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PICASSO / L'anachronisme de Picasso: le Massacre en Corée (Emilie BELMONT)

Compte rendu (janvier 2021)

Pablo Picasso, Massacre en Corée, 1951. Huile sur contreplaqué. 110 x 220 cm (grandes dimensions). Musée national Picasso à Paris (France).


 

Encore Picasso? me direz-vous. Je vous répondrais que vous connaissez Guernica ou La femme qui pleure, mais connaissez-vous Massacre en Corée? Réellement. Je veux dire, voulez-vous la description de ce tableau? Il me semble que la composition n’en est pas mauvaise. Que ce groupe de femmes fait assez bien à gauche de la toile. Que les soldats à droite sont passables de caractères. Que ce tableau est sans grâce, sans belle couleur, sans expression joyeuse. Que ces groupes sont distribués avec intelligence. Ce que je sens, c’est un froid mortel qui me gagne dans le sujet. 

Je m’explique: Picasso a réalisé un tableau de grandes dimensions dominé par des couleurs sombres et froides (gris et vert). Ce qui, me semble-t-il, introduit de la dureté dans le tableau et une impression de tristesse. La composition, quant à elle, est nettement séparée en trois parties: à droite un groupe de six soldats aux corps déformés et inquiétants. Leurs couleurs suggèrent le métal. Ils font face à des corps nus. Ils sont peints de dos, on ne voit pas vraiment le visage des soldats. Le chef donne l’ordre de tirer. Leurs armes sont des fusils ou des épées, soulignant l’horreur de la guerre. À gauche, un groupe de huit civils, des femmes et des enfants, représentant les victimes. Elles sont nues. Peut-on voir là une forme d’innocence et d’impuissance? Leurs visages sont déformés. Au second plan, on aperçoit le décor de la vallée qui est ravagé par la guerre. La rivière qui serpente entre les deux marque la ligne de partage entre les deux Corée. Picasso représente ici le drame par la négation. 

Ce tableau ne vous fait-il pas penser à un autre tableau? Goya bien sûr! Quoi? Je vous ai ôté les mots de la bouche? 

Découvrons pourquoi. Picasso a peint ce tableau en référence directe à la célèbre toile de Goya: Tres de Mayo. Quel sujet encore ! Cette esquisse est moins froide que la précédente, mais aussi bien ordonnée pour l’effet. On retrouve nos trois parties. La première à droite représente les soldats faisant dos au spectateur. Unis, habillés et armés. Ils sont déshumanisés. Ils font face au groupe à gauche, celui des victimes. La figure centrale de la toile est l’homme à genoux, les bras ouverts et éclairés. Il porte une tunique blanche pour montrer son innocence et son impuissance. En arrière-plan, on peut apercevoir le village en guerre. Goya exprime donc le drame par un traitement pathétique des couleurs. 


Francisco de Goya, Tres de Mayo, 1814, Huile sur toile (268 × 347 cm), Musée du Prado (Madrid).
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Quoi ? Ce sujet vous fait penser (encore) à un autre tableau ? Mais oui ! À notre cher français Édouard Manet. 

Je m’explique: en analysant les deux dernières peintures, on trouve de fortes similitudes avec l'œuvre intitulée L’Exécution de Maximilien. On y retrouve en effet nos trois parties. À droite, les soldats, toujours de dos, pointant leurs fusils sur le prince. À gauche, les victimes ou la victime, portant du blanc. Fort est Manet qui a voulu représenter une figure christique: le sombrero trace autour de son visage une large auréole claire. En arrière-plan, la vallée avec ses collines. Le drame est représenté de manière brutale et frontale. 


Édouard Manet, L'Exécution de Maximilien, 1869, Huile sur toile (252 x 305 cm), Kunsthalle de Mannheim (Mannheim).
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Reprenons. Si j’ai bien compris: Goya a peint une toile dénonçant le massacre d’une guerre. Manet a repris cette toile pour peindre l’exécution de Maximilien. Picasso s’en est à nouveau inspiré pour décrire le massacre en Corée. Et bien mes chers amis, c’est ce qu’on appelle l’anachronisme. 

