquillées parfumées. Je le vois observer avec sa cravate fine et sa veste noire un peu boulochée par le temps et la solitude, et puis là, flasher sur les deux excentriques au fond du bar, dans l’ombre. La fille avec le grand sourire et le garçon avec ses cheveux en bordel. Ils ont le même âge tout juste. Pierrot a du s’approcher doucement, sans faire de bruit, passer à travers les couples dansants, et commander un verre à côté d’eux. Puis leur jeter quelques coups d’oeil, et finalement la conversation s’entame.

C’est la fille qui lui parle en premier. Ça on le sait d’une correspondance avec Marguerite. Salut, t’es venu ici pour quoi ? Nous pour critiquer tous ces bourgeois. Ça te fait rire ? Moi c’est Zinzi.
Pierrot, Enchanté.
Il n’a passé la soirée qu’avec la fille, l’autre gars était occupé à charmer les bourgeoises. Puis la nuit aussi. Zinzi et Pierrot ce fut l’histoire d’une nuit. Zinzi l’a aimé, pas lui. Pourtant elle est belle, sur les photos. C’est son amie, on le sait. Sa meilleure, sa moitié, mais juste son amie.

Le lendemain et le surlendemain et tous les lendemains des cinq années à venir, Zinzi et Pierrot ne se quittent pas. Après la nuit d’amour, les deux se retrouvent dans un bar le soir, et la jeune lui présente tous ses camarades de vie. Des artistes pour la plupart, tous jeunots. Et dans cette équipée trône Mathieu le grand Mathieu, celui qui la veille était parti avec la bourgeoise, Mathieu aux cheveux débraillés, Mathieu le serveur sympathique et souriant, extravagant et amant toujours de Pierrot. Ils se voient et je parie que Zinzi comprend, Pierrot ne sera pas à elle. Allez savoir, ce trio infernal est peut-être là où le poète puisa son inspiration.

Les cinq années sont insouciantes. Pierrot au milieu de tout ça qui écrit et écrit sans relâche, mais sans le dire aussi. Des cahiers et des cahiers, tous les mêmes, tous sobres et calmes, soigneusement rangés dans un placard.
Pierrot et Mathieu au milieu aussi. Qui se raccrochent toujours l’un à l’autre, incapables de se séparer, mais incapables de s’afficher. Rester discret pour Zinzi, qui sait mais ne dit rien, et surtout pour vivre en paix. Peut-être ont-ils raison. Zinzi est mannequin, elle peut consoler son chagrin avec l’argent et la séduction.
Les trois s’aiment quand-même, c’est une fraternité qui marque. Chacun a sa part de révolte, l’une veut sa liberté, l’autre déteste ses parents et renie son passé, le dernier est orphelin, tout simplement. Ils se donnent à chacun quelque chose, personne n’est jaloux, au début. Ils vivent la journée et se retrouvent le soir et les vacances, aucune question ne se pose. L’été pour profiter, c’est la fameuse virée chez Marguerite. Deux mois dans le sud et trois semaines plongés dans le festival d’Avignon. Pierrot traverse le tourbillon du théâtre, il croisera même Jean Vilar au loin, passer comme un spectre. La foule grandit d’années en années, une ville en fête, l’art en explosion. La chaleur tape, la nouveauté s’allonge. Tout à l’air neuf au théâtre. Les années sont belles, je crois. « Zinzi et Mathieu sont avec moi, sur la route pas de toit, et le soleil. Nous arrivons ma chère tante, prépare toi à un bain de fraîcheur avec les deux rigolos. Ils sont différents de moi, tu les aimeras. »

