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BEAT / La colosse de Barentin (Eléa SICRE)

Notice

Madeleine BEAT, La Ville de Barentin (1952), pierre, 3,50 m, in situ à l’entrée de Barentin (Normandie, Seine-Maritime)

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Madeleine Béat, artiste du XXe siècle, n’appartient pas à l’histoire de l’art canonique: mises à part cette sculpture exposée à Barentin et quelques références informelles sur internet, nous connaissons peu de choses à son sujet. L’œuvre présentée ici s’inscrit plutôt dans un contexte patrimonial déterminé qui est celui de la ville de Barentin en Normandie, au sein de laquelle André Marie, maire de 1945 à 1974, a mené un important programme d’acquisitions d’œuvres afin de constituer un «musée dans la rue», qu’il voulait accessible à tous les ouvriers composant la majorité de la population à cette époque. Aujourd’hui, si Barentin est encore peuplée par ces statues, elle est surtout devenue attractive pour sa zone commerciale à proximité de l’autoroute, située sur un plateau supérieur au centre-ville où la plupart des œuvres sont exposées. 


Compte rendu (février 2021)

La contemplation du Beau commande la pratique du Bien.
(Formule attribuée à André Marie)

Puisque Paris brisée, infectée et désertée n’est plus une fête de l’art ni une célébration de l’œil, revenons à nos provinces! Heureux ceux qui, comme nous, pourront trouver refuge dans leur région natale, où nous découvrons avec surprise les chefs-d’œuvre insoupçonnés de nos communes, somnolant au milieu d’espaces publics mécaniquement traversés chaque jour: la quotidienneté condamnerait-elle à la cécité?

Dans les environs de Rouen, Barentin peut se vanter d’un riche patrimoine en plein air, qui lui vaut localement les distinctions de «cité des arts» et de «ville aux cent statues», ce qu’annonce fièrement la magistrale gardienne de La Ville de Barentin, sculpture allégorique de plus de trois mètres, dont l’emplacement périlleux près d’un rond-point autoroutier ne diminue ni la beauté ni la noblesse. Son inaccessibilité ne fait même que renforcer le sentiment de grandeur qu’elle inspire naturellement à son spectateur, aussi étourdi par cette vision que par sa conduite en demi-cercle. Imposante, digne et impassible, La Ville de Barentin mêle la sévérité à la souplesse en offrant un visage austère au sommet d’un corps enveloppé d’un drapé coulant; cette géométrisation des formes, retravaillée par un ciseau mollifié, donne lieu à une cascade de plis concentriques se déployant avec une grâce limpide. Une forme de néo-classicisme moderne, à la fois lisse et massif, imprime sa marque de pureté formelle sur cette figure héritière des modèles de Bourdelle ou de Maillol, d’une Pénélope pensive à une Flore plus déterminée, dont les carnations polies suggèrent la pudeur des caractères. En associant la candeur à l’autorité, ces femmes puissantes semblent tirer leur force d’âme et d’anatomie des plus anciennes Sibylles de Michel-Ange, musculeuses prêtresses régnant impérieusement sur le plafond de la Chapelle Sixtine.


[Fig 1.] Antoine Bourdelle, Pénélope (1912), bronze (2,40 m.), Musée Bourdelle de Paris.
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[Fig. 2] Aristide Maillol, Flore (1910), bronze, Jardin des Tuileries de Paris.
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[Fig. 3] Michel-Ange, La Sibylle de Cumes, détail de la fresque du plafond de la chapelle Sixtine (1508-1512), Musées du Vatican à Rome.
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 L’apparence hiératique de la Ville de Barentin témoigne de sa fermeté: protectrice de la ville, elle est héritière des valeurs guerrières de l’Athéna Parthénos, l’antique gardienne du trésor de Délos immortalisée par Phidias, dont Bourdelle avait dû lui-même s’inspirer pour son allégorie de La France. Les dimensions de ces géantes tutélaires, l’une passée et l’autre actuelle, d’une dizaine de mètres, peuvent sembler dérisoires au regard des trente mètres qu’aurait atteints le Colosse de Rhodes. La démesure a conduit ce dernier à sa perte, tandis que la préciosité a mené l’Athéna Parthénos à la sienne; espérons que La France et La Ville de Barentin, deux disparitions qui seraient tout aussi regrettables, parviennent à résister aux tragédies de la fonte et de l’effondrement!