Je conclurais donc volontiers sur cette citation de Daniel Arasse, historien de l’art: « L’artiste est naturellement anachronique, il s’approprie les œuvres du passé et c’est son devoir. Le propre du créateur est de s’approprier le passé pour le transformer, le digérer, et en donner un autre résultat ». (Daniel Arasse, Histoires de peintures, De Manet à Titien, Gallimard, Folio Essais, 2004, p.253)

Résumons: nous sommes face à trois tableaux de drames totalement différents. Mais le traitement de la mise en scène reste le même. Peut-on voir là trois mises en scène similaires pour un même drame, celui de la guerre? Peut-on parler de drame triplement représenté à travers ces trois tableaux? Ainsi, l’anachronisme, c’est bien la mise à plat de la chronologie, celle des temps et celle des drames, c’est la représentation permanente de l’inadmissible souffrance passée pour la dénonciation de celle future.


Notice


Pablo Picasso 

Peintre, dessinateur et sculpteur espagnol, Pablo Picasso (1881-1973) est généralement présenté comme l’un des plus grands artistes du XXe siècle. Homme à femmes dont les compagnes inspireront profondément son œuvre, il est avec George Braque le fondateur du cubisme et l’un des piliers de l’art moderne. Il développe une nouvelle manière de peindre, en décomposant les formes et en multipliant les points de vue qui apparaissent simultanément sur une même œuvre. Il réalise plus de 20.000 pièces et à partir des années 1950, il s’essaie à tous les supports comme notamment la lithographie ou la céramique. 

La guerre de Corée, un des premiers conflits localisés de la Guerre Froide, débute le 25 juin 1950 et voit s’opposer la République de Corée (Corée du Sud) à la République populaire démocratique de Corée (Corée du Nord). La guerre de Corée a fait 2 millions de morts civils en raison des bombardements massifs, de l’usage de napalm, voire d’armes biologiques... sans compter les pertes militaires dans les deux camps.

Picasso peintre engagé de sensibilité communiste, dénonce les régimes totalitaires (ou totalitarismes) à travers son art comme « instrument de guerre offensif et défensif contre l'ennemi ». L’artiste s’insurge et exprime sa colère à l’égard de cette guerre qui tue des civils innocents et sans défense au non d'une idéologie. Le choix d’enfants et de femmes porteuses de vie accentue cette horreur.

Edouard Manet 

Peintre et graveur français, Manet (1832-1883) est inspiré par les maîtres français. Contre son gré, il révolutionne son art et devient le chef de file des impressionnistes. Il ouvre la voie à la peinture moderne. 

Maximilien avait été empereur du Mexique sous la protection des troupes de Napoléon III. Ce dernier lui demande d’abdiquer. L’empereur tente jusqu’au bout de maintenir son empire en place, mais il tombe entre les mains des opposants républicains et est condamné à mort. Manet, depuis toujours républicain, est scandalisé par la manière dont finit ce jeune prince. Il choisit le moment où la tension est à son maximum, c’est-à-dire, celui de la mise en mort de Maximilien et de ses deux généraux Meija et Miramon.

Goya 

Après avoir réalisé de nombreux portraits, les conquêtes napoléoniennes poussent Francisco de Goya (1746-1828) à peindre la guerre et la résistance espagnole. Il réalise son œuvre la plus emblématique: le tableau Tres de Mayo en 1814. Le tableau témoigne d’une vision sombre et brutale de la répression militaire qui a eu lieu contre les résistants espagnols. Goya immortalise la bravoure et le sacrifice de ces résistants. En 1824, du fait des agitations politiques à Madrid et des répressions auxquelles procède Ferdinand VII, Goya s’exile à Bordeaux. Grand précurseur de l’art contemporain, Goya fut admiré de son vivant pour ses gravures, et est aujourd’hui une figure reconnue de la montée en puissance du romantisme.


mise à jour le 3 février 2021


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