Jusqu’en 1959, les deux amants comme équilibrés l’un par l’autre ne se quittent plus. Puis Mathieu tombe malade de jalousie, pour cette fille qui suit le poète. Ce n’est pas qu’elle est une muse, non. Mathieu et Zinzi sont les seuls à savoir que leur ami écrit. Mais la fille anonyme qui suit le poète inspire Pierrot. Elle est silencieuse, elle est étonnante. Il écrit un peu sur elle, comme s’il en

faisait des portraits. Ça reste, pourtant parait-il, ça reste platonique, ça reste inspirant. Mais Mathieu est malade de jalousie, il fera de Zinzi sa muse de la nuit, une fois une seule fois. Zinzi lui tend les lèvres, parce que peut-être ça la rapprochera de Pierrot. Mais non. Pierrot à son tour devient fou. C’est brisé. Les nuits qui suivent sont tordues. Le poète écrit pour s’oublier, il efface ses élèves et sa vie. En quelques nuits Les brisés que l’on connait aujourd’hui sera écrit. Il s’épuise à s’enfermer et disparait. Finalement, avec quelques années de retard, il part chez sa tante Marguerite enseigner dans le lycée de Villeneuve-les-Avignons. Il s’enfuit à nouveau. Mathieu et Zinzi sont désormais derrière lui. À vingt-huit ans, Pierrot se range et reprend son nom. Maintenant, on l’appellera Mathias, et Monsieur Raymond pour les lointains. Sa vie est discrète. On ne connait pas Mathias. Celui-là n’écrit pas.

Les années vont. 1963. Mathias continue d’aller au festival d’Avignon. C’est comme une maison. Mais pas de signe à l’horizon des deux fantômes de ses journées.

Un jour, après l’été, c’est en septembre, les cours on commencé. Mathias a 32 ans, il est promu dans son lycée : il est jeune mais dévoué. Marguerite bientôt mourra. C’est un jour de septembre que j’imagine bien, le vent chaud souffle sur les arbres de la cour, et les élèves ont le teint qui sourit. À seize heures trente, monsieur Raymond rentre comme tous les jours à l’appartement. Il pose son cartable et son manteau. Il a une copine qu’il aime bien, elle est gentille, son nom c’est Françoise. Mais jamais il n’écrit sur elle. Françoise ne connaît que Mathias.

Bref, c’est à ce moment-là que quelqu’un toque, peut-être la copine mais en ouvrant la porte, non c’est Mathieu. Mathieu est là avec une ride nouvelle entre les sourcils, mais il est revenu. Je parie que les deux restent l’un devant l’autre à n’en pas y croire, juste à attendre sans oser se regarder mais en regardant quand même. Et puis l’on prend des nouvelles autour d’un café. « Entre, comment ça va » : on connait ce poème. 
Dans ses cahiers, Pierrot n’est pas timide. La retrouvaille est racontée. Sa vie est un roman sans romance pourtant. Zinzi n’a pas pu venir, à vrai dire elle n’a pas voulu, c’est trop douloureux. Elle est mariée. Ils restent silencieux. Jusqu’à ce que le lit parle pour eux. Françoise est oubliée.
 La nuit, ils ne dorment pas. Ils parlent et pleurent. Mathieu reste pour quelques jours. Il travaille, il n’a pas choisi, c’est malheureux. Dans la foulée le serveur débraillé s’excuse, et Mathias est à nouveau Pierrot. Au petit matin les volets sont entrouverts et le poète écrit. La nuit fut longue, mais la nuit fut douce.

L’amant rentre à Paris, et Pierrot ne l’accepte pas. C’est un verre de trop dans un bar trop grand qui le mène à la mort. Pourtant Pierrot n’était pas un alcoolo. C’était juste le dernier verre qui lui a empêché de réagir à temps lorsque le camion est passé.

Zinzi, Mathieu et Marguerite s’occupèrent des funérailles. Les parents de Mathias Raymond étaient présents. Sa mort n’a pas été discrète, comme il aurait aimé. Pierrot a été apprécié par son entourage. Les deux amis ont découvert l’oeuvre du poète. Gigantesque et rigoureuse. Comme si les textes avaient été préparés pour qu’un jour tout soit publié. Des dizaines de lettres de ses parents, lui demandant de ses nouvelles. La correspondance abondante avec Marguerite. Les poèmes, et les poèmes, et les poèmes.
 