[Fig. 1] Athéna du Varvakeion, copie du IIIe siècle de la statue par Phidias, marbre (env. 1 m.), Musée archéologique d’Athènes.
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[Fig. 2] Antoine Bourdelle, La France (v. 1922), bronze, 9 m., parvis du Musée d’Art Moderne de Paris.
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[Fig. 3] Inconnu, Colossus of Rhodes, illustration du Book of Knowledge (1911).
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Que défend notre colosse de Barentin? L’âme de la ville, déjà rudement mise à mal par l’implantation d’une zone commerciale tentaculaire qui ne cesse de s’accroître sous le regard approbateur et le geste galvanisant d’une réplique de la statue de La Liberté, située à une autoroute de distance de notre courageuse sculpture. Invincible rivale trônant au milieu des temples de la consommation et des fast-foods, elle exerce une influence si puissante que le nom de Barentin n’est souvent associé qu’à son fief commercial et à cette seule partie émergée de la ville. Son aplomb conquérant et son bras tendu comme destiné au brandissement d’une enseigne publicitaire s’accordent avec la verticalité des poteaux d’affichage, sortes de totems paradoxaux d’une nouvelle religion de la marchandise.


Réplique de la statue de La Liberté (1965-1966), polyester, 13 x 50 m.
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Mais en nous limitant au plateau, nous nous privons des richesses du vallon; c’est bien cette singularité que cherchent à nous rappeler les attributs portés par l’allégorie barentinoise, d’ailleurs  étroitement liés au contexte de la commande. Madeleine Béat, artiste du XXe siècle peu connue sinon par cette statue, avait présenté une première œuvre monumentale intitulée Industrie textile à l’Exposition internationale du textile à Lille en 1951. Remarquée par André Marie qui, ne parvenant à l’acquérir, passe commande auprès de l’artiste, la sculpture se voit reproduite en une version personnalisée à l’image de Barentin, cité ouvrière justement spécialisée dans la filature depuis l’élan donné par l’industriel Auguste Badin à la fin du XIXe siècle. La Ville de Barentin est achevée dès 1952 et confirme son statut de symbole, à la fois pour la large aiguille reprise de la première mouture, symbolisant l’activité économique dominante, mais aussi pour l’ajout d’un viaduc miniature derrière la figure, en référence à l’immense viaduc ferroviaire qui enjambe la ville. Investie de ces signes historiques et patrimoniaux, l’allégorie sculptée est détentrice d’une force mémorielle qui la protège contre l’uniformisation et la fadeur de la zone commerciale voisine.


Viaduc de Barentin (1847), brique, 480 m. x 33 m.
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Ne pourrions-nous pas soutenir cette brave protectrice de pierre par une sensibilité nouvelle à l’originalité de la ville? Quelle meilleure valorisation en effet qu’un regain d’intérêt et de considération pour cet environnement dévitalisé? Cet appel au regard révèle l’effritement de l’utopique «musée dans la rue» d’André Marie: humaniste épris d’idéaux démocratiques, celui-ci désirait faire descendre l’art de son piédestal parisien et élitiste en l’intégrant au paysage urbain de sa commune. Malraux, frère d’esprit comme de prénom, se pose en continuateur du maire barentinois avec son projet de «Maisons de la culture» départementales, donc décentralisées, et accessibles à tous. La fortuite gémellité des deux rêveurs-politiques les conduit à des impasses similaires: tous deux convaincus de l’universalité du choc esthétique et de la transcendance de l’art, ils se méfient de la médiation et du pédagogique; l’indifférence face aux œuvres leur étant inconnue, l’exclusion par insensibilité impossible. Pourtant, avec le temps et l’habitude, par lassitude ou par incompréhension, on se détourne des statues de Barentin qui sont amenées à mourir ainsi, nous laissant ignorants de leurs histoires, dépérissant de notre désintérêt grandissant à leur égard. Triste destin anti-métaphysique pour ces œuvres désormais négligées et réduites aux voix du silence!

Et si, pour les tirer de l’oubli, nous réapprenions à voir? Maintenant que les musées, qui régissaient auparavant nos extases artistiques, sont fermés et qu’on n’y voit plus bien, profitons de l’occasion pour ôter nos vilaines œillères de l’habitude et de l’utilitaire. Que les muses des temples déchus sortent de leurs ruines et fassent danser nos regards devant les trésors inespérés de notre quotidienneté!


mise à jour le 15 février 2021


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