Pierra Fauriant

Elle est une. Une perdue dans un monde d'homme qui depuis sa naissance l'écrase et l'interdit. Elle n'a que seize ans mais, déjà, elle pense sa vie finie. C'est hier que son âme est morte, hier qu'elle a vu ses espoirs détruits, hier qu'elle a rencontré Driss son futur mari. Celui que ses parents lui ont choisi.

Elle qui aime écrire des histoires d'amour deviendra l'épouse de cet homme qu'elle n'aime pas, la mère de ses enfants qu'elle apprendra à aimer avec le temps. 

"Pas poète", elle se répète ces mots comme pour apprendre sa leçon. "Pas poète", comme si elle voulait les graver en elle, les forcer à rentrer dans son esprit pour qu'ils fassent taire son désir d'écrire qui hurle en elle. Qui lui hurle de partir loin de sa famille et loin de cette vie dont elle ne veut pas.

Mais cette vie, elle la vivra. Pendant plus de cinquante ans elle sera l'épouse d'un homme qu'elle ne réussira jamais à aimer et la mère de cinq enfants qui ne suffiront pas à lui faire oublier son envie d'écrire de la poésie. C'est finalement à plus de soixante-dix ans, un an après la mort de son mari, que Elle réussira à écrire. La mort l'emportera elle aussi, peu de temps après, environ six mois mais, c'est l'esprit apaisé qu'elle partira. Tous ses poèmes non plus dans sa tête mais sur du papier, des centaines de papier. Et signés de son nom à Elle : Mya.


Chimène
Jeanne Quibel

C’est l’amour de Rodrigue. Et c’était son prénom. Le 22 février 1987, Chimène naquit. De son enfance à Saint-Malo, on ne peut pas dire grand chose. Vive et curieuse, elle s’épanouissait dans sa famille qui l’aimait. Rien de très romanesque à son grand désespoir. Elle ne savait comment s’extraire de cette normalité qui l’étouffait. Car elle rêvait d’être quelqu’un d’exceptionnel.

Elle se souvenait très bien du jour où elle avait voulu croire au signe. Elle avait 13 ans. Elle se cherchait un maître à suivre et elle était tombée sur la tombe de Chateaubriand. Elle aimait son sens de la mise en scène, d’une ironie tragique. Car à marée basse, les touristes se précipitaient pour déranger le célèbre écrivain dans son repos éternel. C’est lors de cette première rencontre, qu’elle avait décidé, à l’instar de Victor Hugo avant elle, d’être Chateaubriand ou rien. Oui, elle deviendrait écrivain.

Maintenant qu’elle avait pris sa bonne résolution, il restait à savoir ce qu’elle allait écrire. Elle se rendait bien compte qu’elle ne pouvait plus faire du Chateaubriand. Le créneau était déjà pris. Comme c’était la mode des mondes parallèles et des univers magiques, elle s’était mise à créer des histoires abracadabrantes sans retrouver le charme qu’elle trouvait en lisant Harry Potter. On disait cependant qu’elle avait un certain talent pour écrire. Alors elle persévérait en ayant à l’esprit des modèles trop grands pour elle. Rodrigue avait bien dit qu’« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années ». Et elle s’appelait Chimène.

De sa petite province, elle monta à Paris. Malgré un parcours scolaire prometteur, malgré les encouragements de ses parents à poursuivre ses études, elle laissa tout tomber pour se mettre à travailler. Elle était devenue serveuse dans un petit café. C’était un lieu de rencontre, c’était un lieu d’observation. Elle puiserait ici son inspiration. Tout allait se décanter. Et son talent allait être remarqué ! En parallèle, elle créa un blog. Elle venait d’avoir 20 ans. C’était l’âge de tous les possibles. Elle se voyait déjà remarquée par une maison d’édition, pour publier ses écrits. Elle se disait que son style avait évolué. Elle avait laissé tomber les histoires. Elle n’arrivait jamais à les écrire jusqu’à la fin. Les formes courtes étaient faites pour elle. C’était comme cela, qu’elle s’était mise à écrire sérieusement de la poésie. Finis les sonnets qu’elle écrivait au collège à la gloire de « l’écume qui nous enivre de ses sels marins ». Fini le lyrisme naïf de ses jeunes années. Annie Ernaux était passé par là. Elle écrivait désormais ce qu’elle aimait appeler des poèmes-nouvelles. Des poèmes en prose, ressemblant à des nouvelles, parsemés d’anecdotes qu’elle récoltait à son travail et dans la rue. Dans des moments de faiblesses, elle continuait ses odes à la nature, mais, sur son blog, elle postait ses hommages au quotidien et aux choses simples.

Vous y avez peut-être lu « Victoire et Félix » ? Poème qui entremêle les fantasmes de Victoire avec la réalité de sa vie. Elle reçu pour ce texte une centaine de commentaires très positifs. Mais la plupart des internautes n’avaient pas compris. Ils attendaient une suite alors que son texte était achevé. Elle continua cependant sur sa lancée. Elle affirma le caractère poétique de ses écrits. Ses articles ne s’appelaient plus « poème-nouvelle », seulement « poème » pour ne plus créer ce genre de confusion. Mais à chaque nouvelle publication, une question revenait : « à quand la suite des aventures de Victoire et Félix ? », « C’est dommage de vous acharner à écrire des poèmes alors que la nouvelle Victoire et Félix est beaucoup plus réussie et ne demande qu’à être continuée. » A peine un an et demi après sa création, elle se retrouva seule sur sa page. Les gens ne lisaient plus. La mode des blogs se passait, et ils étaient sur Facebook désormais.

Le constat était amer : à 20 ans, Rimbaud était déjà grand parmi les grands. Et elle, à 22 ans, n’était que serveuse dans un café. Elle ne voulait plus l’avis des autres sur ses textes. Elle n’écrivait désormais que pour elle. La poésie faisait partie de sa vie. Et elle serait un poète maudit de son temps. Un jour, on découvrira la maturité et l’élégance de son oeuvre. Un jour, « Victoire et Félix » sera considéré comme un vrai grand poème. Si elle ne pouvait être Rimbaud, elle serait Van Gogh. Avec les problèmes d’absinthe en moins.

Pour parfaire ses écrits, il fallait qu’elle continue d’être à l’affut. Elle se promenait chaque jour, avant son service, dans Paris. Vous l’avez sûrement croisée. Mais vous ne l’avez pas remarquée. Elle, par contre, avait peut-être dans l’un de ses cahiers à spirale une phrase pour traduire votre démarche, un mot pour qualifier votre silhouette ou une expression qui transcrivait un de vos tics qui vous semblaient sans importance. 

C’était pendant l’une de ses innombrables balades qu’elle rencontra Hélène. Elle était devant la tombe de Camille Corot, au Père-Lachaise. Elle ne renonçait toujours pas aux signes. Corot était mort un 22 février, le jour de sa naissance. Elle se sentait reliée au peintre par un mystérieux lien. Elle était en train de se recueillir, comme elle en avait l’habitude. Elle lui parlait mentalement, lui racontait ses espoirs, ses rêves. Elle aimait bien le voir quand elle était déprimée. Hélène s’approcha d’elle, lui demanda si par hasard, elle savait où se trouvait Balzac. Chimène avait plus ou moins terminé son dialogue intérieur avec le peintre. Elle l’accompagna à la rencontre de l’écrivain. Elles commencèrent à discuter. Ou plutôt Hélène se mit à parler. Elle trouvait sans problèmes des sujets pour deux, elle relançait, elle alimentait la conversation. Hélène était l’une de ses personnes qu’on remarque dans la rue. Son manteau vert ne la quittait jamais. Chimène avait l’impression d’être dans un film. Combien de fois avait-elle imaginé qu’un inconnu viendrait vers elle ? Que cette inconnue lui permettrait de reprendre sa vie en main ?

Les deux femmes ne se quittèrent plus. Ce fut comme une renaissance pour Chimène. Peut-être pouvait-on vivre sans avoir de grand destin ? Elle aimait le charme simple de leur journée, le calme réconfortant de leur nuit. Hélène encouragea Chimène à quitter son petit café. Elle travaillait dorénavant dans une librairie. Au plus près de ceux qu’elle rêvait de côtoyer. Et cela lui plaisait. Car même si elle ne trouvait plus le temps d’écrire, Hélène lui suffisait. Elle avait trouvé son Rodrigue. 

Leur histoire se termina en 2015. Quatre ans après leur première rencontre. Elles avaient quitté Paris. Elles voulaient voir la mer depuis les falaises de Normandie. Chimène retrouvait le vent et l’atmosphère salée qui lui manquait tant. Hélène conduisait. Sur le trajet du retour, elle ne vit pas la voiture qui arrivait en contre-sens. Chimène croyait encore au signe. Ce ne pouvait-être un hasard que sa vie se termine après qu’elle ait eu 27 ans. Hélène n’aima plus les signes quand elle découvrit les carnets et les poèmes que Chimène lui avait cachés. Elle tenta de faire publier un recueil posthume mais aucune maison d’édition ne lui répondit. Alors elle rangea tout cela dans un carton qu’elle mit dans un coin de sa maison. Elle le recouvrit de son manteau vert. Et elle s’en acheta un bleu.
 


Nicolas Carton 

Pénélope aimait faire des vers depuis sa plus tendre enfance. Elle avait grandi dans une famille aisée et suivi sa scolarité au pensionnat de Sainte-Marie-les-Alouettes à Nogent-le-Rotrou. Elle aimait lire et faire des broderies. Elle était toujours polie et serviable. On disait d'elle : comme elle est gentille ! Elle composait des poèmes sur un petit cahier bleu qu'elle emmenait partout. Son premier poème s'appelait : Ode au rossignol chantant. Il commençait ainsi : Vole petit rossignol, Elance-toi dans le vent, Chante petit rossignol, Tu nous égayes tant.

Pénélope eut une adolescence normale, entre goûters chez les cousines et weekends scouts à la campagne. Elle continuait de remplir son petit cahier bleu de ses inspirations champêtres. Elle écrivit un soir celui-ci : Tape petite pluie. Tape petite pluie, sur la tente qui pleure triste, Tape petite pluie, sur mes années qui quittent la piste.

A vingt-cinq ans son papa décida qu'elle devait se marier : elle épousa François qui était champion de France de voiture à pédale et maire de Trougnac. Elle poursuivit sa belle destinée : elle eut huit enfants, deux chiens, un perroquet et trois chèvres. Elle écrivit alors Il est quatre heures. Il est quatre heures, ô quel bonheur, quand vient le goûter, j'ai envie de siffloter.

Un jour, elle alluma la télé, qu'elle regardait peu. Elle vit qu'on parlait d'elle. Elle ne comprenait pas, elle n'avait pourtant rien fait ! Elle changea de chaîne, partout elle se vit, elle était partout, elle se voyait partout ! Et le pire, c'est qu'on lui reprochait de n'avoir rien fait, c'était le comble ! Elle éteignit la télé, reprit son cahier et se mit à griffonner nerveusement : Pas gentil, vous n'êtes pas gentils, non non non non, vous n'êtes pas gentils. Mais elle n'arrivait pas à écrire davantage, elle avait perdu l'inspiration. Elle perdit ensuite l'appétit, la santé et l'envie de vivre. En trois semaines, elle glissa vers la mort sans résistance. On l'enterra dans le caveau familial en lisant son premier poème : Vole petit rossignol, Elance-toi dans le vent, Chante petit rossignol, Tu nous égayes tant.


Sophie
Astrid Génermont

 

Ma petite Sophie,

Beaucoup de gens ici te connaissent peu.

Il faut dire que tu es tellement secrète.

Tellement discrète.

Alors je vais leur dire qui tu es !

 

Tu es née le 11 octobre 1997 à Roubaix et tu es morte le 1er février 2017 dans cette même ville. Ta vie n'a malheureusement pas été bien longue...

Tu aurais dû avoir vingt ans comme moi, cette année. Vingt ans, le bel âge ! Mais tu ne le connaîtras pas.

 

Ton enfance, elle est comme tu le dis toi-même « à la fois triste et joyeuse » : des naissances, des décès, le divorce de tes parents, la maladie de ton papa, ta complicité avec ta sœur jusqu'à son départ de la maison.

A la fin de celle-ci, c'est plus triste que joyeux.

 

Et puis tu rencontres Markus, Markus !

A ce moment là tu pèses 47 kilos de désespoir

Car l'anorexie commence à te ronger.

Tu as seize ans. Lui aussi.

Tu vis deux belles années d'amour avec lui.

Et un jour, sans crier gare, il s'en va.

Tu ne t'en remettras jamais, on le sent dans ton écriture.

 

Tu as dix-huit ans. Tu commences à écrire.

De la poésie surtout. Tu veux t'échapper.

D'abord quelques vers, puis quelques strophes et enfin des poèmes complets.

Un recueil que tu appelles Markus, en hommage à lui...

 

Tu me dis que quand tu rentres le soir, chez toi, tu espères secrètement qu'il sera là, c'est bête, tu le sais bien. Il ne viendra plus. Mais tu as toujours cet espoir débile !

Alors tu te raccroches à l'écriture.

De toute façon, c'est tout ce que tu as.

En perdant Markus, tu t'es perdue, toi-même.

 

Grâce à l'écriture, tu vas presque mieux.

Mais presque n'est pas assez.

Les poèmes ne suffisent pas...

Ils n'arrivent pas à t'auto-guérir.

 

Tu ne trouves pas ta place dans le monde

Car pour toi elle était avec Markus, ta place.

Tu as l'impression de ne pas être maître de ta vie.

Tu n'arrives pas à te prendre en mains et tu te laisses aller.

 

Tu meurs tandis que tu es en vie de la même façon que tu pleures tandis que tu ris.

Tu as cessé d'y croire. Tout simplement.

L'espoir, c'est ringard !

Tu aimes dire que l'amour est le meilleur médicament mais que c'est aussi la pire maladie.

 

Tu continues tout de même à écrire.

Tu ne sais plus faire que ça.

Tu ne montres pas tes poèmes. Tu ne veux pas.

C'est de toi qu'il s'agit.

Et puis à quoi ça servirait ?

Il ne reviendra pas.

J'en lis quand-même quelques-uns en cachette.

 

Tu décides de te suicider. Tu jettes tes écrits.

Tu te rends dans une forêt.

Tu choisis la méthode la moins douloureuse mais la plus sûre,

Tu souffres déjà assez.

Tu t'empoisonnes. Voilà tout.

Et tu attends la mort comme on guette une amie...

 

Tes écrits ne fleuriront jamais car l'hiver les as gardés.

Tu rêvais de poésie, tu es morte de prosaïsme.

Le vent soufflait, tu étais là...

Repose en paix, mon amie !


Biographie du poète

Gilgamesh

Il n’a pas eu de mère sinon la Terre. Il n’a pas eu de père sinon le feu. Il n’a pas reçu d’âme sinon son espèce. Aucun document n’a jamais attesté ni sa naissance, ni sa mort. Pourtant il écrit le monde et la nature depuis toujours. Oublions la raison. Qu’importe sa vie quand son œuvre le définit !

On retrouve ses textes sur les papyrus de la première dynastie. Bouddha le cite en exemple, la ville d’à côté vivant de ses paroles. Confucius l’a aperçu dans les montagnes, en ermite, une fois, puis il disparut, peintre des parois de sa caverne. Les fouilles en Crète ont extrait le Récit des Anges dont la première phrase a accompagné pour toujours la vie de Napoléon : « les œuvres survivent leur mort ». On le dit barde des conquêtes du premier, Jinmu. Son évangile détonne de clarté et de pitié ; sa sourate glorifie l’humble et le miséreux. Callius Florus explique comment ses 5 frères et lui ont appris les langues et la poésie en sa compagnie : n’en a-t-il pas fait les maîtres de la langue latine ?

Il réapparait au XIIème siècle en Sicile : encore une fois seul son De Absoluti nous parvint. Je rappelle qu’il n’apparait dans aucun registre, simplement un moine, un jour, le trouva sur son lit de cellule. On rapporte que Guo Khan a ramené de Bagdad son chant aujourd’hui perdu et recouvert de boue au lac de l’ouest, lac formé des larmes de l’ancien général chinois, debout contre la pierre. Les murs de Tenochtitlan décrits par l’homme de fer l’attestent comme fou parmi les hommes, lui qui décora le temple des sacrifices de ses vers. La seule partie compréhensible dit : « Avec le second Aboubakri j’ai…….. Soleil et Terre …. Le mur de l’ouest [disparut sous les assauts espagnols NDT] concilie le néant avec…… ».

A cet instant, ses pas s’embrument, étrangeté que n’a pas manqué de relever Jean-Viktor Christophe dans son Paradoxe du Poète: alors que les écrits s’impriment et perdurent, il disparaît du monde.

Certains ont hurlé et hurlent encore au canular de toute la force de leurs poumons. Mais sa voix à lui s’est jointe au vent. Elle a souri aux bourrasques des éphémères et embrassé son immortalité entre les ailes des abeilles et des guêpes. L’on dit qu’elle susurre parfois son nom aux plumes. Alors, elle apparait, musique élancée dans le monde sans âge. Le « maître devin » selon le mot d’Arthur Rimbaud. Hugo le répétait dans sa préface aux Misérables : « le salvateur m’est venu du fond de l’espace, je m’abandonnai à ce bruit ».

On le dit mythe, informe comme l’aveugle. On l’inclut dans une sorte de groupe sectaire de l’ancienne Mésopotamie, se faisant une joie de signer ses propres textes d’un même nom. Ces délateurs oublient l’habileté inégalée de chacun des 60 livres, citations ou mentions connues : l’ensemble forme un tout si cohérent qu’il est indéniable qu’une seule personne soit le créateur. Une histoire d’enfant! Une légende ! Un mythe !

Un fantôme vieux de 5 millénaires ? Une force surnaturelle ? Un extraterrestre écrivain ? Si vous le voulez. Pensez-le ailleurs. Je le pense ici, à côté.
 


33 comme l'autre

POÈME BIOGRAPHIQUE IMAGINAIRE

Matthieu BOUSQUET

Naître et toujours demeurer, rester brûlant jusqu'après la mort, «devenir immortel et crever ».

Mauvais siècle, génération sacrifiée car grandie en cette Europe qui se dévaste, à feu et à sang. Un jour naître sous l'étoile dans un ciel orageux et voir que, 23 ans plus tard, les éclairs cherchent à briser le monde.

Le mal pour un bien promis…Tout en pire.

L'identité malheureuse oblige à prendre le combat à pleines dents, s'engager… Changes le nom, adoptes un pseudonyme, Ninel commence à écrire. Poème rouge comme une révolution, pris d’assaut par des sections surentraînées, sous cultivées. Tes écrits, avec d'autres, sur un bûcher et on se passe tes pages de poches en poches pour ne jamais oublier. Et cette « peau comme la nuit, d'une ravissante pénombre » faisait fantasmer nos rêves d'indépendances. Des mots d'un recueil qu'ils voulaient disparu, des mots pour s'affranchir, des mots qui ne s'effaceront jamais tellement ils sont ancrés sous la peau de chacun de façon indélébile comme ces 7 chiffres sur ton bras.

1943, finis en fumée avec tes livres.

Ninel devenu poussière à 33 comme l'autre.



mise à jour le 26 juillet 2017


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